MADELEINE BADIER .

 

Souvenirs du Débarquement.

 

Texte remis par M. Michel Baron, son gendre, avec ce texte: "Ma belle-mère, aujourd'hui décédée, m'avait confié ses souvenirs du 6 juin. N'ayant jamais pu obtenir d'elle qu'elle les rédige, je l'ai fait et lui ai demandé d'apporter les corrections qu'elle jugeait utiles."

 

6 juin 2004. 70é anniversaire du Débarquement. La télévision a consacré une grande partie de ses programmes à la retransmission des cérémonies commémoratives. Madeleine Badier étant chez nous est restée rivée au récepteur. Ses souvenirs de cette période sont revenus, elle les a évoqués. Depuis longtemps, j’espérais qu’elle se déciderait à les rédiger. Je suis maintenant convaincu qu’elle ne le fera pas. J’ai donc décidé de le faire à sa place en prenant des notes et en lui soumettant mon travail. Le texte qui suit a reçu son approbation.

Les paragraphes en italiques ont été ajoutés à ce témoignage pour en faciliter la compréhension.

 

Madeleine Badier est née le 3 octobre 1912 à Caen. Son père, Gustave Albert Badier , a fait la guerre de 14-18 et est décédé le 16 juillet 1919  des suites de ses blessures (gazé). Comme on le verra dans le récit qui suit, sa mère, Gabrielle Jeanne Corbrion est décédée le 6 juin 1944 dans les bombardements liés au débarquement. Elle est aussi victime de guerre.

 

 

Le choc.

 

Juin 1944. Les rumeurs laissaient supposer l’approche du débarquement, mais bien entendu tout le monde en ignorait la date et le lieu. Cependant Marcel Badier, mon frère, cheminot et membre de Résistance-Fer, nous avait laissé entendre que « c’était pour bientôt ».

 

Séparée de mon mari, en instance de divorce, je vivais avec ma mère Gabrielle (veuve de la guerre de 14-18) et ma fille Colette dans notre maison impasse Belvédère, sur les hauteurs dominant la gare de Caen.

 

De nos jours, l'impasse du Belvédère. Source. La rue Belvédère surplombe le quartier de la gare,  un important dénivelé (d'anciennes carrières de pierre). On y accède par la rue du Gros Orme et la rue de la Garenne.

 

Cette maison possédait une cave en sous-sol, mais nos voisins, la famille Lemaître, nous avaient persuadés de les rejoindre chez eux en cas de bombardement aérien. Ils avaient en effet renforcé considérablement le plafond de leur propre cave à l’aide de poteaux électriques. Nous avions accepté à contre cœur car le bruit courrait que les Lemaître étaient considérés comme collaborateurs ; ils n’aimaient pas les Anglais et logeaient chez eux un fonctionnaire des chemins de fer allemands qui travaillait à la gare de Caen.

 

La gare SNCF

 

Par précaution, j’avais conduit Colette chez des cousins, cultivateurs à Mont Bertrand, sur la route de Saint Lô à Vire, à la limite entre la Manche et le Calvados.

 

Dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, l’alerte est déclenchée vers 21h, il ne semble pas que sa fin ait jamais été annoncée. Toute la nuit, des bruits d’avions sont entendus, mais pas de bruits de bataille. Ma mère et moi avons passé la nuit dans notre cave.

 

C’était la 1020° alerte de la guerre, donc rien de plus que la routine.

 

Le 6 juin au matin, nous ignorons que le débarquement a eu lieu, les postes de radio avaient été confisqués quelques temps avant. Mais chacun comprend que des évènements importants se déroulent. Des vagues d’avions survolent en permanence la ville. Vers 9 ou 10 heures, je vais chercher du pain ; les boulangeries sont les seuls commerces ouverts. Une alerte en fin de matinée nous conduit dans la cave des Lemaître, comme chaque fois, nous emportons une petite mallette qui contient les plus importants de nos papiers.

 

Nous en sortons rapidement à midi pour aller manger des œufs chez nous. Vers 13h, une nouvelle alerte aérienne nous ramène chez les Lemaître. Cette fois des bombes tombent sur Caen, les ponts sur l’Orne semblent visés, le magasin Legallais est détruit et brûle, le vent apporte jusqu’à l’impasse Belvédère les factures du magasin et des nuages de plumes. Après une courte accalmie, nouvelle alerte vers 19h. Le repas est pris en commun.

