GÉRARD
VAISMAN :
« 1944, l'année de ma communion solennelle… »
Non, mon ami je n'aime pas parler de cette
horrible guerre dont je ne me souviens que trop : les peurs, les dangers
toujours présents à ma mémoire, la peur de mes parents à cause des antécédents
juifs de mon père
. Sa belle-mère, bien innocente femme est morte à
Auschwitz
déportée sur dénonciation de voisins qui voulaient son appartement plus grand
que le leur...Chaque coup de sonnette à la porte donnait lieu à des moments de
panique que, malgré mon jeune âge, je ressentais vivement, des moments de peur
aussi durant les alertes et les déflagrations plus ou moins lointaines lors des
bombardements sur des points stratégiques, la course vers les escaliers de la
cave où nous nous réfugions, alors tant à la maison qu'à l’école. Je revois,
sur des affichettes, le nom de ces hommes, de ces femmes, arrêtés
arbitrairement, et qu'on avait fusillés comme otages lorsqu'un Allemand officier
ou non avait été tué par des résistants. Ces otages pouvaient être quelqu'un de
mes parents ou de mes amis, arrêtés dans la rue au hasard, ce qui fut le cas
pour un
brave médecin que mes parents connaissaient bien. La guerre, c'est le
souvenir de ce cauchemar qui a suivi la nuit du débarquement.
Il est 13H (Note de MLQ: en fait 13h30), c'est le surlendemain du jour de ma communion, le jour qui aurait du être celui de ma confirmation.
A gauche mon père et ma mère, à gauche toute la famille à ma communion
Le matin, mes grands parents
,
des tantes, des cousins sont venus chercher refuge chez nous fuyant le quartier
de la gare, point stratégique où ils demeuraient. Donc, il est 13Heures:
premier grand bombardement sur le
centre de Caen. Une erreur stratégique des Américains, impardonnable. Les
immeubles près de chez nous s'effondrent, les vitres volent en éclat un nuage
noir de poussière envahit tout le quartier, des sirènes hurlent sans cesse, la
déflagration nous projette contre le mur de la pièce où nous nous tenons. C'est
un cauchemar. Le bombardement cesse, nous descendons pour rejoindre les
tranchées inachevées et non recouvertes,
place de la République,
La place de la République devant l'hôtel de ville
Dieu merci nous n'y restons pas car ceux qui y ont séjourné ont été décapites au second grand bombardement de la nuit. Celui-ci durera 25 minutes sans interruption. Pensant revenir plus tard, nous partons sans emporter quoi que ce soit pour aller chez une tante qui demeurait boulevard du maréchal Lyautey.
Nous traversons Caen à travers quelques ruines (Caen n'est pas encore totalement
anéanti) et dépassons le quartier du
théâtre
en flammes.
Le théâtre après déblaiement
Déjà nous voyons, transportés par des membres de la
Défense passive, des blessés et des cadavres sur des civières. C'est de
cette maison du boulevard Lyautey que nous assistons au terrible bombardement de
la nuit. Le ciel est embrasé, le bruit est intolérable, durant trois quarts
d’heure, ce qui est très long…Dans la maison, des tantes prient et invoquent
tous les saints du paradis. Moi je me terre près de ma mère
. Mon père
n'arrête
pas de trembler et de soupirer (En 1918, il a connu les bombardements de
Reims où il
habitait alors!) Vers une heure (?) du matin un énorme obus de marine s'abat sur
la maison qui fait face à celle où nous sommes. Cette fois, nous fuyons vers les
carrières de Fleury (Note de MLQ:
voir la
rubrique2-11)où nous ne passerons qu'une nuit, assis sur une terre
ruisselante d’eau, dans l'obscurité presque totale en dehors de l'éclairage
succinct de quelques pétoches, dans une atmosphère pestilentielle, au milieu des
pleurs des enfants, des gémissements des vieillards, des cris de quelques
blessés qui avaient pu se traîner jusque là.
Le lendemain nous partons sur les routes où nous essuyons, couchés à plat ventre dans un champ de blé, les tirs de mitrailleuses allemandes sans qu'aucun projectile, Dieu merci, ne nous atteigne. Après notre départ des carrières de Fleury, après une nuit de cauchemar, nous cheminons sur la route comme tant d’autres, qui nous font savoir que des réfugiés avaient été accueillis dans une ferme à Étavaux.
Bd Lyautey, Fleury et Étavaux
Nous nous y rendons. Nous y resterons quelques
jours. On couche, nombreux, dans une sorte de hangar, sur de la paille
.On nous sert une sorte de pot au feu, et, comme il n'y a que peu de couverts,
nous mangeons à tour de rôle avec la même cuillère. On boit de l'eau à l'aide
d’une vieille boite de conserve. Pour remédier à cela, mon oncle
chez lequel
nous étions allés, décide d'aller chercher une casserole, quelques couverts dans
la maison que nous avions quittée, boulevard du maréchal Lyautey, ainsi qu'une
couverture. On essaie de l'en empêcher mais il part avec Michel
, mon cousin.
Apparemment on n'entend plus de bruit de canonnades ni d'avions. Ils seront
partis 3h environ. Mais, ils sont à peine revenus, que casserole et couverts
disparaissent, volés par d'autres sinistrés… Tant de risques pour rien! C'est à
Étavaux aussi où nous allons retrouver mon oncle Emile
(frère de
maman
), parti à
Paris pour ses affaires le 5 Juin et dont nous n'avions aucune nouvelle. Il
était revenu à pied, tel un chemineau, un baluchon sur le dos au bout d’un bâton
le visage dévoré par une barbe hirsute. A Caen il avait dû rencontrer des gens
qui nous avaient vus, et, par recoupements avait fini par retrouver notre
trace. Quelle joie pour tous ces retrouvailles, et surtout pour sa femme
, sa
fille et son gendre, Christiane
et Michel
. Christiane avait accouché 3 semaines
avant ces événements d'un petite fille qui n'avait été sauvée des éclats de
verre des vitres dégringolées chez nous, lors du bombardement, que grâce à la
capote de son landau.
Donc, nous quittons Étavaux et nous nous dirigeons, au
hasard, sur la route de
Thury-Harcourt. Nous avons installé mon grand-père
dans une charrette à
bras, récupérée en même temps que la fameuse casserole volée. Grand-père a 85
ans et n'y voit presque plus. Thury-Harcourt conserve encore son château que
nous apercevons de loin.
Le château de Thury-Harcourt avant son incendie par les Allemands en août 1944; de nos jours.
