12 000 REFUGIES AU BON SAUVEUR

La Congrégation du Bon Sauveur, fondée au XIX è siècle, se consacre aux malades mentaux et aux déficients sensoriels. Sa maison de Caen, très vaste et située à quelques centaines de mètres à vol d'oiseau de St-Etienne, peut abriter de très nombreux réfugiés. Voici quelques extraits du journal tenu par la communauté.

 

 

 

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Nuit du 5 au 6 juin  

            Celles d'entre nous qui dormaient sont réveillées par des coups de sirène lugubres et prolongés et le passage d'avions nombreux et lourds. Ensuite ce furent des bombardements intenses sur la côte. Est-ce le débarquement ?

            Quelle angoisse ! Nous nous recouchâmes essayant vainement de retrouver le sommeil.

 

Mardi 6 juin     

            Le matin nous n'attendîmes pas le réveil pour être sur pied; dès 6 h, beaucoup de personnes de l'extérieur circulaient déjà dans la maison. Toutes nos vitres tremblaient, c'était effrayant. Les familles de nos élèves du pensionnat étaient déjà là pour emmener leurs enfants, tout ce monde partait bien vite, sans attendre les valises ou mallettes.

            Les Directeurs de l'Hôpital arrivaient en auto, nous amenant un renfort d'infirmières, car c'était bien le débarquement sur nos côtes. Des navires de guerre, nous sûmes plus tard que c'étaient le «Nelson» et le «Georges Leygues» nous envoyaient leurs torpilles sur notre ville (Note de MLQ: information erronée pour le Nelson pas le 6 juin, quant au Georges Leygues il n'a jamais tiré sur Caen); des étages, on pouvait voir les incendies au loin.

            En ville les boulangeries étaient assiégées ainsi que les bornes fontaines. Chacun voulait s'approvisionner de pain et d'eau.

            Les jeunes gens qui circulaient étaient arrêtés par les Allemands. Les retraites de 1ère Communion qui étaient en cours dans plusieurs paroisses de la ville furent interrompues.

            Dès 5 heures, les Religieuses de la Ste Famille avec leurs Dames pensionnaires et leurs jeunes filles de l'Oasis, viennent nous demander asile.

 

Localisation de la communauté de la Sainte Famille rue de l'Oratoire et rue des Jacobins

 

Source. L'Oasis, 29 rue de l'Oratoire.

 

"Archives départementales du Calvados". L'institution de la Sainte-Famille et "L'Oasis" détruits, rue de l'Oratoire.

 

  Le réfectoire du Pensionnat et le dortoir du 1er étage sont mis à leur disposition, la petite chapelle recevra leur St Sacrement. Alors que nous finissions les Vêpres au Chœur, nous sommes surprises par un nouveau bombardement. Cette fois, à l'ébranlement produit, au violent déplacement d'air qui l'accompagne, à nous sentir projetées contre les placards de l'avant-chœur, on devine le danger.

 

 

Mercredi 7 juin

            Le bombardement de cette nuit a mis le feu au Monastère de la Charité qui n'a rien pu sauver de la chapelle renfermant la Châsse et les reliques de St-Jean Eudes (Note de MLQ: selon ce témoignage d'autres reliques de Saint Jean Eudes étaient dans la crypte de l'église de Notre Dame de la Gloriette), les Archives et trésors d'un couvent dont la fondation remonte à plus de 300 ans. Les Religieuses au nombre d'environ 80, cloîtrées habituellement ont fui avec leurs sujets : enfants, «Maries» «Marthes», environ 300 personnes tandis qu'une vingtaine restait sous les décombres. Tout ce monde trouvera asile chez nous pendant plus d'un mois.