 

Les immeubles sont les ruines de la quincaillerie Legallais-Bouchard rive droite de l'Orne, les ruines du pont de Vaucelles avec les rails du tramway.

 

AGRANDISSEMENT  

 

Vers 20h – 20h 30, Monsieur Lemaître qui était dans le jardin avec son fils se précipite dans la cave en annonçant l’arrivée de bombes. La première tombe sur la caserne du 43° RA, la seconde au pied de la maison qui est complètement détruite, comme soufflée vers le fond du jardin, la troisième dans la rue du Gros Orme…. La cave est  pleine de gravats.

 

Très rapidement, une équipe de la Défense Passive du quartier (Note de MLQ: Le secteur n° 6 avec le PC dans les caves d'un immeuble en construction à l'angle  de la rue de Formigny et de l'avenue Charlotte Corday (Sainte-Thérése) arrive et me dégage en me tirant par les bras (l’urgence commandait). Je suis tellement recouverte de poussière que le secouriste qui nous connait me prend pour ma mère ! Je porte de nombreuses blessures souillées par les débris. Je signale aux sauveteurs qu’il y avait une personne vivante qui me griffait les jambes ; c’est la belle-fille des Lemaître, mariée depuis un mois et enceinte. Nous sommes les deux seules rescapées sur sept personnes. Ma mère a été tuée .

 

Son acte de décès ne sera établi que le 6 octobre 1944 ; cela donne une idée de l’ampleur de la catastrophe.

 

Je suis conduite sur un brancard à roues au poste médical de la rue de Formigny où je suis déshabillée, lavée et dotée d’une étiquette.


 Le PS n° 3, dans les caves d'un immeuble en construction à l'angle  de la rue de Formigny et de l'avenue Charlotte Corday (Sainte-Thérése)

 

De là je suis transférée chez les Petites Sœurs des Pauvres près du cimetière de Vaucelles. lire en 2-1

 

Entre le PS de la rive droite à Sainte-Thérése et l'hospice des Petites Soeurs des Pauvres: 1,4 km de distance.

 

 

Localisation du trajet en bleu

 

L’hospice des Petites Sœurs des Pauvres, Bd Lyautey (rive droite) avec une salle d'opération de secours.lire en 3.4

 

Dans le lit voisin, un parachutiste anglais blessé ; c’est un gamin, il me tient la main et essaie de communiquer mais ne parle pas français. lire ce témoignage

 

 La sixième division aéroportée britannique a été engagée sur l’Orne entre Caen et la Manche. C’est elle qui s’est illustrée en prenant le pont sur le canal de l’Orne à Bénouville : « Pegasus-Bridge ».

 

Une ambulance militaire (avec une infirmière française) lire en 4.2 me conduit au Bon Sauveur, établissement psychiatrique de Caen reconverti en hôpital lire en 3.6, en passant par la passerelle sur l’Orne (tous les ponts sont alors détruits) et la Prairie. Je reste deux jours dans la salle de tri puis suis transférée une chambre au dernier étage. Presque chaque jour, la ville est bombardée. Je me souviens avoir reçu une piqûre de Propidon.

Commentaire de Michel Baron:  Vaccin anti staphylococcique, aujourd’hui retiré du marché.

 

 

Quitter la zone des combats.

 

J’en sors fin juin dans le plus profond dénuement; je n’ai plus aucun vêtement, la Croix Rouge lire en 4 me donne une jupe, un pull, une combinaison et des chaussures à semelle de bois. Mon cousin Petitbois est allé à la maison récupérer les économies que ma mère cachait sous un carreau de la cuisine. La maison menace ruine et il est dangereux d’y entrer ; elle est totalement inhabitable, on ne peut rien récupérer.

 

Ceci se passe avant le 9 juillet, date de la libération de la rive gauche de l’Orne à Caen.

 

Je pars à bicyclette vers Saint Pierre sur Dives (à 32 km au Sud-ouest de Caen) chez les parents de Marcelle Dumesnil ma belle-sœur.  Il y a là le père Dumesnil, hémiplégique qui tient une boutique de coutelier, sa femme; Marcelle, son mari et leur fille Monique; Juliette, sœur de Marcelle et Louis Guérin son mari. Les Allemands ont incité les habitants de Saint Pierre à évacuer l’agglomération située sur un nœud routier important.