Nous ne savons où aller, nous fuyons les bombardements
de Caen, c'est tout! Arrivés à
St.
Rémy sur Orne, ma tante Marguerite
, sœur aînée de maman
, qui est avec nous,
(nous sommes onze de la famille à fuir Caen en même temps et tous ensemble),
rencontre une voisine et amie qui nous propose de nous recueillir tous dans la
maison de sa maman: les uns coucheront dans la maison, d'autres dans le foin déposé dans une grange située à proximité.
Nous resterons là environ 3 semaines, mais chaque jour nous avons droit à des
bombardements qui visent le pont de la Mousse et le pont de la Landelle sans les
atteindre.
A gauche le pont de la Mousse et à droite le pont de la Landelle sur l'Orne.
Sur l'Orne le pont de La Mousse et le pont de La Landelle.
Chaque nuit, nous entendons crépiter des éclats d'obus ou de bombes sur le toit de la grange où nous couchons et bien souvent nous devons nous réfugier dans une tranchée creusée et aménagée par des hommes du village.
Donc , nous sommes provisoirement installés à
Saint-Rémy chez Mr et Madame François Michel, amis de ma tante Marguerite
ou
plutôt chez madame Bisson maman de madame Michel qui possède la maison où nous
sommes accueillis. La maman de Mr. Michel est également là: c'est une gaillarde
bretonne! Les Michel ont 2 fils, l'un de l'âge de mon cousin Jacques
, de 5 ans
mon aîné, le fils de ma tante Marguerite
et de l'autre oncle Emile
mari de ma
tante. Cela fait de grandes tablées dans le jardin (Heureusement il fait beau et
chaud). Le village n'est pas une aire de tranquillité, car, quotidiennement,
nous parviennent les bruits de la bataille qui se déroule autour de Caen, -ou
plutôt des batailles-. Le ciel est très souvent le lieu de passage de
bombardiers que nous voyons se diriger vers Caen et les villages voisins et je
me rappelle ces chapelets de bombes que nous voyons au loin se détacher des
avions, leur sifflement lorsqu’elles sont en train de tomber, puis
le bruit infernal de leur explosion. Dans ces cas là, personne ne bronche: mon
cousin Jacques
tremble de tous ses membres: quelques mois avant le débarquement
une bombe est tombée sur son école, Boulevard Leroy, école dont la moitié du
bâtiment était occupée par des Allemands. Il y eut des victimes parmi les
soldats allemands mais non chez les enfants qui restèrent cependant longtemps
traumatisés (Note de MLQ: le dernier bombardement de
Caen datait du 30 mai 43, 7 morts et 7 blessés). Madame Michel mère répète sans arrêt: "Oh! ça taponne, ça
taponne", ce qui, malgré tout, nous amuse ! Mon père
et ma tante
Marguerite
n'arrêtent pas de faire des allers et retours dans la pièce où ils se
trouvent et cela agace tout le monde. En ce qui me concerne, je reste calme
auprès de ma mère
....Chaque jour, maintenant, nous entendons un bruit incessant
provoqué par les combats qui se déroulent pour libérer Caen. Nous sommes en état
de
perpétuelle alerte. Les obus, les bombes qui explosent au-delà font trembler les
vitres de la maison. Les bombardiers continuent de déverser des tonnes de bombes
sur la région de Caen. L'artillerie n'est pas en reste et ce sont des dizaines
d'obus qui explosent. De temps à autre, des bombes tombent tout près d'ici.
Cependant, peu à peu la vie s’organise. Les hommes récoltent les légumes
qu'avait cultivés monsieur Michel. On va à la recherche de quelques kilos de
farine chez les fermiers des environs, on va récolter quelques fruits chez des
cultivateurs; mes oncles vont même trouver à acheter à
Caumont-sur-Orne, un cochon qu'ils auront bien du mal à amener jusque à St
Rémy, et qui perdra vite quelques kilos dans l'attente d'un charcutier qui voudra bien le tuer. Mon père
et mes oncles récoltent des pétales de roses qu'ils font sécher au soleil pour
les enrober dans du papier et en faire des cigarettes qu'ils fumeront! Dame il
n'y a plus ni tabac, ni cigarettes Les nouvelles écoutées
clandestinement à l'aide d'un
poste à
galène, sont alarmantes: les combats font rage, les ruines s’accumulent, le
nombre des morts tant civils que militaires augmente chaque jour. Tout le monde
est inquiet au sujet de mon oncle Georges
- autre frère de maman
-qui tient une
épicerie à
Reviers située à 3 kilomètres de
Courseulles en pleine zone du débarquement, et dont nous sommes sans
nouvelles. La multiplication des bombardements à proximité et l'augmentation du danger forcent toute la famille à faire
aménager, moyennant rétribution, des couchettes dans
la mine
de fer de Saint Rémy, la mine offrant un abri plus sûr. En vérité, nous ne
bénéficierons jamais de cet abri, car ordre est bientôt donné à toute la
population du village d'évacuer de toute urgence, des chevaux et des charrettes
étant mis à disposition pour ce faire, afin d'assurer le transport des
vieillards, des infirmes, des jeunes enfants, les autres devant suivre à pied.
Ce sera le début d'un exode qui durera quelques semaines.... C'est une chaude
journée du mois de juin. Une charrette attelée à un cheval doit venir nous
chercher. En principe mes grands parents
doivent y prendre place en compagnie d'autres personnes âgées, de ma cousine
Christiane
, fille de mon oncle Emile
, qui se relève mal de ses couches. Elle aura son bébé avec elle.
Maman
, le matin a craché le sang assez sérieusement cela lui
arrive parfois dû à des lésions pulmonaires mal cicatrisées. Elle refuse de profiter de la charrette malgré les récriminations de tous; Elle
suivra courageusement le convoi à pied comme nous. Nous démarrons sans savoir où nous allons .Le paysan qui conduit le cheval sait où
il doit s'arrêter dans la soirée. Le midi, on nous distribuera une
gamelle de soupe avec quelques morceaux de gras de bœuf. C'est vraiment
la soupe populaire et presque personne ne mange.
Le soir, vers 5 heures, on s'arrête dans une cour de ferme. Nous aurons droit à une soupe meilleure que celle du midi mais je ne me souviens pas s'il y avait autre chose ensuite, les temps sont très difficiles, on ne trouve plus grand chose à manger ! Cette nuit là, comme tant d'autres qui suivront, on couche dans une grange où il y a une bonne épaisseur de foin; nous dormons bien mais je ne saurai dire où nous sommes: nous avons marché, marché, avons traversé Condé-sur-Noireau non encore sinistré, Flers de l'Orne et allons vers Domfront que nous traverserons le lendemain.