 

Le monastère des Sœurs de la Charité, quai Vendeuvre et rue de l'Engannerie, à droite en arrière-plan l'église de la Trinité

 

            Beaucoup de familles sans toit viennent chercher refuge au Bon Sauveur où, pour le moment on se sent plus en sûreté que partout ailleurs. Sur 31 médecins sinistrés, nous en hébergeons 25, entre autres, le Dr Le Rasle très éprouvé dans sa famille et le Dr Martin, sinistré chez lui, aux cliniques de la Miséricorde et d'Aunay-sur-Odon et qui, de plus, a perdu deux de ses sœurs.

            Ce soir, vers 7 heures, un énorme morceau de torpille marine tombe sur une corniche du bâtiment du Pensionnat ; des pierres sont projetées jusqu'à la grotte du Juvénat ; mais la Providence veille sur ses enfants ; il n'y a pas de victimes, seulement des dégâts dans la petite lingerie du Noviciat

 

Jeudi 15 juin

            Cette nuit a été plutôt calme. Les Anglais reculent... On trouve le temps long depuis le 6... Cependant de nouveaux réfugiés nous arrivent : de St-Contest où l'église est à terre, les fermes en feu, de La Maladrerie où la vie est impossible à cause des obus ; d'Evrecy rasé nous viennent de nombreux grands blessés, plusieurs devaient mourir chez nous.

            On dit, mais est-ce bien vrai, que l'Etat Major allemand va quitter Caen ? (Note de MLQ: l'E-M de la 716.ID avenue de Bagatelle est depuis le 6 juin dans un tunnel souterrain aux Coteaux Saint-Julien, quant à la Feldkommandantur 723 place Foch à l'hôtel Malherbe elle est vide depuis le 7 juin) Dieu le veuille !... Par ailleurs, les détenus de la prison de Beaulieu sont dirigés sur Paris.

 

Vendredi 23 juin

            Notre vie anormale se poursuit normalement pour ainsi dire. Rien de trop brutal concernant la guerre, mais dans l'après-midi l'arrestation, par des Allemands de Pierre Bourseul, (frère de Sœur Bourseul) surpris à écouter la radio anglaise à un poste clandestin dans la cave du Pavillon. Le malheureux jeune homme est fouillé, sa chambre aussi : deux cartes d'identité avec même photo et noms différents, des tracts anglais, des découpures de journaux... bien plus qu'il n'en faut pour être fusillé. Quelle peine pour Sœur Bourseul et sa petite sœur Juvéniste ! Quel sujet de crainte pour nos Mères, la Maison ! Quelle épreuve pour la famille de Bretagne quand il faudra lui apprendre un tel malheur!... La Providence veillait. Pierre Bourseul condamné à mort trouva le moyen de s'échapper et rentra au Bon Sauveur le matin du 26 août alors qu'on s'apprêtait à célébrer, quelques jours plus tard, un service solennel pour le repos de son âme. Le service fut célébré à l'intention des victimes des bombardements.

 

Mercredi 28 juin

            Encore une nuit très pénible. Sans cesse des bombardements par l'artillerie. Il faut avoir entendu ces «départs» et ces «arrivées» avec les sifflements qui les accompagnaient pour comprendre nos émotions bien légitimes.

 

Samedi 3 juillet

            Dans la journée, à plusieurs reprises, c'est une pluie d'obus, on sort le moins possible. Un obus tombe chez nous, traverse la toiture de la salle des fêtes vide depuis la veille par le départ des «Madeleines». Les caves deviennent trop petites ; on s'y entasse pour la nuit. Les salles de blessés sont également bondées ; aujourd'hui, on a enregistré plus de deux cents arrivées et 54 opérations dans la cave du Sacré-Cœur (Note de MLQ: un des pavillons du Bon-Sauveur, voir carte ci-dessous).