 

La famille Dumesnil part donc à travers la campagne direction Sud-Sud-est pour s’éloigner de la zone des combats. Avec son automobile, Louis Guérin transporte le père Dumesnil et toutes les provisions, le matériel de cuisine et de couchage. Je les rejoins, le 29 juin à 18 heures, à Bréville dans une grange isolée à à 2 km au Sud-est de Saint Pierre ; nous y passons une semaine pendant laquelle nous voyons passer des V1 qui viennent d'être lancés. Le bruit est terrifiant, une longue flamme sort de l’engin. Nous étant procurés un cheval et une charrette, nous repartons le 29 juillet et voyons, dans un champ, une rampe de lancement de V1 soigneusement camouflée sous des branchages. Nous passons vite, il vaut mieux ne pas se montrer trop curieux. site N°213 de lancement de V1 Berville-Ecots, ferme Houlbec.

 

Le Billot hameau de la commune de Montpinçon (entre Berville et Le Billot: distance 9 km), petit village au sommet d’une colline nous accueille. Nous y faisons étape, des troupes allemandes semblent se regrouper en vue de monter au front. Nous nous faisons tout petits et le lendemain nous reprenons la route et arrivons au Renouard, le 3 août, Le Billot vers Le Renouard (Orne) 9 km plein Sud où le maire nous installe dans une pauvre maison isolée. La région est très boisée.

 

Le ciel est en permanence sillonné d’avions alliés. Nous ne savons pas que la poche de Falaise est en train de se refermer sur les forces allemandes et que notre voyage nous a conduits à quelques kilomètres de ce qui va devenir « le Couloir de la mort ». Un matin, nous découvrons la présence d’un détachement allemand qui s’est installé dans un champ, ils sont bien camouflés sous les pommiers. L’un de ces militaires vient nous voir et nous donne son linge à laver pour le lendemain. Le ton est tel qu’il n’est pas question de refuser. Le lendemain, il vient reprendre sa tenue et nous donne un gros morceau de viande (provenant sans doute d’une vache abattue par eux) et ils repartent dès la nuit tombée. La présence aérienne permanente des Alliés interdit tout mouvement de jour.

 

Pour survivre, Louis, le plus débrouillard de l’équipe, tord le cou à deux poules qui se sont trop éloignées de leur ferme ; la dissimulation des plumes constitue le principal souci du moment. Entre le huit et le quinze août arrive un groupe de fantassins canadiens qui progressent avec prudence. Ils sont accueillis chaleureusement, une bouteille de Calvados est débouchée en leur honneur, le chef déploie ses cartes sur la table et pose des questions pour obtenir des renseignements sur le secteur. Ils disparaissent dans la nature mais  reviennent un jour amener un blessé (ou malade) pour la nuit. Chacun fait le maximum pour lui être agréable. Le lendemain ils viennent récupérer leur compagnon.

 

Le Renouard est libérée le dimanche 20 août lire ici

 

Les troupes alliées et allemandes sont imbriquées sur le terrain, la nuit le spectacle des balles traçantes et des « orgues de Staline » qui se croisent évoque celui d’un feu d’artifice. Un abri sommaire a été aménagé au fond du jardin, un peu à l’écart de la route. Une nuit tout le monde est réveillé par un vacarme impressionnant : un détachement de blindés allemands fonce sur le chemin à grande vitesse, il est suivi d’un convoi comprenant des piétons au pas de course, des cyclistes et même des chevaux. C’est la débandade. Mais il ne s’agit pas de manifester trop de joie avant d’être sûrs qu’ils ne reviendront pas.

Nous sommes enfin libérés !

 

Les combats de la « Poche de Falaise » cessent le 22 août au matin.

 

Dans les jours qui suivent, Louis commence à rayonner dans la campagne, il en rapporte des informations, du ravitaillement et surtout de l’essence pour l’auto ; un véritable trésor qui va nous permettre de retourner à Saint Pierre sur Dives.! Le 27 août selon le carnet de Marcel Badier, son frère. Ils n’arrivent à Saint Pierre que le 1er septembre.

 

 La ville n’a pas trop souffert et la vie y reprend son cours. Le père Dumesnil rouvre sa boutique.

 

Les retrouvailles.

 

Je rentre à Caen à la recherche de ma cousine Henriette, j’ai la surprise de la rencontrer par hasard boulevard Bertrand. Elle me raconte qu’avec sa famille, ils ont été évacués sur Montfarville, à l’Est de Cherbourg. Je lui fais part de mon intention d’aller à Mont-Bertrand, car je n’ai aucune nouvelle de Colette . Elle me dit que la seule façon d’y aller est de faire de l’auto-stop avec les Alliés.

