GÉRARD VAISMAN  :

« 1944,  l'année de ma communion solennelle… »

 

 

    Non, mon ami je n'aime pas parler de cette horrible guerre dont je ne me souviens que trop : les peurs, les dangers toujours présents à ma mémoire, la peur de mes parents à cause des antécédents juifs de mon père . Sa belle-mère, bien innocente femme est morte à Auschwitz déportée sur dénonciation de voisins qui voulaient son appartement plus grand que le leur...Chaque coup de sonnette à la porte donnait lieu à des moments de panique que,  malgré mon jeune âge, je ressentais vivement, des moments de peur aussi durant les alertes et les déflagrations plus ou moins lointaines lors des bombardements sur des points stratégiques, la course vers les escaliers de la cave où nous nous réfugions,  alors tant à la maison qu'à l’école. Je revois,  sur des affichettes,  le nom de ces hommes, de ces femmes, arrêtés arbitrairement, et qu'on avait fusillés comme otages lorsqu'un Allemand officier ou non avait été tué par des résistants. Ces otages pouvaient être quelqu'un de mes parents ou de mes amis,  arrêtés dans la rue au hasard, ce qui fut le cas pour un brave médecin que mes parents connaissaient bien. La guerre, c'est le souvenir de ce cauchemar qui a suivi la nuit du débarquement.

 

    Il est 13H (Note de MLQ: en fait 13h30), c'est le surlendemain du jour de ma communion, le jour qui aurait du être celui de ma confirmation.

 

A gauche mon père et ma mère, à gauche toute la famille à ma communion

 

Le matin, mes grands parents , des tantes, des cousins sont venus chercher refuge chez nous fuyant le quartier de la gare, point stratégique où ils demeuraient. Donc,  il est 13Heures: premier grand bombardement sur le centre de Caen. Une erreur stratégique des Américains, impardonnable. Les immeubles près de chez nous s'effondrent, les vitres volent en éclat un nuage noir de poussière envahit tout le quartier, des sirènes hurlent sans cesse, la déflagration nous projette contre le mur de la pièce où nous nous tenons. C'est un cauchemar. Le bombardement cesse, nous descendons pour rejoindre les tranchées inachevées et non recouvertes, place de la République,

 

La place de la République devant l'hôtel de ville

 

Dieu merci nous n'y restons pas car ceux  qui y  ont séjourné ont été  décapites au second grand bombardement de la nuit. Celui-ci durera 25 minutes sans interruption. Pensant revenir plus tard,  nous partons sans emporter quoi que ce soit pour aller chez une tante qui demeurait boulevard du maréchal Lyautey.


    Nous traversons Caen à travers quelques ruines (Caen n'est pas encore totalement anéanti) et dépassons le quartier du théâtre en flammes.

 

Le théâtre après déblaiement

 

    Déjà nous voyons, transportés par des membres de la Défense passive, des blessés et des cadavres sur des civières. C'est de cette maison du boulevard Lyautey que nous assistons au terrible bombardement de la nuit. Le ciel est embrasé, le bruit est intolérable,  durant trois quarts d’heure, ce qui est très long…Dans la maison, des tantes prient et invoquent tous les saints du paradis. Moi je me terre près de ma mère . Mon père n'arrête pas de trembler et de soupirer (En 1918, il a connu les bombardements de Reims où il habitait alors!) Vers une heure (?) du matin un énorme obus de marine s'abat sur la maison qui fait face à celle où nous sommes. Cette fois, nous fuyons vers les carrières de Fleury (Note de MLQ: voir la rubrique2-11)où nous ne passerons qu'une nuit,  assis sur une terre ruisselante d’eau,  dans l'obscurité presque totale en dehors de l'éclairage succinct de quelques pétoches, dans une atmosphère pestilentielle, au milieu des pleurs des enfants, des gémissements des vieillards, des cris de quelques blessés qui avaient pu se traîner jusque là.

 

    Le lendemain nous partons sur les routes où nous essuyons, couchés à plat ventre dans un champ de blé, les tirs de mitrailleuses allemandes sans qu'aucun projectile, Dieu merci, ne  nous atteigne.  Après notre départ des carrières de Fleury,  après une nuit de cauchemar, nous cheminons sur la route comme tant d’autres,  qui nous font savoir que des réfugiés avaient été accueillis dans une ferme à Étavaux.

 

Bd Lyautey, Fleury et Étavaux

 

    Nous nous y rendons. Nous y resterons quelques jours. On couche, nombreux, dans une sorte de hangar, sur de la paille .On nous sert une sorte de pot au feu, et, comme il n'y a que peu de couverts, nous mangeons à tour de rôle avec la même cuillère. On boit de l'eau à l'aide d’une vieille boite de conserve. Pour remédier à cela,  mon oncle chez lequel nous étions allés, décide d'aller chercher une casserole, quelques couverts dans la maison que nous avions quittée, boulevard du maréchal Lyautey, ainsi qu'une couverture. On essaie de l'en empêcher mais il part avec Michel , mon cousin. Apparemment on n'entend plus de bruit de canonnades ni d'avions. Ils seront partis 3h environ. Mais, ils sont à peine revenus, que casserole et couverts disparaissent,  volés par d'autres sinistrés… Tant de risques pour rien! C'est à Étavaux aussi où nous allons retrouver mon oncle Emile (frère de maman ), parti à Paris pour ses affaires le 5 Juin et  dont nous n'avions aucune nouvelle. Il était revenu à pied, tel un chemineau, un baluchon sur le dos au bout d’un bâton le visage dévoré par une barbe hirsute. A Caen il avait dû rencontrer des gens qui nous avaient  vus, et, par recoupements avait fini par retrouver notre trace. Quelle joie pour tous ces retrouvailles, et surtout pour sa femme , sa fille et son gendre, Christiane et Michel . Christiane avait accouché 3 semaines avant ces événements d'un petite fille qui n'avait été sauvée des éclats de verre des vitres dégringolées chez nous, lors du bombardement, que grâce à la capote de son landau.

 

     Donc, nous quittons Étavaux et nous nous dirigeons, au hasard, sur la route de Thury-Harcourt. Nous avons installé mon grand-père dans une charrette à bras, récupérée en même temps que la fameuse casserole volée. Grand-père a 85 ans et n'y voit presque plus. Thury-Harcourt conserve encore son château que nous apercevons de loin.

 

Le château de Thury-Harcourt avant son incendie par les Allemands en août 1944; de nos jours.