Sur les routes s'acheminent
des convois de charrettes, les gens fuyant les bombardements et les combats.
La fuite se fait en silence, chacun se demandant ce que demain réserve. Après cette première nuit durant laquelle nous avons dormi dans
le
foin, -dur dur pour mes pauvres grands-parents!- nous reprenons la route
vers une destination inconnue, suivant une autre carriole tractée par un
autre cheval dirigé par un autre conducteur. Il semble que nous quittons les grands axes, moins sûrs, pour des
petites routes qui traversent des villages aux noms qui nous sont
inconnus. Les kilomètres s'allongent, mais il nous faut oublier la fatigue. Il me semble
me rappeler que nous passons par
La Ferrière-aux-Etangs, puis
Lassay...Combien
de kilomètres avons nous parcourus avant de nous arrêter le soir dans quelque
autre ferme, je ne saurais le dire.
La nourriture offerte dans les centres d'accueil est toujours aussi détestable mais il faut bien se résigner à la manger si nous voulons garder des forces pour pouvoir poursuivre la route! Nous sommes un véritable troupeau un peu hagard, fatigué, parfois découragé; car nous sommes nombreux à nous retrouver dans les centres d'accueil. Parfois on y rencontre des gens connus, qui comme nous, évacuent; et fuient les lieux où font rage les batailles et les bombardements. A ce sujet, au fur et à mesure que l'on s'éloigne on entend de moins en moins de détonations, bien que les bombardements se poursuivent un peu au-delà.
Le soir nous couchons là où on veut bien nous accueillir, tantôt sur de
la paille -il est heureux que nous ne nous relevions pas les vêtements souillés de bouse de vache, les seuls vêtements que nous ayons- car cela arrive parfois, le fermier n'ayant rien nettoyé avant
d'épandre une mince
couche de paille! Lorsqu'on nous offre une litière de foin c'est
formidable! Parfois des fermiers offrent un matelas de plume à mes grands
parents
dans un coin de leur ferme. Durant des jours, les mêmes choses se répètent: la marche au rythme des pas des chevaux traînant les
charrettes, la traversée des villages où des habitants étonnés nous regardent
passer. On a dépassé le département de l'Orne, nous sommes maintenant en
Mayenne nous rapprochant du
Maine et Loire. Un soir on nous a
arrêtés dans la cour d'un château. La châtelaine est sur la terrasse de cet
important édifice et crie: "à l'écurie, à l'écurie!" Bien sûr, réprobation générale!
Ma tante Germaine
, femme de mon oncle Emile
et mère de ma cousine Christiane
, va
trouver cette horrible femme et lui dit:
"nous ne sommes ni des chevaux,
ni du bétail mais des gens qui avons subi les bombardements qui ont tout
détruit. Il est bien dommage que les Allemands qui ont paraît-il occupé
votre château ne l'aient pas détruit lui aussi , nous ne resterons pas là une
minute de plus"
Et d'un commun accord il fut demandé au brave homme qui conduisait la
charrette de nous déposer sur la place du village voisin.
Mon cousin Michel
eut la
bonne idée d'aller trouver le curé du village et après lui avoir raconté la
réception au château dont il fut horrifié mais non surpris, le brave prêtre
conduit Michel chez des habitants du village et ce soir là toute notre petite
troupe dort dans un bon lit après avoir bien mangé, qui chez le médecin, qui
chez le curé, qui chez de bonnes gens .Pour notre part, mes parents et moi
dormons chez le notaire! Après une bonne nuit de repos, un petit déjeuner qui
nous paraît bien bon, nous nous retrouvons tous sur la place du village vers 10
heures. Un cheval attelé à une charrette piaffe d'impatience en nous attendant;
une discussion s'engage dans la famille pour savoir si nous allons encore
longtemps cheminer sur les routes ou nous arrêter et nous poser dès que nous
trouverons un endroit propice pour ce faire. La majorité décide de ne pas
poursuivre un cheminement dont on ne sait où il nous conduira. Seuls, ma tante
Marguerite
et son mari
, préfèrent avec mon cousin Jacques
, aller encore plus loin. Ils nous quitteront
donc un peu plus tard et iront en compagnie des Michel, -qui bien entendu
avaient eux aussi été obligés d'évacuer-, jusque dans le
Maine et Loire.
Nous avons pratiquement, par des petites routes, traversé tout le département de la
Mayenne du
Nord au Sud et arrivons dans le bourg de
Bierné situé à l'Est et à quelques kilomètres de
Château-Gontier bien au
Sud de Laval. A Bierné, nous apprenons qu'un centre de bienfaisance distribue aux sinistrés des vêtements. Nous nous y précipitons car nous
n'avons
emporté aucun change depuis notre départ de Caen et portons toujours
les mêmes affaires, lavées et relavées autant de fois que cela était
possible de le faire. Le hasard veut que ce centre soit tenu par une
ancienne voisine, modiste de son état, qui demeurait juste en face de chez
nous à Caen, rue Pierre-Aimé-Lair et qui s'était réfugiée depuis
plusieurs mois en Mayenne où elle avait sans doute de la famille.
Source. La rue Pierre-Aimé Lair entre le bd des Alliés et la place de la République.
Après
avoir parlé un moment et récupéré de quoi habiller tout le monde, nous
lui demandons si elle ne connaîtrait pas un endroit où l'on pourrait
nous recevoir tous (nous sommes encore 10, plus le bébé de Christiane
, petite
fille de mon oncle Emile
). Madame Guérin, c'est le nom de notre ancienne voisine, nous dit d'aller trouver de sa part le maire de
Saint-Laurent-des-Mortiers. Ce village est situé à 4 kilomètres de Bierné.
Le trajet de l'exode de la famille Vaisman AGRANDIR
Deux vues de Saint Laurent des Mortiers
La charrette qui nous a attendus pendant tout ce temps nous
y conduit, les uns dans cette charrette, les autres à pied comme d'habitude. C'est mon oncle Emile
qui va trouver le maire. Lequel aussitôt
nous oriente vers le gardien d'une grande propriété appartenant à des Italiens : Mr. Béchu. Après entente, et celui-ci se faisant
monnayer la location de cette grande propriété désignée au village sous le
nom pompeux de château, nous visitons cette propriété vide de tous meubles. Mon oncle ayant demandé au gardien de l'immeuble s'il
ne
pourrait pas nous fournir quelques provisions, (un immense jardin
cultivé entoure "le château",) il consent à vendre un sac de farine et
quelques denrées au prix du marché noir.