 

Le lendemain matin, je prends la route, à pieds, une Jeep anglaise me prend en charge et, malgré les difficultés de compréhension, elle me conduit à Mont-Bertrand et me dépose dans la cour de la ferme. Moi qui pensais que Colette avait été protégée loin des zones de combats, je découvre avec horreur que la ferme a été incendiée. Mais ma fille est là, en bonne forme. Les Anglais l’embrassent et partagent le pot de l’amitié. On me raconte la libération de Mont Bertrand.

 

Lorsque la ligne de front s’est rapprochée, des Allemands sont arrivés et ont occupé la ferme des cousins. Ils s’attachaient à être « corrects », ils ont fermé à clef les armoires et ont remis les clefs pour bien montrer qu’ils n’avaient pas l’intention de toucher à leur contenu. La famille a été hébergée dans les autres fermes du hameau. Les combats se rapprochant, les alertes aériennes étaient fréquentes et le seul abri accessible était un pont sous la voie ferrée. Et un beau jour, les combats se rapprochant,  les Allemands ont incendié la ferme et se sont repliés. Les Anglais ont été bien accueillis. L’un d’eux a offert à Colette un ouvrage à broder sans doute récupéré dans une maison détruite.

 

Mont-Bertrand était à la limite des secteurs américain et britannique. La défense allemande y est assurée par le 2° Corps Parachutiste, ce sont les troupes de la 11° Division Blindée Britannique (4th Bn The King’s Shropshire Light Infantry et 1st Bn The Herefordshire Regiment) qui libèrent le secteur dans les tous premiers jours du mois d'août dans le cadre de l'Opération Bluecoat. Mont-Bertrand a été libérée le 2 août 1944, selon le livre "Du débarquement à la libération dans un coin du bocage normand", écrit par l'Abbé Paul Massiot, curé de Campeaux, Imprimerie Colas, Bayeux,1945.

 

Après une nuit de repos, je reprends la route de Caen à pied. Colette restera à Mont-Bertrand, je ne sais où loger à Caen. Je marche nu-pieds sur la route car mes chaussures me font souffrir. Ce n’est qu’en arrivant à Villers-Bocage (après 26 kilomètres !) que je trouve un GMC américain qui me transporte jusqu’à Venoix. Je retourne chez Juliette et nous allons au cimetière de Vaucelles mais la désorganisation est telle qu’il nous est impossible de trouver la sépulture de maman.

 

Le lendemain nous prenons la route de Cherbourg à bord d’un GMC américain. Il nous dépose à la tombée de la nuit à Valognes car à partir de là, il nous faut quitter la route de Cherbourg. La ville est complètement détruite. Nous cheminons dans les ruines et finissons par trouver une Jeep qui nous conduit presque au but ; il ne reste que quelques kilomètres à parcourir de nuit, pieds nus afin de rester silencieuses, il y a des campements de militaires dans le coin et le secteur n’est pas sûr.

 

Retour à Caen, je loge chez Henriette.


 

 

Retour à la « normale ».

 

Colette : son père est allé la chercher à Mont-Bertrand et l’a conduite chez sa belle-sœur Yvonne qui tient un hôtel restaurant à Conlie dans la Sarthe. Elle y côtoiera les soldats américains de l’armée Patton ; l’un d’eux s’est pris d’amitié pour Colette, il converse avec elle au moyen de son lexique américain-français. Au moment du départ de son unité pour le front, il se présente à l’hôtel pour se cacher et déserter ; la tante refuse de l’héberger. Plus tard, il lui écrira mais ses lettres seront confisquées par sa tante

 

Le travail reprend à la gare en octobre, je me présente avec Marcel et je suis embauchée ; c’est un gros problème qui est ainsi réglé. Pendant tout l’hiver 44, nous logeons à Saint Pierre et venons travailler par le train que nous prenons à Mézidon.

 

Les ruines de la maison ont été enfin dégagées, un baraquement est construit dans notre jardin. Pour y avoir droit, il faut être au moins cinq, c’est notre cas car Marcel, Marcelle et Monique ont tout perdu à Lisieux et se sont repliés à Caen. Je vais chercher Colette à Conlie et nous organisons notre vie.

 

Quelques années plus tard, je fais construire une cuisine en dur avec des matériaux de récupération, Colette et moi avons ainsi notre indépendance. Nous vivrons ainsi jusqu’en 1955 où nous avons enfin notre maison !

 

Carte des lieux indiqués dans le témoignage. AGRANDISSEMENT

 

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