            Dans la soirée, des Allemands entrent au Bon Sauveur, vont droit à la première  auto qu'ils trouvent, se mettent au volant et déjà démarrent. C'est la voiture du Docteur Madeleine qui crie, réclame, lance un jeune scout à la poursuite du véhicule, crie de loin aux Portières : «N'ouvrez pas, ne le laissez pas sortir!». Le scout s'interpose, mais, si Sœur Ladune, seule à la porte en ce moment et blême de peur n'avait ouvert la grande porte, le coup de mitraillette déjà dirigé contre le jeune homme l'eut tué net. On interprète le fait en disant: «Les Allemands ont besoin de véhicules pour fuir". Ce qui est certain, c'est qu'ils ont enlevé leurs blessés et leurs prisonniers Anglais et Canadiens soignés au Bon Sauveur. Des personnes se disant bien informées annoncent que les Anglais et les Canadiens sont à Venoix, rue de Courseulles et rue du Vaugueux.

 

 Dimanche 9 juillet  

            Cependant, vers 23 heures, le combat de chars recommence. Les Anglais seraient au Jardin des Plantes. La prison de la Maladrerie brûle. Des ordres sont donnés pour que personne ne sorte en ville ni dans les jardins du Bon Sauveur. On entend les mitrailleuses ; il y a donc à peu de distance des combats corps à corps. Les Allemands fuient par petits groupes et dans leur fuite, mitraillent les civils qu'ils rencontrent ; ce matin, ils ont mitraillé Monsieur Le Lièvre , entrepreneur, juste au moment où il ouvrait sa porte. Lui aussi sera inhumé dans le cimetière de la Cour des Anges.

Repère 8 cimetière

 

            Vers 14 heures, les Canadiens entrent dans Caen. Nous en apercevons place Villers, montés sur leurs tanks. Des femmes du quartier leur jettent des roses, des cerises à pleines poignées ; eux offrent chocolat et cigarettes ; mais d'autres, dans le centre de la ville en ruines, leur auraient jeté des pierres. Tous les Français sont dehors. Déjà notre drapeau flotte sur l'Ecole Normale,

 

la foule de nos réfugiés est impatiente d'aller voir les Canadiens en ville. Ces derniers attirés par le bruit venant de la cour des Parloirs, croient que nous cachons des Allemands, tirent dans notre Porte, blessant légèrement plusieurs hommes de la Défense Passive. Cependant, les Allemands surpris de voir la Ville prise par le Sud-ouest, alors qu'ils comptaient l’avoir envahie par le Nord et l'Est, mettent le feu aux hangars de la caserne de la rue Damozane (Note de MLQ : Il s’agit de la caserne Lorge) et fuient en civil.

 

 Mardi 11 juillet        

            Monsieur le Préfet (note de MLQ Pierre Daure nouveau préfet depuis le 10 juillet) est venu féliciter le Bon Sauveur, pour les services  rendus aux blessés et  aux réfugiés.

 

 Mercredi 12 juillet   

            Encore une nuit de bombardements par obus. Quand tout tremble, que  le bruit est par trop fort, on se console mutuellement en déclarant d'un air entendu «Rien à craindre, ce sont des départs»... hélas ! on se trompe souvent ! Dans la journée, cela continue et comme nouveauté il y a les «fusants».

Cet après-midi, Monsieur Picaud (Note de MLQ: je pense à un erreur, il doit s'agir de Monseigneur Picaud évêque du diocèse de Bayeux et Lisieux) vient visiter les nombreux blessés soignés au Bon Sauveur.

 

Jeudi 13 juillet          

            La nuit ne diffère guère de la précédente. Beaucoup d'obus et des sifflements impressionnants. On a beau se répéter ce que les «Bien informés» déclarent : «Quand un obus passe et que vous l'entendez siffler au dessus de vous, c'est qu'il n'est pas pour vous, il va éclater plus loin», on n'arrive pas à s'y faire et on ne peut s'empêcher de penser aux victimes.

 

 

 

Témoignage paru en juin 1994 dans la brochure

                                                                                                   ECLATS DE MEMOIRE

TEMOIGNAGES INEDITS SUR LA BATAILLE DE CAEN
recueillis et présentés

par Bernard GOULEY et Estelle de COURCY
par la Paroisse Saint-Etienne-de-Caen
et l’Association des Amis de l'Abbatiale Saint-Etienne

 Reproduit avec leur aimable autorisation

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