Quand le maire apprendra cela, il lui fera forces remontrances et l'obligera à restituer tout l'argent qu'il a empoché. Inutile de dire que par la suite les relations avec ce mécréant seront très tendues!
Pourtant, que toute la population fut gentille et dévouée, une
fois alertée par le maire de notre arrivée. Grâce à elle la maison fut
bientôt garnie de meubles, de lits, de vaisselle et rien ne manqua pour
assurer notre confort. Durant un mois et demi on en oubliera presque les
combats et les bombardements qui, ailleurs, font rage. Il fait très beau,
chaque jour nous mangeons dehors. Les gens du village sont gentils,
chaleureux, et ne savent quoi faire pour nous faire oublier notre statut de
réfugiés. Il est rare qu'un fermier ne vienne pas nous offrir une volaille.
Il nous arrivera de rôtir à la broche, -grâce aux bûches de bois que nous
a données le boulanger-, une oie qui fera notre régal après tant de jours
de
privation. Chaque dimanche, une brave vieille femme (madame Gerbault) dont le fils, prêtre, est retenu prisonnier, nous offre du cidre
bouché. Pour la
remercier, ma tante Thérèse
, (la plus jeune sœur de maman
), avec de la
laine qu'on lui a donnée, tricotera des gants et des chaussettes pour ce
fils prisonnier. Maman, pour sa part, ayant dit chez la boulangère
qu'elle était couturière, aura des commandes de robes et chemisiers
qu'elle réalisera dans des étoffes dont disposait la boulangère qui
lui prêtera sa machine à coudre pour réaliser le travail Une autre
dame, madame Legros -même les noms me sont restés gravés en mémoire- demandera à ma mère de confectionner 2 robes pour ses filles. Cette dame
est parisienne et est venue, elle aussi se réfugier en Mayenne, en
attendant le retour de son mari. Bien sûr, non seulement le travail de
maman sera rémunéré, mais on lui donnera, en plus, un coupon de tissu
dans lequel elle pourra se tailler une robe.
Il n'y a que le père Béchu qui nous fait grise mine! Un jour qu'il entendit mon père jouer du
piano sur un vieil instrument désaccordé qui était le seul meuble demeuré
dans la maison lorsque nous sommes arrivés, il apostropha méchamment mon pauvre père en lui disant qu'il était interdit de toucher au
piano car il ne fallait pas user sa musique!!! Mais envers lui nous avions nos
petites vengeances: à la tombée de la nuit, mes tantes et ma mère
allaient cueillir en cachette des haricots verts (il y en avait beaucoup)
dans le jardin du château qu'il entretenait. Un soir, mon père
s'inquiétant de ne pas voir rentrer ces dames alla en catimini voir ce qu'elles
faisaient, et ces dames croyant qu'il s'agissait du père Béchu se repassaient le
panier plein de bons haricots verts, l'une à l'autre, elles en furent
quittes pour une petite émotion! Mon père quant à lui entendit de leur part des
invectives de
toutes sortes. Chaque jour, mon oncle Emile
, mon cousin Michel
et mon père
vont au bureau de tabac -qui fait aussi café- du village
pour écouter les nouvelles à
Radio
Londres. Ils suivent attentivement
la progression des troupes alliées et les revers infligés par les
troupes allemandes. La bataille pour la libération de Caen et de sa
région dure toujours.
Un jour, les habitants de St. Laurent, croyant entendre les soldats des troupes alliées, sortirent les drapeaux et en garnirent les fenêtres, mais en réalité il s'agissait de soldats allemands qui quittaient les lieux et s'enfuyaient et les drapeaux disparurent des fenêtres aussi vite qu'ils y étaient apparus! Sans doute les gens du village n'eurent-ils pas trop longtemps à attendre pour pavoiser de nouveau. (Note de MLQ: le sud de la Mayenne est libéré par le XV US Corps entre le 6 et 9 août 1944.)
Le 28 août, le calme revient enfin à Caen. Mon oncle Emile
–qui est celui de la famille qui a toujours eu le
plus de moyens et qui a sur lui une certaine somme d'argent, décide d'acheter une "Juva 4 "Renault, qui est à vendre
d'occasion chez le garagiste du village,
Une Juvaquatre Renault.
celui-ci l'assurant qu'il lui
fournira quelques jerrycans d'essence (denrée extrêmement rare à l'époque),
pour lui permettre de faire un aller et retour à Caen en éclaireur et
savoir ce qu'il est advenu des logements où nous habitions, sans trop
d'illusions cependant. Il sera parti deux jours, ayant couché chez des amis
qui avaient eu la chance de ne pas être sinistrés et qu'il a
retrouvés à
Mondeville, tout près de Caen, lesquels se proposent de l'héberger avec sa
famille lorsqu'il seront de retour à Caen, en attendant qu'ils s'installent
quelque part, car mon oncle a déjà constaté que, là où il habitait il n'y a plus
qu'un tas de ruines. Quand il reviendra à Saint-Laurent, les nouvelles qu'il nous donnera seront d'ailleurs catastrophiques. Il nous exposera les faits: chez lui tout n'est plus que ruines,
là où nous demeurions, il n'y a plus qu'un tas de cendres car l'immeuble où
nous logions a été détruit par des bombes incendiaires. Là où
demeuraient mes grands parents
, l'immeuble s'est effondré, mais on peut encore y
récupérer quelques meubles, du linge, différents ustensiles, quelques
souvenirs recouverts de gravas etc. etc... Là où demeurait ma tante
Marguerite
, il en est de même que chez mes grands parents. Où irons-nous nous loger en
rentrant? Où allions-nous loger telle était la question que nous nous
posions mais
mon oncle nous apporta vite une réponse. Lors de son voyage à Caen, il était également allé à Reviers pour avoir des nouvelles de son
frère Georges
qui tenait un commerce (épicerie, café,) dans ce village.
Miraculeusement, bien qu'en pleine zone du débarquement (Courseulles n'est qu'à
3 km);
le village avait été épargné et le commerce de mon oncle Georges n'avait
subi aucun dégât, excepté le bris d'une vitre! Bien sûr les 2 frères furent
heureux de se
revoir ce qui aurait pu n'être pas le cas car un soldat canadien totalement
ivre, qui avait fait, à quelque temps de là, irruption dans
le café tenu par mon oncle Georges, avait réclamé de l'alcool que mon
oncle lui refusa, n'en disposant pas. Le soldat canadien avait mis mon
oncle en joue et s'apprêtait à tirer, quand, Dieu merci, un officier
canadien fit irruption dans le café et sortit "manu militari" le soldat
ivre mort. Mais mon oncle avait eu très peur!