 

Nous ne savons où aller,  nous fuyons les bombardements de Caen, c'est tout! Arrivés à St. Rémy sur Orne, ma tante Marguerite , sœur aînée de maman , qui est avec nous, (nous sommes onze de la famille à fuir Caen en même temps et tous ensemble), rencontre une voisine et amie qui nous propose de nous recueillir  tous dans la maison de sa maman: les uns coucheront dans la maison, d'autres dans le foin déposé dans une grange située à proximité. Nous resterons là environ 3 semaines, mais chaque jour nous avons droit à des bombardements qui visent le pont de la Mousse et le pont de la Landelle sans les atteindre.

 

A gauche le pont de la Mousse et à droite le pont de la Landelle sur l'Orne.

 

Sur l'Orne le pont de La Mousse et le pont de La Landelle.

 

Chaque nuit, nous entendons crépiter des éclats d'obus ou de bombes sur le toit de la grange où nous couchons et bien souvent nous devons nous réfugier dans une tranchée creusée et aménagée par des hommes du village.

 

    Donc , nous sommes provisoirement installés à Saint-Rémy chez Mr et Madame François Michel, amis de ma tante Marguerite ou plutôt chez madame Bisson maman de madame Michel qui possède la maison où nous sommes accueillis. La maman de Mr. Michel est également là: c'est une gaillarde bretonne! Les Michel ont 2 fils, l'un de l'âge de mon cousin Jacques , de 5 ans mon aîné, le fils de ma tante Marguerite et de l'autre oncle Emile mari de ma tante. Cela fait de grandes tablées dans le jardin (Heureusement il fait beau et chaud). Le village n'est pas une aire de tranquillité, car, quotidiennement, nous parviennent les bruits de la bataille qui se déroule autour de Caen, -ou plutôt des batailles-. Le ciel est très souvent le lieu de passage de bombardiers que nous voyons se diriger vers Caen et les villages voisins et je me rappelle ces chapelets de bombes que nous voyons au loin se détacher des avions, leur  sifflement  lorsqu’elles sont en train de tomber, puis le bruit infernal de leur explosion. Dans ces cas là, personne ne bronche: mon cousin Jacques tremble de tous ses membres: quelques mois avant le débarquement une bombe est tombée sur son école, Boulevard Leroy, école dont la moitié du bâtiment était occupée par des Allemands. Il y eut des victimes parmi les soldats allemands mais non chez les enfants qui restèrent cependant longtemps traumatisés (Note de MLQ: le dernier bombardement de Caen datait du 30 mai 43, 7 morts et 7 blessés). Madame Michel mère répète sans arrêt: "Oh! ça taponne, ça taponne", ce qui, malgré tout, nous amuse ! Mon père et ma tante Marguerite n'arrêtent pas de faire des allers et retours dans la pièce où ils se trouvent et cela agace tout le monde. En ce qui me concerne, je reste calme auprès de ma mère ....Chaque jour,  maintenant, nous entendons un bruit incessant provoqué par les combats qui se déroulent pour libérer Caen. Nous sommes en état de perpétuelle alerte. Les obus, les bombes qui explosent au-delà font trembler les vitres de la maison. Les bombardiers continuent de déverser des tonnes de bombes sur la région de Caen. L'artillerie n'est pas en reste et ce sont des dizaines d'obus qui explosent. De temps à autre, des bombes tombent tout près d'ici. Cependant, peu à peu la vie s’organise. Les hommes récoltent les légumes qu'avait cultivés monsieur Michel. On va à la recherche de quelques kilos de farine chez les fermiers des environs, on va récolter quelques fruits chez des cultivateurs; mes oncles vont même trouver à acheter à Caumont-sur-Orne, un cochon  qu'ils auront bien du mal à amener jusque à St Rémy, et qui perdra vite quelques kilos dans l'attente d'un charcutier qui voudra bien le tuer. Mon père et mes oncles récoltent des pétales de roses qu'ils font sécher au soleil pour les enrober dans du papier et en faire des cigarettes qu'ils fumeront! Dame il n'y a plus ni tabac, ni cigarettes  Les nouvelles écoutées clandestinement à l'aide d'un poste à galène, sont alarmantes: les combats font rage, les ruines s’accumulent, le nombre des morts tant civils que militaires augmente chaque jour. Tout le monde est inquiet au sujet de mon oncle Georges - autre frère de maman -qui tient une épicerie à Reviers située à 3 kilomètres de Courseulles  en pleine zone du débarquement, et dont nous sommes sans nouvelles. La multiplication des bombardements à proximité et l'augmentation du danger forcent toute la famille à faire aménager, moyennant rétribution, des couchettes dans la mine de fer de Saint Rémy, la mine offrant un abri plus sûr. En vérité, nous ne bénéficierons jamais de cet abri, car ordre est bientôt donné à toute la population du village d'évacuer de toute urgence, des chevaux et des charrettes étant mis à disposition pour ce faire, afin d'assurer le transport des vieillards, des infirmes, des jeunes enfants, les autres devant suivre à pied. Ce sera le début d'un exode qui durera quelques semaines.... C'est une chaude journée du mois de juin. Une charrette attelée à un cheval doit venir nous chercher. En principe mes grands parents doivent y prendre place en compagnie d'autres personnes âgées, de ma cousine Christiane , fille de mon oncle Emile , qui se relève mal de ses couches. Elle aura son bébé avec elle.

Maman , le matin a craché le sang assez sérieusement cela lui arrive parfois dû à des lésions pulmonaires mal cicatrisées. Elle refuse de profiter de la charrette malgré les récriminations de tous; Elle suivra courageusement  le convoi à pied comme nous. Nous démarrons sans savoir  où nous allons .Le paysan qui conduit le cheval sait où il doit s'arrêter dans la soirée. Le midi, on nous distribuera une gamelle de soupe avec quelques morceaux de gras de bœuf. C'est vraiment la soupe populaire et presque personne ne mange.

 

    Le soir, vers 5 heures, on s'arrête dans une cour de ferme. Nous aurons droit à une soupe meilleure que celle du midi mais je ne me souviens pas s'il y avait autre chose ensuite, les temps sont très difficiles,  on ne trouve plus grand chose à manger ! Cette nuit là, comme tant d'autres qui suivront, on couche dans une grange où il y a une bonne épaisseur de foin; nous dormons bien mais je ne saurai dire où nous sommes: nous avons marché, marché, avons traversé Condé-sur-Noireau non encore sinistré, Flers de l'Orne et allons vers Domfront que nous traverserons le lendemain.

