SOUVENIRS D'UNE MERE DE FAMILLE Mme Alix LEULLIER

 

 

6 juin - Dix sept heures

             Ça recommence, inutile de rester ici, autant fuir avant la nuit, il y a encore un pont PARIS-CHERBOURG (Note de MLQ: le viaduc de la ligne de chemin de fer)  à traverser.

 

le viaduc de la ligne Paris-Cherbourg, autre nom de ce pont: Pont du Lido.

 

Alors on entasse les provisions, les vêtements, les pansements, les chaussures, quelques couvertures. On installe Anne-Marie dans une remorque sans pneus, sans ressorts ; je l'assieds sur un édredon. Alain, 2 ans, est dans sa voiture archibondée, Dominique, 4 ans, assis sur le porte-bagages d'une bicyclette. On sauve quatre bicyclettes qu'on charge au maximum. Le triste cortège s'ébranle, les cordes (en papier) cèdent, il faut tout arrimer de nouveau. Tâchons de ne pas nous trouver pris dans un convoi. Les avions piquent et mitraillent, quel enfer !

 

Eterville

            Nous nous éloignons de six à sept kilomètres ( Note de MLQ: Eterville est au Sud-ouest de Caen) , nous trouvons asile chez des gens modestes, mais bon cœur, il faut pouvoir se caser à douze.

 

Extrait carte sheet 7 F/I le pont ferrovieire

 

Le bonhomme chez qui nous sommes est un boucher clandestin, nous aurons toujours à manger. On fourre les gosses trois par trois dans les lits avec les enfants de notre hôte. Pierre couche en face avec trois des nôtres. La nuit fut quelque chose d'inénarrable comme horreur : bombardements, incendies, tout saute, il ne va plus rien rester. Au jour, on inspecte l'horizon, Venoix semble épargné, c'est notre quartier. Partout ailleurs, ce n'est que ruines, fumées, incendies, décombres.

 

            Nous sommes à un carrefour, les Allemands vont et viennent avec leurs chars au bruit infernal, ils circulent dans des autos toutes déglinguées, ils se camouflent au maximum, mettent des branches sur leurs casques, leurs autos, leurs motos. Sur chaque véhicule, un homme est debout, inspecte le ciel pour signaler l'avion susceptible de les mitrailler.

 

Source.

 

Vingt, trente fois par jour, il faut se mettre à l'abri de la mitraille. On voit les « Boches » lâcher leur véhicule, se cacher dans les fossés, rentrer dans les maisons. Cette vie là dure quinze jours. Pendant ce temps là, CAEN continue à brûler, à sauter. Les beaux parents sont restés à Venoix, ils vont et viennent chez nous (la maison ne semble pas abandonnée) la préservant peut-être du pillage.

 

            Pendant une accalmie, Pierre parcourt les champs, à la recherche d'un peu de bois, de paille. II trouve des baraques abandonnées par les Allemands, construites en contrebas et dont le toit affleure le sol. L'abri lui paraît intéressant. Il y à du bois tout autour pour faire du feu. II y a des poêles, des lits, même une réserve d'eau qui peut servir au ménage. C'est une trouvaille. Je vais avec Pierre visiter l'endroit, nous décidons d'y aller le soir même, la tranchée est si inconfortable.

 

            Cinq heures - Démarrage. Nous faisons plusieurs voyages avec les remorques à travers les champs, ça cahote, mais on est content. L'installation se fait rapidement, nous songeons au souper. Marie-Thérèse va au milieu chercher le pain et le lait. Pierre abat une cloison pour aller dans deux pièces sans sortir. D'un seul coup arrive une rafale d'obus. Nous nous serrons tous les uns contre les autres. Jacques et Jean-Pierre sont seuls dans la pièce voisine, je tremble qu'ils ne cherchent à sortir pour nous rejoindre. Tout tremble, tout vibre, nous ne sortirons pas de là vivants. Marie-Thérèse doit être sur le chemin du retour. La plaine n'offre aucun abri, ma pensée va vers cette pauvre petite, la reverrons nous ? Après vingt à vingt-cinq minutes d'un vacarme effroyable, le calme renaît. Vite on retourne à la tranchée, elle est blindée, l'abri est plus sûr, tant pis pour le confort. Nous abandonnons les trois quarts de notre matériel et nous revenons chargés au maximum.