Donc il fut entendu que, provisoirement, en attendant de trouver quelque
chose ,il hébergerait mes grands parents
, ne pouvant les garder longtemps,
sa femme, ma tante Yvonne étant malade, enceinte et s'occupant déjà de sa
maman à elle, rescapée des bombardements d'Aunay-sur-Odon.
Source. Le village d'Aunay-sur-Odon avant et après les bombardements. Voir une photo aérienne.
Un peu plus tard mes grands parents trouveront refuge chez des voisins
de mon oncle, 2 dames, l'une veuve de guerre, l'autre célibataire qui
vivaient en compagnie de leur père, un vrai "gentleman-farmer"(par la
suite, ces gens deviendront de véritables amis de la famille.) En ce qui concernait ma tante Thérèse
(la jeune sœur de mes
oncles et
de maman
) et nous, les amis de cœur de la famille, Mr; Lesénécal et sa
fille Juliette
que mon oncle avait rencontrés, occupés à essayer de
récupérer du linge et des ustensiles retrouvés sous les gravats de la
maison qu'avaient habitée durant 60 ans mes grands parents, pour les
soustraire aux pilleurs qui, malheureusement, sévissaient un peu
partout, ils proposèrent que nous allions nous réfugier chez eux bien
qu'une partie de leur maison avait été endommagée par un obus de marine.
Suite aux déclarations de mon oncle Emile
nous décidons de retourner à Caen le plus vite possible
(Note de MLQ: dans les premiers jours de septembre 1944). Il nous faudra parcourir un peu plus de 190 kilomètres à pied mais cela ne nous effraie pas. Mes grands parents
, Christiane
et son bébé, ma tante Germaine
, rentreront en voiture avec mon oncle Emile.
Avant de partir, nous allons saluer les habitants de St. Laurent des Mortiers
qui nous ont si bien accueillis et ont été si généreux envers nous. Ils le
seront encore plus en prenant sur leurs réserves quelques boites de conserve,
des sablés, etc.... qui nous seront bien utiles sur la route car nous devrons,
hélas! quémander de quoi manger et chercher où dormir tant que durera
notre retour.
L'accueil que nous réservaient les gens chez lesquels nous frappions pour demander où il serait possible de s'abriter pour passer la nuit, fut toujours excellent en Mayenne. Généralement, si on ne pouvait nous proposer un lit ou un matelas, on nous offrait des belles couches de foin. Après avoir parcouru une vingtaine de kilomètres en poussant une poussette que l'on nous avait offerte à St. Laurent pour y mettre les quelques hardes que nous avions récupérées, ça et là et les provisions qu'on nous avait données, nous nous endormions rapidement et passions correctement la nuit. Il me reste le souvenir de la gentillesse de religieuses auxquelles nous nous étions adressés pour trouver un gîte, qui nous dressèrent des lits dans une grande salle et nous offrirent à dîner. Ah! qu'ils nous semblèrent bons les œufs à la coque qu'elles nous donnèrent...
Je revois aussi le visage bien rouge et bien rond de cette brave fermière en train de faire cuire des rillettes de porc dont elle nous offrit ensuite une bonne ration. Elle voulut dédoubler ses lits pour que nous couchions sur de bons matelas. Quand son mari fit son entrée dans la pièce où nous nous tenions (une vaste cuisine, comme il en existait tant à la campagne autrefois,) elle nous dit en guise de présentation: "regardez la tronche qu'il a créerait-on d'un parisien qu'il est!"
A la fin du bon repas qu'elle voulut nous faire partager avec eux, elle voulut qu'on lui chante
quelque chose mais quand on lui dit qu'on n'avait guère le cœur à chanter, elle répliqua: "Sont-y cons, sont-y cons, i'n'chantent pas comme en
Mayenne!"
Pour lui faire plaisir, ma tante Thérèse
et mon cousin Michel
lui
chantèrent quand même une chanson à la mode !...Nous arrivons maintenant dans le département de l’Orne. Les kilomètres succèdent aux kilomètres, la fatigue commence à se
faire
sentir. Nous continuons à demander l'hospitalité pour le soir mais l'accueil
est, ici, beaucoup moins chaleureux qu'en Mayenne et la solidarité moins
évidente. Ce sera encore pire dans le
Calvados où on nous fera payer un
litre d'eau puisé à la pompe! Quelles sont les communes que nous avons traversées, je ne saurais le dire. Nous évitons
Flers et
,Condé-sur-Noireau villes que nous savons avoir été détruites (mon oncle Emile
nous
l'avait signalé). A
Clécy, le 14
septembre, nous sommes en des lieux connus, mon cousin Michel
qui y avait séjourné durant l'occupation y connaît des amis qui nous recevront et nous logeront une nuit. Par eux, nous
apprendrons les désastres de toute la région, les ruines, les victimes et ce
à quoi nous devons nous attendre au fur et à mesure de notre avancée
vers Caen. A la sortie de Clécy, le pont de la Landelle a été détruit
et remplacé par un pont dû au Génie allié. Bientôt, d’ailleurs nous allons
voir un convoi de camions militaires allies. Des soldats nous jettent
quelques paquets de chewing-gum, des cigarettes, des tablettes de
chocolat...Nous leur faisons du stop...Un camion s'arrêtera nous fera
grimper et nous emmènera à Caen. Il nous laissera sur la
place de la
Demi-Lune tout près de chez nos amis Lesénécal qui habitent
rue de la Seulles.
La place de la Demi-Lune
Lorsque nous arrivons chez eux c'est le bonheur des retrouvailles.
Leur maison est debout mais tout un pan de mur est en ruine, ce mur
ayant été percuté, durant les combats, par un obus de marine. Une
couverture masque le trou béant. Mais il reste 2 grandes pièces
habitables. que nous partagerons pendant plusieurs jours avec nos
amis. Juliette
nous fait le récit du cauchemar qu'elle a vécu durant
d'interminables semaines: les nuits dans
les carrières de Mondeville,
les jours à trembler quand les bombes tombaient, quand les obus fusaient de tous
côtés. Son père, ayant en 14-18, sauvé un camarade lors de la guerre des
tranchées, avait refusé de quitter sa maison quoi qu'il advienne, possédant
quelques poules et des lapins qu'il voulait continuer à soigner. De ce fait, sa
fille ne voulant pas le laisser seul était restée, elle aussi, et avait assisté
jusqu’à la fin, à la bataille pour la libération de Caen. Mais disait-elle, si
c'était à refaire je ne le ferai pas.