 

     Sur les routes s'acheminent des convois de charrettes, les gens fuyant les bombardements et les combats. La fuite se fait en silence, chacun se demandant ce que demain réserve. Après cette première nuit durant laquelle nous avons dormi dans le
foin, -dur dur pour mes pauvres grands-parents!- nous reprenons la route vers une destination inconnue, suivant une autre carriole tractée par un autre cheval dirigé par un autre conducteur. Il semble que nous quittons les grands axes, moins sûrs, pour des petites routes qui traversent des villages aux noms qui nous sont inconnus. Les kilomètres s'allongent, mais il nous faut oublier la fatigue. Il me semble me rappeler que nous passons par La Ferrière-aux-Etangs, puis Lassay...Combien de kilomètres avons nous parcourus avant de nous arrêter le soir dans quelque autre ferme, je  ne saurais le dire.

 

    La nourriture offerte dans les centres d'accueil est toujours aussi détestable mais il faut bien se résigner à la manger si nous voulons garder des forces pour  pouvoir poursuivre la route! Nous sommes un véritable troupeau un peu hagard, fatigué, parfois découragé; car nous sommes nombreux à nous retrouver dans les centres d'accueil. Parfois on y rencontre des gens connus, qui comme nous, évacuent; et fuient les lieux où font rage les batailles et les bombardements. A ce sujet, au fur et à mesure que l'on s'éloigne on entend de moins en moins de détonations,  bien que les bombardements se poursuivent un peu au-delà.


    Le soir nous couchons là où on veut bien nous accueillir, tantôt sur de la paille -il est heureux que nous ne nous relevions pas les vêtements souillés de bouse de vache, les seuls vêtements que nous ayons- car cela arrive parfois, le fermier n'ayant rien nettoyé avant d'épandre une mince couche de paille!  Lorsqu'on nous offre une litière de foin c'est formidable! Parfois des fermiers offrent un matelas de plume à mes grands parents dans un coin de leur ferme. Durant des jours, les mêmes choses se répètent: la marche au rythme des pas des chevaux traînant les charrettes, la traversée des villages où des habitants étonnés nous regardent passer. On a dépassé le département de l'Orne, nous sommes maintenant en

Mayenne nous rapprochant du Maine et Loire. Un soir on nous a arrêtés dans la cour d'un château. La châtelaine est sur la terrasse de cet important édifice et crie: "à l'écurie, à l'écurie!" Bien sûr, réprobation générale! Ma tante Germaine , femme de mon oncle Emile et mère de ma cousine Christiane , va trouver cette horrible femme et lui dit:

"nous ne sommes ni des chevaux, ni du bétail mais des gens qui avons subi les bombardements qui ont tout détruit. Il est bien dommage que les Allemands qui ont paraît-il occupé votre château ne l'aient pas détruit lui aussi , nous ne resterons pas là une minute de plus"
    Et d'un commun accord il fut demandé au brave homme qui conduisait la charrette de nous déposer sur la place du village voisin. Mon cousin Michel eut la bonne idée d'aller trouver le curé du village et après lui avoir raconté la réception au château dont il fut horrifié mais non surpris, le brave prêtre conduit Michel chez des habitants du village et ce soir là toute notre petite troupe dort dans un bon lit après avoir bien mangé, qui chez le médecin, qui chez le curé, qui chez de bonnes gens .Pour notre part, mes parents et moi dormons chez le notaire! Après une bonne nuit de repos, un petit déjeuner qui nous paraît bien bon, nous nous retrouvons tous sur la place du village vers 10 heures. Un cheval attelé à une charrette piaffe d'impatience en nous attendant; une discussion s'engage dans la famille pour savoir si nous allons encore longtemps cheminer sur les routes ou nous arrêter et nous poser dès que nous trouverons un endroit propice pour ce faire. La majorité décide de ne pas poursuivre un cheminement dont on ne sait où il nous conduira. Seuls, ma tante Marguerite et son mari , préfèrent avec mon cousin Jacques , aller encore plus loin. Ils nous quitteront donc un peu plus tard et iront en compagnie des Michel, -qui bien entendu avaient eux aussi été obligés d'évacuer-, jusque dans le Maine et Loire.

 
    Nous avons pratiquement, par des petites routes, traversé tout le département de la Mayenne du Nord au Sud et arrivons dans le bourg de Bierné situé à l'Est et à quelques kilomètres de Château-Gontier bien au Sud de Laval. A Bierné, nous apprenons qu'un centre de bienfaisance distribue aux sinistrés des vêtements. Nous nous y précipitons car nous n'avons
emporté aucun change depuis notre départ de Caen et portons toujours les mêmes affaires, lavées et relavées autant de fois que cela était possible de le faire. Le hasard veut que ce centre soit tenu par une ancienne voisine, modiste de son état,  qui demeurait juste en face de chez nous à Caen, rue Pierre-Aimé-Lair et qui s'était réfugiée depuis plusieurs mois en Mayenne où elle avait sans doute de la famille.

 

Source. La rue Pierre-Aimé Lair entre le bd des Alliés et la place de la République.

 

     Après avoir parlé un moment et récupéré de quoi habiller tout le monde, nous lui demandons si elle ne connaîtrait pas un endroit où l'on pourrait nous recevoir tous (nous sommes encore 10, plus le bébé de Christiane , petite fille de mon oncle Emile ). Madame Guérin, c'est le nom de notre ancienne voisine, nous dit d'aller trouver de sa part le maire de Saint-Laurent-des-Mortiers.  Ce village est situé à 4 kilomètres de Bierné.

 

Le trajet de l'exode de la famille Vaisman AGRANDIR

 

Deux vues de Saint Laurent des Mortiers

 

     La charrette qui nous a attendus pendant tout ce temps nous y conduit, les uns dans cette charrette, les autres à pied comme d'habitude. C'est mon oncle Emile qui va trouver le maire. Lequel aussitôt nous oriente vers le gardien d'une grande propriété appartenant à des Italiens : Mr. Béchu. Après entente, et celui-ci se faisant monnayer la location de cette grande propriété désignée au village sous le nom pompeux de château, nous visitons cette propriété vide de tous meubles.  Mon oncle ayant demandé au gardien de l'immeuble s'il ne pourrait pas nous fournir quelques provisions, (un immense jardin cultivé entoure "le château",) il consent à vendre un sac de farine et quelques denrées au prix du marché noir. Quand le maire apprendra cela, il lui fera forces remontrances et l'obligera à restituer tout l'argent qu'il a empoché. Inutile de dire que par la suite les relations avec ce mécréant seront très tendues!