 

            Nous apercevons Marie-Thérèse et ma mère qui n'avaient pas encore quitté le village, s'y étant trouvées attardées, Dieu merci. Elles ne s'étaient pas rendu compte de la sauce qui nous était tombé dessus et se demandaient pourquoi nous revenions. Le soir tombait, il ne fallait pas songer à faire un nouveau voyage là-bas pour ramener du matériel.

 

            Dès le petit jour, le lendemain matin, Pierre y va. Les S.S. sont là, défense d'entrer, ils menacent du révolver. Ces messieurs vident les valises et choisissent ce qui leur convient. Pierre y retourne l'après-midi et rapporte ce que ces messieurs ont bien voulu laisser. (à cette date 27 juin à cet endroit des hommes de la 1.SS Panzer-Division Leibstandarte Adolf Hitler) Cette équipée nous a coûté cher comme pillage.

 

            Deux jours après, 29 juin : Ordre d'évacuation, on a deux heures pour quitter le village. II faut se diriger soit sur SAINT-ANDRE-SUR-ORNE ( 6 km au Sud-est) , soit sur CAEN. Nous préférons rentrer à CAEN. Nous nous disons que pour avoir enduré depuis trois semaines tout ceci, il vaut mieux tenir et attendre l'arrivée des Anglais, quitte à remonter les lignes si le front n'avance pas assez vite. Nous jetons dans la tranchée tout ce que nous ne pouvons pas emporter, et retour vers CAEN sous les obus. Tous les villages environnants évacuent, la route est un interminable convoi de malheureux, traînant des brouettes, des vélos, des remorques ; seuls les cultivateurs ont chargé leurs chariots.

 

            Tout à coup les rafales nous obligent à abandonner les bagages au milieu de la route. On se couche à plat ventre, on se plaque dans les haies, contre les maisons, je couvre les enfants avec mon manteau, les éclats crépitent de tous côtés. Cent mètres avant la maison, même sérénade, les gens crient, près de moi une fille de vingt ans hurle, appelle sa mère. Je lui enjoins sévèrement de se taire :« Quand vous serez blessée, vous aurez le temps de crier ». Tout de même on arrive à la maison, un calme relatif s'établit, on remet de l'ordre rapidement. Nous ne pouvons songer à aller à la cave, l'issue est extérieure et précisément du côté où arrivent les obus. Nous décidons de coucher dans le bureau, nous sommes dix sur six mètres carrés. Tous habillés, naturellement, nous resterons dix semaines sans quitter nos vêtements et nos chaussures.

 

30 juin - Calme relatif

            Dix sept heures - Grand déploiement d'artillerie ; Les obus sifflent, pleuvent autour de la maison. Par bonheur, tout le monde est là. La maison tremble, les carreaux tombent ; un éclat entre dans le bureau et va casser la glace de la cheminée. Chez les voisins d'en face : deux morts, un blessé. Je cache les enfants sous la table, si le plafond tombe, ils seront un peu protégés. Nous n'osons plus rester là, il y a un endroit à CAEN qui a été épargné jusqu'alors, il s'agit de l'Eglise Saint-Etienne (l'Abbaye aux Hommes) et le Lycée Malherbe qui occupe l'Abbaye elle-même, puis l'établissement du Bon-Sauveur.

 

 

 Le Bon-Sauveur est précisément la maison où mes filles sont en pension. Cet établissement important abrite mille huit cent personnes en temps normal, il comporte la Maison Mère des Sœurs du Bon-Sauveur, un asile d'aliénés, une école de sourds-muets, un institut pour former des institutrices libres et un pensionnat de jeunes filles. Cette Maison hospitalière abritera jusqu'à douze mille réfugiés. Quand nous décidons d'y aller, il y a encore six mille personnes. Nous arrivons donc à nous caser, d'abord dans un dortoir avec lits, puis au bout de quelques jours, nous devons abandonner nos lits aux blessés, nous couchons ailleurs sur des paillasses.

 

 

            Les repas sont pris au Centre d'Accueil, le ravitaillement est médiocre. Jacques et Pierre profitent d'une accalmie pour aller à Venoix chercher du ravitaillement et enterrer l'argenterie, du linge et différentes choses précieuses.