Après notre long périple sur les routes, un bonne toilette nous aurait fait du bien, mais il n'en était pas question, tout le réseau de distribution de l'eau ayant été détruit de même que le réseau électrique, et, durant des jours, voire des semaines, nous allions faire des queues interminables pour être ravitaillés par les militaires ou pour rapporter un broc d'eau ,tirée à une pompe encore en état de fonctionner, rue d'Auge.
Dès le lendemain de notre arrivée nous "descendons" à Caen. Dès la rue d'Auge, nous commençons à nous rendre compte des destructions causées par les troupes alliées, nous réalisons l'horrible cataclysme.
Deux vues des ruines de la rue d'Auge après déblaiement.
Devant nous, à l'infini, se dresse un champ de ruines au-dessus desquelles, comme des fantômes de ce qui avait été, se dressent des pans de murs calcinés, prêts à s'effondrer à tous moments, et, plus loin, la tour de St Jean, seule rescapée.
Le quai de Juillet, vu de la rive droite, la place de la Mutualité et l’entrée de la rue de la Marine. A gauche l’église Saint-Jean, dans le fond à droite l’Abbaye aux Dames (église de la Sainte Trinité)
Plus loin encore, surgissant au-dessus des gravats accumulés, l'église Saint-Pierre amputée de sa flèche et de la majorité de son toit rappelle que c'est là que se trouvait le centre de l'ancienne ville dans laquelle nous ne savons plus nous diriger, la plupart des rues étant encore enfouies sous des tonnes de décombres, seules quelques voies ayant été déblayées sommairement pour laisser passer les convois militaires.
L'église Saint-Pierre n'a plus de flèche, Chez Allison collection.
Mais, ce dont je me souviens le plus et que nul ne peut imaginer quand il ne s'est pas trouvé là en ces tristes moments, ce sont des horribles odeurs, accentuées par les fortes chaleurs qui sévissent en cette fin de septembre, dégagées par les gravats, les murs calcinés et surtout par les corps en décomposition des victimes toujours enfouies sous les ruines, une odeur douçâtre, écœurante qui donne envie de vomir et qui persistera encore durant des mois, car, lors des déblaiements on retrouvera encore, durant un long moment, les restes de malheureuses victimes ; encore est-il que toutes n'aient pas été retrouvées. De toute ma vie, je n'oublierai ce souvenir gravé à tout jamais dans ma mémoire.
L'hôtel Moderne faisait l'angle entre le Bd des Alliés et la rue Pierre-Aimé Lair
Source. La rue Pierre-Aimé Lair, à gauche après la reconstruction, à droite après le déblaiement.
Arrivés rue Pierre-Aimé-Lair devant le petit
immeuble où nous habitions, il n'y a plus qu'un tas de cendres au-dessus
duquel trône
notre ancienne cuisinière qui tombe en cendres dès que nous voulons y
toucher! Reste aussi un pan de mur auquel est resté accroché, par quel
hasard (?) le cadre métallique du piano de mon père
. Devant les ruines et le tas de cendres qui furent notre demeure, mon père est blanc
comme un mort,-ayant déjà connu avec ses parents le même scénario, à
Reims, lors de la guerre de 1914-1918,-quant à ma mère
, elle ne peut
s'empêcher d'éclater en sanglots: tant d'années de travail, d'économies pour
acquérir des meubles, du linge, de la vaisselle etc...etc...et tout cela
réduit à néant!
Sans compter la perte irremplaçable de souvenirs à jamais perdus: des
lettres auxquelles on tenait, des photos d'êtres chers disparus, de beaux
livres, même rares, offerts par le père de papa, un magnifique portrait de
ce même grand-père, fait au fusain par un dessinateur de ses amis renommé, des tableaux d'artistes de valeur, les bagues de la
maman
de mon père, seuls souvenirs qu'il avait d'elle, et que sais-je encore? Moi, je pleure mon "nounours", l’ami et le confident de toute mon
enfance et auquel je tenais tellement! Et puis, surtout, mes parents ont perdu leurs outils de travail : en ce qui concerne
maman
, sa machine à coudre -Ma mère était couturière à domicile-, tous
les journaux de mode et les "patrons" dont l'acquisition avait
demandé de beaucoup économiser, car mes parents avaient connu de
nombreuses années de "vache enragée", mon père, professeur de piano, perdait
son instrument et les nombreuses partitions de musique accumulées et annotées au fil des années...Qu'allaient ils pouvoir faire,
maintenant?
Bien sûr, nous sommes tous vivants, alors que d'autres pleurent leurs
morts enfouis sous les décombres, mais cela n'empêche qu'il est difficile
de voir toute une partie de sa vie réduite à zéro! Un prisonnier allemand qui travaille au déblaiement de la rue et des trottoirs nous
regarde et dit en français : "Quel grand malheur, la guerre, quel grand
malheur!" avec des larmes dans la voix. Peut-être songe-t-il aussi à son pays
ravagé par les bombes et à sa famille dont il est, peut-être sans
nouvelles?
Tristes et découragés nous retraversons la ville, ayant
l'impression de
nous mouvoir dans un cauchemar, pour regagner notre campement chez nos
amis Lesénécal. Dès le lendemain, j'accompagne maman
en ville pour demander à « l'Entraide française »(Note
de MLQ: organisme qui a remplacé le Secours
national, voir la
rubrique 8) installée dans une ancienne
boutique de la rue Guillaume le Conquérant, qui, elle, n’a subi aucune
destruction, quelques vêtements pour l'hiver .Durant ce temps, mon père va
faire quelques
démarches auprès d'un marchand de musique installé
rue Froide pour
savoir si des personnes non sinistrées ne cherchent pas un professeur
pour leurs enfants. Dans la boutique où s'est installée l'Entraide française, maman rencontre une ancienne connaissance d'elle et de papa qui
faisait autrefois de la musique en amateur et dont je me rappelle
seulement le prénom: Edmond. Maman lui parle de notre situation et il lui
demande si une place dans les bureaux de l'Entraide française ne
l'intéresserait pas en attendant de pouvoir reprendre d'autres activités. Bien
sûr, l’aubaine est trop bonne pour la laisser passer, et nous partons
aussitôt rue Mélingue où se trouve le siège de l'Entraide française.