 

    Pourtant, que toute la population fut gentille et dévouée, une fois alertée par le maire de notre arrivée. Grâce à elle la maison fut bientôt garnie de meubles, de lits, de vaisselle et rien ne manqua pour assurer notre confort. Durant un mois et demi on en oubliera presque les combats et les bombardements qui, ailleurs, font rage. Il fait très beau, chaque jour nous mangeons dehors. Les gens du village sont gentils, chaleureux, et ne savent quoi faire pour nous faire oublier notre statut de réfugiés. Il est rare qu'un fermier ne vienne pas nous offrir une volaille. Il nous arrivera de rôtir à la broche, -grâce aux bûches de bois que nous a données le boulanger-, une oie qui fera notre régal après tant de jours de privation. Chaque dimanche, une brave vieille femme (madame Gerbault) dont le fils, prêtre, est retenu prisonnier, nous offre du cidre bouché. Pour la remercier, ma tante Thérèse , (la plus jeune sœur de maman ), avec de la laine qu'on lui a donnée, tricotera des gants et des chaussettes pour ce fils prisonnier. Maman, pour sa part, ayant dit chez la boulangère qu'elle était couturière, aura des commandes de robes et chemisiers qu'elle réalisera dans des étoffes dont disposait la boulangère qui lui prêtera sa machine à coudre pour réaliser le travail  Une autre dame, madame Legros -même les noms me sont restés gravés en mémoire- demandera à ma mère de confectionner 2 robes pour ses filles. Cette dame est parisienne et est venue, elle aussi se réfugier en Mayenne, en attendant le retour de son mari. Bien sûr, non seulement le travail de maman sera rémunéré, mais on lui donnera, en plus, un coupon de tissu dans lequel elle pourra se tailler une robe.

 

     Il n'y a que le père Béchu qui nous fait grise mine! Un jour qu'il entendit mon père jouer du piano sur un vieil instrument désaccordé qui était le seul meuble demeuré dans la maison lorsque nous sommes arrivés, il apostropha méchamment mon pauvre père en lui disant qu'il était interdit de toucher au piano car il ne fallait pas user sa musique!!! Mais envers lui nous avions nos petites vengeances: à la tombée de la nuit, mes tantes et ma mère allaient cueillir en cachette des haricots verts (il y en avait beaucoup) dans le jardin du château qu'il entretenait. Un soir, mon père s'inquiétant de ne pas voir rentrer ces dames alla en catimini voir ce qu'elles faisaient, et ces dames croyant qu'il s'agissait du père Béchu se repassaient le panier plein de bons haricots verts, l'une à l'autre, elles en furent quittes pour une petite émotion! Mon père quant à lui entendit de leur part des invectives de toutes sortes. Chaque jour, mon oncle Emile , mon cousin Michel et mon père vont au bureau de tabac -qui fait aussi café- du village pour écouter les nouvelles à Radio Londres. Ils suivent attentivement la progression des troupes alliées et les revers infligés par les troupes allemandes. La bataille pour la libération de Caen et de sa région dure toujours.

 

    Un jour, les habitants de St. Laurent, croyant entendre les soldats des troupes alliées, sortirent les drapeaux et en garnirent les fenêtres, mais en réalité il s'agissait de soldats allemands qui quittaient les lieux et s'enfuyaient et les drapeaux disparurent des fenêtres aussi vite qu'ils y étaient apparus! Sans doute les gens du village n'eurent-ils pas trop longtemps à attendre pour pavoiser de nouveau. (Note de MLQ: le sud de la Mayenne est libéré par le XV US Corps entre  le 6 et 9 août 1944.)

     Le 28 août, le calme revient enfin à Caen. Mon oncle Emile –qui est celui de la famille qui a toujours eu le plus de moyens et qui a sur lui une certaine somme d'argent, décide d'acheter une "Juva 4 "Renault, qui est à vendre d'occasion chez le garagiste du village,

Une Juvaquatre Renault.

 

celui-ci l'assurant qu'il lui fournira quelques jerrycans d'essence (denrée extrêmement rare à l'époque), pour lui permettre de faire un aller et retour à Caen en éclaireur et savoir ce qu'il est advenu des logements où nous habitions, sans trop d'illusions cependant. Il sera parti deux jours, ayant couché chez des amis qui avaient eu  la chance de ne pas être sinistrés et qu'il a retrouvés à Mondeville, tout près de Caen, lesquels se proposent de l'héberger avec sa famille lorsqu'il seront de retour à Caen, en attendant qu'ils s'installent quelque part, car mon oncle a déjà constaté que, là où il habitait il n'y a plus qu'un tas de ruines. Quand il  reviendra à Saint-Laurent, les nouvelles qu'il nous donnera seront d'ailleurs catastrophiques. Il nous exposera les faits: chez lui tout n'est plus que ruines, là où nous demeurions, il n'y a plus qu'un tas de cendres car l'immeuble où nous logions a été détruit par des bombes incendiaires. Là où demeuraient mes grands parents , l'immeuble s'est effondré, mais on peut encore y récupérer quelques meubles, du linge, différents ustensiles, quelques souvenirs recouverts de gravas etc. etc... Là où demeurait ma tante Marguerite , il en est de même que chez mes grands parents. Où irons-nous nous loger en rentrant? Où allions-nous loger telle était la question que nous nous posions mais mon oncle nous apporta vite une réponse. Lors de son voyage à Caen, il était également allé à Reviers pour avoir des nouvelles de son frère Georges qui tenait un commerce (épicerie, café,) dans ce village. Miraculeusement, bien qu'en pleine zone du débarquement (Courseulles n'est qu'à 3 km); le village avait été épargné et le commerce de mon oncle Georges n'avait subi aucun dégât, excepté  le bris d'une vitre! Bien sûr les 2 frères furent heureux de se revoir ce qui aurait pu n'être pas le cas car un soldat canadien totalement ivre, qui avait fait, à quelque temps de là, irruption dans le  café tenu par mon oncle Georges, avait réclamé de l'alcool que mon oncle lui refusa, n'en disposant pas. Le soldat canadien avait mis  mon oncle en joue et s'apprêtait à tirer, quand, Dieu merci, un officier canadien fit irruption dans le café et sortit "manu militari" le soldat ivre mort. Mais mon oncle avait eu très peur! Donc il fut entendu que, provisoirement, en attendant de trouver quelque chose ,il hébergerait mes grands parents , ne pouvant les garder longtemps, sa femme, ma tante Yvonne étant malade, enceinte et s'occupant déjà de sa maman à elle, rescapée des bombardements d'Aunay-sur-Odon.