 

7 juillet - Dix huit heures

            Une nuée de bombardements lourds survolent la ville à faible altitude. Nous nous réfugions au bas d'un escalier à vingt-cinq personnes. Anne-Marie, livide, tremblante, se tasse dans un tout petit coin. Que va t'il se passer ? Est-ce sur nous que cela va tomber ? Et toujours cela passe et toujours cela vibre, les hommes risquent un œil à l'extérieur, le ciel est noir de bombardiers et ce, ronflement qui couvre tous les bruits ! Pendant une heure et demie ce sinistre défilé va durer, les bombes tombent sans arrêt. Encore tout un quartier qui disparaît, ensevelissant de nombreuses victimes venues des quatre coins de la ville. Ce quartier jusqu'alors à peu près intact semblait offrir une certaine sécurité, il était bâti dans la carrière et les gens avaient des mètres de roc pour s'abriter. Ces épaisseurs de pierre ont cédé à la violence du bombardement, engloutissant maisons et victimes. (il s'agit du bombardement de 22H)

 

            Les rescapés arrivent vers vingt heures au Bon-Sauveur, les grands blessés sont hospitalisés immédiatement, les blessés légers rapidement pansés sont joints au troupeau des indemnes. Ces nouveaux arrivés n'ont rien sauvé, que ce qu'ils ont sur le dos. Ils sont hagards, accablés. Une petite compagne des enfants est là, son père est mort il y a deux mois, sa mère et ses deux petites sœurs ont disparu dans l'éboulement de la maison. Cette petite fille de onze ans a juste pu tirer son frère d'un an plus jeune et qui est blessé. De la maman et des petites filles, on ne retrouvera jamais trace, même après le déblaiement.

 

            La population hébergée dans le Bon-Sauveur ne tient plus dans les bâtiments, il y en à partout, sous les cloîtres, les corridors et jusque sous les ifs du jardin. Tous les couvents de la ville sont là, l'hôpital, le corps médical et les pharmaciens. Le corps médical n'a pas quitté CAEN et a été admirable de dévouement. Un obus est tombé sur le pavillon de chirurgie pendant une opération, ils sont descendus travailler à l'étage inférieur, tout simplement. La maternité est installée dans les caves à charbon, mais pour les interventions délicates, forceps, versions césariennes, il faut remonter à la surface. Heureusement, il n'y a pas souvent de pépins. Plus tard on expédiera les grands malades et les cas difficiles sur BAYEUX ou CHERBOURG.

 

            Actuellement CAEN est encerclée, il ne faut compter que sur soi. Plus moyen d'aller au ravitaillement à l'extérieur, principalement pour le lait. Les petits enfants sont privés. Pour les tout petits il y à le lait concentré, ceux qui sont au-dessus de dix huit mois s'en passeront. Justement mon petit Alain qui est dans cette catégorie ne mange plus depuis quelques jours, il a des aphtes dans la bouche. Tout le monde est dérangé. Moi qui voulait laisser ignorer mon état pour n'alarmer personne, je fais de la colibacillose. Je me traîne lamentablement et passe la moitié de mes journées sur ma paillasse.

 

9 juillet - C'est dimanche

            On n'entend plus rien ? Aucun bruit, pas de chocs, pas de bottes. Qu'est-ce que cela veut dire ?

 

            II faut vous expliquer que nous sommes campés dans les bâtiments de l'asile de fous, ces malades ayant été évacués depuis plusieurs mois déjà. Donc, grands murs à perte de vue, fenêtres, cabanons, décor enchanteur, il ne nous manque plus que la camisole de force. Heureusement nous jouissons de la plus grande liberté à l'intérieur de l'établissement et les jardins sont à notre disposition. Nous pouvons aller en ville si nous voulons, mais ce matin là, personne ne bouge. Que présage ce silence ? Tout à coup : « Tac, tac, tac, tac », on aperçoit un soldat sur une cheminée, qu'est-ce que c'est ? C'est un Canadien, mais on l'identifie mal et, avec précaution, quand on est bien assuré de sa nationalité c'est une ovation. Pierre et Jacques se risquent dans la rue. Les « Boches » sont partis, les Canadiens prennent la ville, mitraillette au poing. On n'ose pas croire à son bonheur. Le soir, distribution de biscuits à tous les enfants. Les soldats lancent des cigarettes et des chocolats.(lire la libération)

 

10 juillet - Détente

            A peine quelques obus sifflent, on circule en ville.