Maman a la chance d'être acceptée pour occuper un emploi dans le nouveau
centre de distribution situé dans la salle des fêtes de l'ancien lycée
Malherbe.
Le lycée Malherbe et l'église Saint Etienne
Mon père, par la suite acceptera un poste de veilleur de nuit
pour garder les réserves de vêtements qui ont élu domicile dans l'école
normale de garçons rue Caponière. La vie va peu à peu s'organiser. Ma mère
va prendre son nouvel emploi à l'Entraide Française. Il lui faudra
du temps pour s'y rendre et la pluie qui se met à tomber régulièrement fin
septembre ne facilitera pas les choses. Les anciennes rues de Caen sont
transformées en un véritable cloaque.
Source : Photos A. Goupil présentées pages 141 et 142 de ce livre. Les flaques d'eau rue Saint Jean et rue Saint Pierre.
Ma tante Thérèse
, de son côté, fait des
démarches pour savoir où et quand ouvrira de nouveau la caisse d'assurances
maladie dans laquelle elle travaillait. Ayant l'adresse de l'ancien
directeur, de la
"Calvadosienne", nom de l'ancienne caisse d'assurances sociales, elle va
le voir, (il habite un quartier non sinistré), et celui-ci lui fait
savoir que les bureaux seront installés dans un immeuble non sinistré
place de la République,
et, qu'étant donné que toute sa famille est sinistrée, il met à sa disposition
les locaux - où quelques travaux seront à opérer-, des anciens bureaux pour s'y
loger avec sa famille. Ces locaux se situent 4
rue de Bras, dans laquelle la plupart des
immeubles
sont restés debout , bien que cette rue soit située à côté de la rue
Saint-Pierre en partie détruite. Après avoir remplacé les vitres des fenêtres, entièrement brisées, par du "Vitrex», sorte de papier
gras transparent, et calfeutré quelques lézardes, repeint et tapissé
les murs avec des fournitures acquises chez un commerçant non sinistré de
la rue Saint-Pierre, nous emménagerons à six dans une assez grande
pièce, mes grands parents
revenus, de ce fait, à Caen, ma tante Thérèse
, mes parents et moi. Nous obtenons quelques meubles en bois blanc à l'Entraide française. Bien qu’abîmé, mes grands parents ont
récupéré leur lit. Mes parents coucheront sur un sommier offert par
l'Entraide française, ma tante et moi nous contenterons de lits-cages prêtés
par notre amie Juliette
. Près de la grande pièce, il y a un cagibi
mal éclairé, dans lequel se trouve un lave-mains, qui, pendant 3 ans, nous
servira de lavabo au-dessus duquel -ô miracle!- un robinet nous fournira
parcimonieusement, un peu d'eau. Quant à l'éclairage il faudra se contenter de
celui donné par des bougies,-voire des chandelles, fabrication maison- en
attendant de bénéficier -comble du luxe- de l'éclairage répandu par une lampe à
pétrole, lorsque mon oncle Emile
aura pu, grâce à ses relations, nous obtenir du pétrole. Pour le chauffage et
la cuisine nous devrons nous contenter d'un poêle dont les tuyaux traversent la
pièce pour être raccordés à un conduit de cheminée. Mon père, auquel son
travail de veilleur de nuit laisse du temps libre dans la journée, va pouvoir
donner quelques leçons de piano à des élèves retrouvés. Mais malgré la présence
d'un piano que mon père a loué, les circonstances ne sont pas très favorables
car il ne fait pas chaud dans la pièce et les élèves devront rester couverts
pour travailler, ce qui n'est pas idéal. Un hiver terrible, comme on n'en a peu
connu ici, s'annonce. L’année 1945 reste dans ma mémoire comme la plus sombre
qu'il nous ait été donnée de subir à cette époque. La nourriture manque
affreusement. Nous avons toujours des cartes de rationnement mais, souvent
on ne peut même pas obtenir les rations auxquelles nous avons droit! Grâce à ses
anciennes relations, mon oncle Emile
nous fournit de temps en temps quelques provisions qui améliorent un peu
l'ordinaire. Je me souviens des queues interminables devant telle boulangerie,
telle boucherie ou telle épicerie pour s'entendre dire après de très longs
moments d'attente : "il ne reste plus rien!" Mon père va bientôt trouver un
emploi de bureau au
Ministère de la reconstruction, ce qui lui évitera les longs
trajets à pied qu'il devait faire pour assumer son emploi de veilleur de nuit. Il donnera ses leçons
le soir en rentrant. Je n'ai pas encore parlé de moi.
La rentrée scolaire a eu lieu et mes parents m'ont inscrit au lycée Malherbe en 6ème mais, je n'y resterai que quelques semaines, le manque de professeurs faisant que je passe plus d'heures en permanence qu'en cours. Mes parents décident, alors, de m'inscrire au cours complémentaire Guilbert (du nom de mon ancienne école, rasée au débarquement. (Note de MLQ: rue Guilbert près de l'église Saint Jean) Les classes sont installées dans des baraquements en bois. Il y fait déjà très froid car avec un poêle à bois qui fume une heure quand on l’allume, avant de chauffer un peu, on est souvent obligés d'aller courir autour des baraquements pour nous réchauffer! Et le pire est à venir car durant les mois de la fin de l'année 1944 et les premiers mois de l'année 1945, le thermomètre affiche souvent des températures de moins 10 degrés et pour compliquer le tout, il neige pendant de nombreuses semaines, en effet le début de l'année 1945 est marqué par une recrudescence de la rigueur du froid et des chutes de neige.
Source : Photo présentée pages 139 de ce livre. Caen sous la neige l'église Saint Pierre à droite l'hôtel d'Escoville
Mal couverts, on attrape maintes engelures aux mains et des crevasses aux talons, et, vu le froid, cela fait très mal! Dans la maison, on grelotte, car le petit fourneau est bien incapable de chauffer notre grande pièce, d'autant plus qu'on n' a pas grand chose à faire brûler! On ne trouve ni bois , ni charbon à acheter, ni même le poussier, (poussière de charbon) qu'on se procurait , avant le débarquement à la S.M.N. et, lequel, une fois mouillé , servait à entretenir le feu .Dans la pièce, mal close, l'air glacial passe de partout! Chaque soir on doit donc -comme tant d'autres- escalader les ruines à la recherche de morceaux de bois, provenant de poutres, de planchers, de portes ou de fenêtres des immeubles détruits.
Source: photo PAC page 41 de ce livre. Des Caenaises récupèrent du bois dans les ruines.