 

Source. Le village d'Aunay-sur-Odon avant et après les bombardements. Voir une photo aérienne.

 

    Un peu plus tard mes grands parents trouveront  refuge chez des voisins de mon oncle, 2 dames, l'une veuve de guerre, l'autre célibataire qui vivaient en compagnie de leur père, un vrai "gentleman-farmer"(par la suite, ces gens deviendront de véritables amis de la famille.) En ce qui concernait ma tante Thérèse (la jeune sœur de mes oncles et de maman ) et nous, les amis de cœur de la famille, Mr; Lesénécal et sa fille Juliette  que mon oncle avait rencontrés, occupés à essayer de récupérer du linge et des ustensiles retrouvés sous les gravats de la maison qu'avaient habitée durant 60 ans mes grands parents, pour les soustraire aux pilleurs qui,  malheureusement, sévissaient un peu partout, ils proposèrent que nous allions nous réfugier chez eux bien qu'une partie de leur maison avait été endommagée par un obus de marine.


    Suite aux déclarations de mon oncle Emile   nous décidons de retourner à Caen le plus vite possible
(Note de MLQ: dans les premiers jours de septembre 1944). Il nous faudra parcourir un peu plus de 190 kilomètres à pied mais cela ne nous effraie pas. Mes grands parents , Christiane et son bébé, ma tante Germaine ,  rentreront en voiture avec mon oncle Emile. Avant de partir, nous allons saluer les habitants de St. Laurent des Mortiers qui nous ont si bien accueillis et ont été si généreux envers nous. Ils le seront encore plus en prenant sur leurs réserves quelques boites de conserve, des sablés, etc.... qui nous seront bien utiles sur la route car nous devrons, hélas!  quémander de quoi manger et chercher où dormir tant que durera notre retour.

 

    L'accueil que nous réservaient les gens chez lesquels nous frappions pour demander où il serait possible de s'abriter pour passer la nuit, fut toujours excellent en Mayenne. Généralement, si on ne pouvait nous proposer un lit ou un matelas, on nous offrait des belles couches de foin. Après avoir parcouru une vingtaine de kilomètres en poussant une poussette que l'on nous avait offerte à St. Laurent pour y mettre les quelques hardes que nous avions récupérées, ça et là et les provisions qu'on nous avait données, nous nous endormions rapidement et passions correctement la nuit. Il me reste le souvenir de la gentillesse de religieuses auxquelles nous nous étions adressés pour trouver un gîte, qui nous dressèrent des lits dans une grande salle et nous offrirent à dîner. Ah! qu'ils nous semblèrent bons les œufs à la coque qu'elles nous donnèrent...

 

    Je revois aussi le visage bien rouge et bien rond de cette brave fermière en train de faire cuire des rillettes de porc dont elle nous offrit ensuite une bonne ration. Elle voulut dédoubler ses lits pour que nous couchions sur de bons matelas. Quand son mari fit son entrée dans la pièce où nous nous tenions (une vaste cuisine, comme il en existait  tant à la campagne autrefois,) elle nous dit en guise de présentation: "regardez la tronche qu'il a créerait-on d'un parisien qu'il est!"

 A la fin du bon repas qu'elle voulut nous faire partager avec eux, elle voulut qu'on lui chante quelque chose mais quand on lui dit qu'on n'avait guère le cœur à chanter, elle répliqua: "Sont-y cons, sont-y cons, i'n'chantent pas comme en Mayenne!"
Pour lui faire plaisir, ma tante Thérèse et mon cousin Michel lui chantèrent quand même  une chanson à la mode !...Nous arrivons maintenant dans le département de l’Orne. Les kilomètres succèdent aux kilomètres, la fatigue commence à se faire sentir. Nous continuons à demander l'hospitalité pour le soir mais l'accueil est, ici,  beaucoup moins chaleureux qu'en Mayenne et la solidarité moins évidente. Ce sera encore pire dans le Calvados où on nous fera payer un litre d'eau puisé à la pompe! Quelles sont les communes que nous avons traversées, je ne saurais le dire. Nous évitons Flers et ,Condé-sur-Noireau villes que nous savons avoir été détruites (mon oncle Emile
nous l'avait signalé). A Clécy, le 14 septembre, nous sommes en des lieux connus, mon cousin Michel qui y avait séjourné durant l'occupation y connaît des amis qui nous recevront et nous logeront une nuit. Par eux, nous apprendrons les désastres de toute la région, les ruines, les victimes et ce à quoi nous devons nous attendre au fur et à mesure de notre avancée vers Caen. A la sortie de Clécy, le pont de la Landelle a été détruit et remplacé par  un pont dû au Génie allié. Bientôt, d’ailleurs nous allons voir un convoi de camions militaires allies. Des soldats nous jettent quelques paquets de chewing-gum, des cigarettes,  des tablettes de chocolat...Nous leur faisons  du stop...Un camion s'arrêtera nous fera grimper et nous emmènera à Caen.  Il nous laissera  sur la place de la Demi-Lune tout près de chez nos amis Lesénécal qui habitent rue de la Seulles.

 

La place de la Demi-Lune

 

Lorsque nous arrivons chez eux c'est le bonheur des retrouvailles. Leur maison est debout mais tout un pan de mur est en ruine, ce mur ayant été percuté, durant les combats, par un obus de marine. Une couverture masque le trou béant. Mais il reste 2 grandes pièces habitables. que nous partagerons pendant plusieurs jours avec nos amis. Juliette nous fait le récit du cauchemar qu'elle a vécu durant d'interminables semaines: les nuits dans les carrières de Mondeville, les jours à trembler quand les bombes tombaient, quand les obus fusaient de tous côtés. Son père, ayant en 14-18, sauvé un camarade lors de la guerre des tranchées, avait refusé de quitter sa maison quoi qu'il advienne, possédant quelques poules et des lapins qu'il voulait continuer à soigner. De ce fait, sa fille ne voulant pas le laisser seul était restée, elle aussi, et avait assisté jusqu’à la fin,  à la bataille  pour la libération de Caen. Mais disait-elle, si c'était à refaire je ne le ferai pas.

 

    Après notre long périple sur les routes, un bonne toilette nous aurait fait du bien, mais il n'en était pas question,  tout le réseau de distribution de l'eau ayant été détruit de même que le réseau électrique, et, durant des jours, voire des semaines, nous allions faire des queues interminables pour être ravitaillés par les militaires ou pour rapporter un broc d'eau ,tirée à une pompe encore en état de fonctionner, rue d'Auge.

 

     Dès le lendemain de notre arrivée nous "descendons" à Caen. Dès la rue d'Auge, nous commençons à nous rendre compte des destructions causées par les troupes alliées,  nous réalisons l'horrible cataclysme.

 

Deux vues des ruines de la rue d'Auge après déblaiement.

 

Devant nous, à l'infini, se dresse un champ de ruines au-dessus desquelles, comme des fantômes de ce qui avait été, se dressent des pans de murs calcinés, prêts à s'effondrer à tous moments, et, plus loin, la tour de St Jean, seule rescapée.

 

Le quai de Juillet, vu de la rive droite, la place de la Mutualité et l’entrée de la rue de la Marine. A gauche l’église Saint-Jean, dans le fond à droite l’Abbaye aux Dames (église de la Sainte Trinité)

 

    Plus loin encore, surgissant au-dessus des gravats accumulés, l'église Saint-Pierre amputée de sa flèche et de la majorité de son toit rappelle que c'est là que se trouvait le centre de l'ancienne ville dans laquelle nous ne savons plus nous diriger, la plupart des rues étant encore enfouies sous des tonnes de décombres, seules quelques voies ayant été déblayées sommairement pour laisser passer les convois militaires.

 

L'église Saint-Pierre n'a plus de flèche, Chez Allison collection.

 

    Mais, ce dont je me souviens le plus et que nul ne peut imaginer quand il ne s'est pas trouvé là en ces tristes moments, ce sont des horribles odeurs,  accentuées par les fortes chaleurs qui sévissent en cette fin de septembre, dégagées par les gravats, les murs calcinés et surtout par les corps en décomposition des victimes toujours enfouies sous les ruines, une odeur douçâtre, écœurante qui donne envie de vomir et qui persistera encore durant des mois, car, lors des déblaiements on retrouvera encore, durant un long moment, les restes de malheureuses victimes ; encore est-il que toutes n'aient pas été retrouvées. De toute ma vie,  je n'oublierai ce souvenir gravé à tout jamais dans ma mémoire.

 

L'hôtel Moderne faisait l'angle entre le Bd des Alliés et la rue Pierre-Aimé Lair

 

 

Source. La rue Pierre-Aimé Lair, à gauche après la reconstruction, à droite après le déblaiement.

 

 Arrivés rue Pierre-Aimé-Lair devant le petit immeuble où nous habitions, il n'y a plus qu'un tas de cendres au-dessus duquel trône notre ancienne cuisinière qui tombe en cendres dès que nous voulons y toucher! Reste aussi un pan de mur auquel est resté accroché, par quel hasard (?) le cadre métallique du piano de mon père . Devant les ruines et le tas de cendres qui furent notre demeure, mon père est blanc comme un mort,-ayant déjà connu avec ses parents le même scénario, à Reims, lors de la guerre de 1914-1918,-quant à ma mère , elle ne peut s'empêcher d'éclater en sanglots: tant d'années de travail, d'économies pour acquérir des meubles, du linge, de la vaisselle etc...etc...et tout cela réduit à néant! Sans compter  la perte irremplaçable de souvenirs à jamais perdus: des lettres auxquelles on tenait, des photos d'êtres chers disparus, de beaux livres, même rares, offerts par le père de papa, un magnifique portrait de ce même grand-père, fait au fusain par un dessinateur  de ses amis renommé, des tableaux d'artistes de valeur, les bagues de la maman de mon père, seuls souvenirs qu'il avait d'elle, et que sais-je encore? Moi, je pleure mon "nounours", l’ami et le confident de toute mon enfance et auquel je tenais tellement! Et puis, surtout,  mes parents ont perdu leurs outils de travail : en ce qui concerne maman , sa machine à coudre -Ma mère était couturière à domicile-, tous les journaux de mode et les "patrons" dont l'acquisition avait demandé de beaucoup économiser, car mes parents avaient connu de nombreuses années de "vache enragée", mon père, professeur de piano, perdait son instrument et les nombreuses partitions de musique accumulées et annotées au fil des années...Qu'allaient ils pouvoir faire, maintenant? Bien sûr, nous sommes tous vivants, alors que d'autres pleurent leurs morts enfouis sous les décombres, mais cela n'empêche qu'il est difficile de voir toute une partie de sa vie réduite à zéro! Un prisonnier allemand qui travaille au déblaiement de la rue et des trottoirs nous regarde et dit en français : "Quel grand malheur, la guerre, quel grand malheur!" avec des larmes dans la voix. Peut-être songe-t-il aussi à son pays ravagé par les bombes et à sa famille dont il est, peut-être sans nouvelles?

 

    Tristes et découragés nous retraversons la ville, ayant l'impression de nous mouvoir dans un cauchemar, pour regagner notre campement chez nos amis Lesénécal. Dès le lendemain, j'accompagne maman en ville pour demander à  « l'Entraide française »(Note de MLQ: organisme qui a remplacé le Secours national, voir la rubrique 8)  installée dans une ancienne boutique de  la rue Guillaume le Conquérant, qui, elle, n’a subi aucune destruction, quelques vêtements pour l'hiver .Durant  ce temps, mon père va faire quelques démarches auprès d'un marchand de musique installé rue Froide pour savoir si des personnes non sinistrées ne cherchent pas un professeur pour leurs enfants. Dans la boutique où s'est installée l'Entraide française, maman rencontre une ancienne connaissance d'elle et de  papa qui faisait autrefois de la musique en amateur et dont je me rappelle seulement le prénom: Edmond. Maman lui parle de notre situation et il lui demande si une place dans les bureaux de l'Entraide française ne l'intéresserait pas en attendant de pouvoir reprendre d'autres activités. Bien sûr, l’aubaine est trop bonne pour la laisser passer, et nous partons aussitôt rue Mélingue où se trouve  le siège de l'Entraide française. Maman a la chance d'être acceptée pour occuper un emploi dans le nouveau centre de distribution situé dans la salle des fêtes de l'ancien lycée Malherbe.