Mon pauvre grand-père
, âgé de 85 ans et qui n'y voit presque plus, se
recroqueville auprès du fourneau mais grelotte tout de même ne pouvant, comme nous, s'activer un peu. En ville, la neige rend encore
plus difficile la circulation sur les chemins tracés au travers des ruines. Pour
beaucoup, trouver un abri s'avère être impossible, à moins de s'expatrier vers
la côte, mais il reste à résoudre le problème du transport, car on manque
de carburant
et, de ce fait, de moyens de communications! Le déblaiement des tonnes de gravats a commencé avec l'aide de quelques camions, qui, eux
aussi manquent de carburant! Durant les semaines de neige, les travaux
sont interrompus ou arrêtés. Il faudra attendre quelques mois pour
qu'on voit installer des rails de chemin de fer "Decauville" qui serviront à
faire rouler des wagonnets tractés par une locomotive, lesquels
permettront l'évacuation plus rapide des gravats, dont certains seront utilisés
lors de la reconstruction.
Source page 168 de ce livre. Déblaiements avec un Decauville quartiers Saint Pierre et Saint Jean.
Au printemps, (et durant quelques années,) on verra surgir au milieu des ruines, des arbustes appelés "buddleias" aux grappes de fleurs de couleur amarante, sans doute cela explique-t-il mon aversion pour ces arbustes aujourd’hui!
Source: photos Delasalle présentées page 173 de ce livre. La végétation où les lapins pullulaient dans l'îlot Saint-Jean
La rigueur de l'hiver ne facilite pas le ravitaillement qui
était déjà
difficile. Dieu merci, grâce à ses relations dans le monde paysan, mon
oncle Emile
peut nous aider dans ce domaine et fournir aussi un peu de nourriture à ma tante
Marguerite
, qui a trouvé à se loger, provisoirement, chez des amis dans le quartier de la
Demi-Lune, amis
qui lui ont loué 2 pièces. (Mon oncle Emile s’est, lui, installé à
Bayeux où il restera plusieurs années.) A la maison, face aux
difficultés quotidiennes chacun essaie de se débrouiller du mieux possible.
Grâce aux gens chez lesquels mes grands parents
s'étaient réfugiés à
Reviers, nous trouvons des pommes de terre à acheter, mais il faut
aller les chercher! Ma tante Thérèse
et mon cousin Jacques
se font prêter
des bicyclettes par des amis et se proposent d'y aller. Au retour, alors que les sacs de 25
kilos de pommes de terre sont bien
fixés sur les porte-bagages, ma tante Thérèse est prise d'atroces
douleurs dans le ventre , doit s'arrêter, et , même s'allonger sur le
talus. Depuis quelques temps elle avait été sujette à de telles douleurs
mais moins violentes. Quelques jours plus tard, elle va consulter un
docteur de ses amis qui semble très inquiet : Il se doute déjà que ma
tante souffre d'un cancer. Elle sera en effet opérée en 1946 d'un
cancer du rectum et mourra 3 ans plus tard, âgée seulement de 36 ans et
après avoir vécu un véritable calvaire durant 3 ans, les médicaments -
contre la douleur n'existant pas ou étant introuvables à cette époque ou
étant distribués, telle la morphine, avec grande parcimonie-.
Malgré le poids des soucis, durant quelques semaines, un petit air de bonne humeur va flotter à la maison. Mon père est sollicité par des anciens choristes du théâtre dont il était le pianiste attitré, faisant partie de l’orchestre, durant de nombreuses années avant les destructions de Caen. Ces choristes ont monté une petite troupe et voudraient organiser un spectacle avec une opérette dont ils seraient les chanteurs et les acteurs :"Pas sur la bouche" de Maurice Yvain. Ils demandent donc à mon père de les faire répéter et de les accompagner, ce qu'il accepte évidemment. Alors, durant plusieurs semaines, le soir, après le travail, nous assisterons aux répétitions qui amènent un peu de gaieté à un moment où on en a tant besoin! Le spectacle donné à Bayeux, à Honfleur aura du succès et deux des chanteurs feront, par la suite une jolie carrière au Châtelet à Paris.
Mai 1945 ...C'est
la fin de la guerre
enfin, mais les Caennais ont du mal à fêter cela dans la joie. Ils ont
encore les pieds dans les ruines de leur ville martyre et beaucoup
portent le deuil des nombreuses victimes civiles. Pour nous cela correspond
à la période où nous apprenons deux bien tristes nouvelles. Le
plus jeune frère de maman, Marcel Lépine
-mon parrain de surcroît- qui avait été envoyé
comme
S.T.O. en Allemagne n'a pas rejoint son poste là-bas à la fin
d'une permission exceptionnelle, il s'est caché et, au
cours d'une rafle effectuée par les Allemands sans la nuit du 16 au 17 juin 1944, a été pris
à Boulincourt, hameau d'Agnetz
(Oise), emprisonné au
camp de
Royallieu à Compiègne et déporté le 15 juillet
1944 à
Neuengamme,
il
décédera
le 17 avril 1945 à
Ravensbrück.
Carte IGN, localisation Boulincourt, hameau de la commune d’Agnetz (60 ; le nom de Marcel Lépine apparait sur l'un des monuments qui rappelle la rafle de réfractaires du STO cachés en forêt de Neuville en Hez.
La seconde terrible nouvelle, c'est la déportation à
Auschwitz de la belle-mère de mon père
(seconde femme de mon grand père paternel) que des voisins qui désiraient son
appartement ont dénoncé car la pauvre femme avait le malheur d'être juive!
A la fin de cette année 1945 si pleine d'épreuves pour nous nous devions
en subir encore une autre. Un dimanche matin, alors que la veille au soir
mon père avait participé à un concert, il tombe subitement
paralysé Durant 3 longs jours, il reste entre la vie et la mort.
Son bras gauche restera mort jusqu'à la fin de sa vie, 14 ans plus tard,
il aura toujours du mal à marcher et, parfois à parler.
...Voici les souvenirs si présents que je garde de cette période.
Lorsqu'il m'arrive d'aller me promener dans le Caen d'aujourd'hui, tout
en avouant que la ville est belle, que les monuments rescapés du désastre ont bien été mis en valeur, -mais tant de belles
demeures, tant d'autres monuments ont à tout jamais disparu- je ne peux
m'empêcher de superposer aux images que je vois celles du Caen d'autrefois, qui
fut la ville que j'aimais et à laquelle sont rattachés tous mes
souvenirs de gosse.
Témoignage inédit de M. Gérard Vaisman
, merci à M.
Dominique Bidart pour la communication de ce document.
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