 

Le lycée Malherbe et l'église Saint Etienne

 

 Mon père, par la suite acceptera un poste de veilleur de nuit pour garder les réserves de vêtements qui ont élu domicile dans l'école normale de garçons rue Caponière. La vie va peu à peu s'organiser. Ma mère va prendre son nouvel emploi à l'Entraide Française. Il lui faudra du temps pour s'y rendre et la pluie qui se met à tomber régulièrement fin septembre ne facilitera pas les choses. Les anciennes rues de Caen sont transformées en un véritable cloaque.

 

Source : Photos A. Goupil présentées pages 141 et 142 de ce livre. Les flaques d'eau rue Saint Jean et rue Saint Pierre.

 

 

    Ma tante Thérèse , de son côté, fait des démarches pour savoir où et quand ouvrira de nouveau la caisse d'assurances maladie dans laquelle elle travaillait. Ayant l'adresse de l'ancien directeur, de la "Calvadosienne", nom de l'ancienne caisse d'assurances sociales, elle va le voir, (il habite un quartier non sinistré), et celui-ci lui fait savoir que les bureaux seront installés dans un immeuble non sinistré place de la République, et, qu'étant donné que toute sa famille est sinistrée, il met à sa disposition les locaux - où quelques travaux seront à opérer-, des anciens bureaux pour s'y loger avec sa famille. Ces locaux se situent 4 rue de Bras, dans laquelle la plupart des immeubles sont restés debout , bien que cette rue soit située à côté de la rue Saint-Pierre en partie détruite. Après avoir remplacé les vitres des fenêtres, entièrement brisées, par du "Vitrex», sorte de papier gras transparent, et calfeutré quelques lézardes, repeint et tapissé les murs avec des fournitures acquises chez un commerçant non sinistré de la rue Saint-Pierre, nous emménagerons à six dans une assez grande pièce, mes grands parents revenus, de ce fait, à Caen, ma tante Thérèse , mes parents et moi. Nous obtenons quelques meubles en bois blanc à l'Entraide française. Bien qu’abîmé, mes grands parents ont récupéré leur lit. Mes parents coucheront sur un sommier offert par l'Entraide française, ma tante et moi nous contenterons de lits-cages prêtés par notre amie Juliette . Près de la grande pièce, il y a un cagibi mal éclairé, dans lequel se trouve un lave-mains, qui, pendant 3 ans, nous servira de lavabo au-dessus duquel -ô miracle!- un robinet nous fournira parcimonieusement, un peu d'eau. Quant à l'éclairage il faudra se contenter de celui donné par des bougies,-voire des chandelles, fabrication maison- en attendant de bénéficier -comble du luxe- de l'éclairage répandu par une lampe à pétrole, lorsque mon oncle Emile aura pu, grâce à ses relations, nous obtenir du pétrole. Pour le chauffage et la cuisine nous devrons nous contenter d'un poêle dont les tuyaux traversent la pièce  pour être raccordés à un conduit de cheminée. Mon père, auquel  son travail de veilleur de nuit laisse du temps  libre dans la journée,  va pouvoir donner quelques leçons de piano à des élèves retrouvés. Mais malgré la présence d'un piano que mon père a loué, les circonstances ne sont pas très favorables car il ne fait pas chaud dans la pièce et les élèves devront rester couverts pour travailler, ce qui n'est pas idéal. Un hiver terrible, comme on n'en a peu connu ici, s'annonce. L’année 1945 reste dans ma mémoire comme la plus sombre qu'il nous ait été donnée de subir à cette époque. La nourriture manque affreusement. Nous avons toujours des cartes de rationnement mais, souvent  on ne peut même pas obtenir les rations auxquelles nous avons droit! Grâce à ses anciennes relations, mon oncle Emile nous fournit de temps en temps quelques provisions qui améliorent  un peu l'ordinaire. Je me souviens des queues interminables devant telle  boulangerie, telle boucherie ou telle épicerie pour s'entendre dire après de très longs moments d'attente : "il ne reste plus rien!" Mon père va bientôt trouver un emploi de bureau au Ministère de la reconstruction, ce qui lui évitera les longs trajets à pied qu'il devait faire pour assumer son emploi de veilleur de nuit. Il donnera ses leçons le soir en rentrant. Je n'ai pas encore parlé de moi.

 

    La rentrée scolaire a eu lieu et mes parents m'ont inscrit au lycée Malherbe en 6ème mais, je n'y resterai que quelques semaines, le manque de professeurs faisant que je passe plus d'heures en permanence qu'en cours. Mes parents décident, alors, de m'inscrire au cours complémentaire Guilbert (du nom de mon ancienne école, rasée au débarquement. (Note de MLQ: rue Guilbert près de l'église Saint Jean) Les classes sont installées dans des baraquements en bois. Il y fait déjà très froid car avec un poêle à bois qui fume une heure quand on  l’allume, avant  de chauffer un peu, on est souvent obligés d'aller courir autour des baraquements pour nous réchauffer! Et le pire est à venir car durant les mois de la fin de l'année 1944 et les premiers mois de l'année 1945, le thermomètre affiche souvent des températures de moins 10 degrés et pour compliquer le tout, il neige pendant de nombreuses semaines, en effet le début de l'année 1945 est marqué  par une recrudescence de la rigueur du froid et des chutes de neige.

 

Source : Photo présentée pages 139 de ce livre. Caen sous la neige l'église Saint Pierre à droite l'hôtel d'Escoville

 

    Mal couverts, on attrape maintes engelures aux mains et des crevasses aux talons, et, vu le  froid, cela fait très mal! Dans la maison, on grelotte, car le petit fourneau est bien incapable  de chauffer notre grande pièce, d'autant plus qu'on n' a pas grand chose à faire brûler! On ne trouve ni bois , ni charbon à acheter, ni même le poussier, (poussière de charbon) qu'on se procurait , avant le débarquement à la S.M.N. et, lequel, une fois mouillé , servait à entretenir le feu .Dans la pièce, mal close,  l'air glacial passe de partout! Chaque soir on doit donc -comme tant d'autres- escalader les ruines à la recherche de morceaux de bois, provenant de poutres, de planchers, de portes ou de fenêtres des immeubles détruits.

 

Source: photo PAC page 41 de ce livre. Des Caenaises récupèrent du bois dans les ruines.

 

 Mon pauvre grand-père , âgé de 85 ans et qui n'y voit presque plus, se recroqueville auprès du fourneau mais grelotte tout de même ne pouvant, comme nous,  s'activer un peu. En ville,  la neige rend encore plus difficile la circulation sur les chemins tracés au travers des ruines. Pour beaucoup, trouver un abri s'avère être impossible, à moins de s'expatrier vers la côte, mais il reste à résoudre le problème du transport, car on manque de carburant et, de ce fait, de moyens de communications! Le déblaiement des tonnes de gravats a commencé avec l'aide de quelques camions, qui, eux aussi manquent de carburant! Durant les semaines de neige, les travaux sont interrompus ou arrêtés. Il faudra attendre quelques mois pour qu'on voit installer des rails de chemin de fer "Decauville" qui serviront à faire rouler des wagonnets tractés par une locomotive, lesquels permettront l'évacuation plus rapide des gravats, dont certains seront utilisés lors de la reconstruction.

 

Source page 168 de ce livre. Déblaiements avec un Decauville quartiers Saint Pierre et Saint Jean.

 

     Au printemps, (et durant quelques années,) on verra surgir au milieu des ruines, des arbustes appelés "buddleias" aux grappes de fleurs de couleur amarante, sans doute cela explique-t-il mon aversion pour ces arbustes aujourd’hui!

 

Source: photos Delasalle présentées page 173 de ce livre. La végétation où les lapins pullulaient dans l'îlot Saint-Jean

 

    La rigueur de l'hiver ne facilite pas le ravitaillement  qui était déjà difficile. Dieu merci, grâce à ses relations dans le monde paysan, mon oncle Emile peut nous aider dans ce domaine et fournir aussi un peu de nourriture à ma tante Marguerite , qui a trouvé à se loger,  provisoirement, chez des amis dans le quartier de la Demi-Lune,  amis qui lui ont loué 2 pièces. (Mon oncle Emile s’est, lui, installé à Bayeux où il restera plusieurs années.) A la maison, face aux difficultés quotidiennes chacun essaie de se débrouiller du mieux possible. Grâce aux gens chez lesquels mes grands parents s'étaient réfugiés à Reviers, nous trouvons des pommes de terre à acheter, mais il faut aller les chercher! Ma tante Thérèse et mon cousin Jacques se font prêter des bicyclettes par des amis et se proposent d'y aller. Au retour, alors que les sacs de 25 kilos de pommes de terre sont bien fixés sur les porte-bagages, ma tante Thérèse est prise d'atroces douleurs dans le ventre , doit s'arrêter, et , même s'allonger sur le talus. Depuis quelques temps elle avait été sujette à de telles douleurs mais moins violentes. Quelques jours plus tard, elle va consulter un docteur de ses amis qui semble très inquiet : Il se doute déjà que ma tante souffre d'un cancer. Elle sera en effet opérée en 1946 d'un cancer du rectum et mourra 3 ans plus tard, âgée seulement de 36 ans et après avoir vécu un véritable calvaire durant 3 ans, les médicaments - contre la douleur n'existant pas ou étant introuvables à cette époque ou étant distribués, telle la morphine, avec grande parcimonie-. 

 

    Malgré le poids des soucis, durant quelques semaines, un petit air de bonne humeur va flotter à la maison. Mon père est sollicité par des anciens choristes du théâtre dont il était le pianiste attitré, faisant partie de l’orchestre, durant de nombreuses années avant les destructions de Caen. Ces choristes ont monté une petite troupe et voudraient organiser un spectacle avec une opérette dont ils seraient les chanteurs et les acteurs :"Pas sur la bouche" de Maurice Yvain. Ils demandent donc à mon père de les faire répéter et de les accompagner, ce qu'il accepte évidemment. Alors, durant plusieurs semaines, le soir, après le travail, nous assisterons aux répétitions qui amènent un peu de gaieté à un moment où on en a tant besoin! Le spectacle donné à Bayeux, à Honfleur aura du succès et deux des chanteurs feront, par la suite une jolie carrière au Châtelet à Paris.

 

     Mai 1945 ...C'est la fin de la guerre enfin, mais les Caennais ont du mal à fêter cela dans la joie. Ils ont encore les pieds dans les ruines de leur ville martyre et beaucoup portent le deuil des nombreuses victimes civiles. Pour nous cela correspond à la période où nous apprenons deux bien tristes nouvelles. Le plus jeune frère de maman, Marcel Lépine -mon parrain de surcroît- qui avait été envoyé comme S.T.O. en Allemagne n'a pas rejoint son poste là-bas à la fin d'une  permission exceptionnelle, il s'est caché et, au cours d'une rafle effectuée par les Allemands sans la nuit du 16 au 17 juin 1944, a été pris à Boulincourt, hameau d'Agnetz (Oise), emprisonné au camp de Royallieu à Compiègne et déporté le 15 juillet 1944 à Neuengamme, il décédera le 17 avril 1945 à Ravensbrück.

 

Carte IGN, localisation Boulincourt, hameau de la commune d’Agnetz (60 ;  le nom de Marcel Lépine apparait sur l'un des monuments qui rappelle la rafle de réfractaires du STO cachés en forêt de Neuville en Hez.

 

La seconde terrible nouvelle, c'est la déportation à  Auschwitz  de la belle-mère de mon père (seconde femme de mon grand père paternel) que des voisins qui désiraient son appartement ont dénoncé car la pauvre femme avait le malheur d'être juive!


    A la fin de cette année 1945 si pleine d'épreuves pour nous nous devions en subir encore une autre. Un dimanche matin, alors que la veille au soir mon père avait participé à un concert, il tombe subitement paralysé Durant 3 longs jours, il reste entre la vie et la mort. Son bras gauche restera mort jusqu'à la fin de sa vie, 14 ans plus tard, il aura toujours du mal à marcher et, parfois à parler.

...Voici les souvenirs si présents que je garde de cette période. Lorsqu'il m'arrive d'aller me promener dans le Caen d'aujourd'hui, tout en avouant que la ville est belle, que les monuments rescapés du désastre ont bien été mis en valeur, -mais tant de belles demeures, tant d'autres monuments ont à tout jamais disparu- je ne peux m'empêcher de superposer aux images que je vois celles du Caen d'autrefois, qui fut la ville que j'aimais et à laquelle sont rattachés tous mes souvenirs de gosse.

 

Témoignage inédit de M. Gérard Vaisman , merci à M. Dominique Bidart pour la communication de ce document.

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