 

11 juillet

            Les « Boches » sont partis, mais nous ne sommes pas quittes pour autant. L'artillerie se met en branle, et commence pour nous un autre calvaire. A propos de tout, à propos de rien, ce sont des rafales, et cette fois ci nous ne sommes plus sur un territoire sacré, il semble qu'au contraire les « Boches » veuillent nous atteindre, sachant toute la population concentrée dans ce coin. D'ailleurs ils ne sont pas loin les « Fritz ». Immédiatement après l'Orne, ils occupent encore la partie de la ville qui est sur la rive droite.

 

12 juillet

            Exténuée, je vais consulter le docteur qui me propose un lit à la maternité, en haut j'aurais de l'air, en bas la sécurité. Je préfère être en haut, quitte à gagner le sous-sol en cas d'histoires. Oh, le bien être d'un lit après tant de semaines sur la dure. Je dors, je n'ai plus peur, je suis trop lasse pour cela. Pierre vient me voir, il à juste le temps de reculer de la fenêtre, un fusant éclate, je lui dit de ramper jusqu'à moi. Il sort dans le couloir en m'entraînant, mais je ne suis ni vêtue, ni chaussée et je ne veux pas perdre mes chaussures. La rafale continue, les blessés étant couchés dans les couloirs, ceux-ci étant du côté le moins exposé. La pétarade se calme, je prends mes souliers et je file au sous-sol où je passe la nuit ; mais on étouffe là-dedans.

 

            Le lendemain, je remonte à la surface. Ça recommence, décidément je dois me résoudre à rester sous la rafale. Les infirmiers, infirmières galopent dans les escaliers, à travers les étages avec des brancards pour recueillir les blessés éventuels. Les obus tombent au triage, là où l'on reçoit les blessés pour les renvoyer dans les différents services. II faut transférer les services à nouveau. D'heure en heure la situation s'aggrave, les Canadiens mettent des voitures à la disposition des gens qui veulent remonter dans la région de BAYEUX. Cette contrée a été tout a fait privilégiée, absolument intacte... Toutes les pauvres épaves Caennaises iront échouer par là.

 

« Archives départementales du Calvados ». Evacuation des réfugiés sur le parvis de Saint-Etienne.

 

14 juillet

            Nous décidons de partir, Venoix est inhabitable, les Allemands sont à FLEURY (Note de MLQ: Fleury sur Orne à 5 km au Sud de Caen), en face, et canardent sans arrêt. La maison est debout, c'est dommage de l'abandonner. Tant pis, on sacrifie tout le matériel pour sauver nos existences. II est déjà venu deux convois de voitures sans que nous puissions prendre place. Un troisième convoi doit venir, on attend toujours sous la rafale. Enfin, contre-ordre, il faut s'arranger pour passer encore une nuit ici. Nous voulons un cabanon de préférence au dortoir, il semble que l'on y sera plus en sécurité. Nous en trouvons un, nous y entassons nos affaires, on secoue la paille, mais il est sept heures, il faut se rendre au réfectoire du Centre d'Accueil pour y prendre le premier repas. Pierre, ses parents, les cinq enfants et la bonne s'en vont. Mère s'attarde, je la presse d'aller rejoindre les autres.

 

            Je reste seule avec mes trois petits, Jean-Marie, Jean-Dominique et Alain. Je leurs dis : « Maman est fatiguée, vous allez être bien sages à côté de moi ». Je les installe sur la paillasse avec une grosse couverture sur eux. Je m'absente quelques secondes et reviens près d'eux. A l'instant un fracas assourdissant, je suis aveuglée par la poussière, les plâtres, je n'entends plus, j'ai eu la présence d'esprit de rabattre la grosse couverture sur les petits. A peine remise de ma surprise, un deuxième obus tombe à moins de trois mètres. Les éclats crépitent partout. Un pauvre chien est coupé en deux sous mes yeux, un autre tout sanglant se réfugie près de moi, semant du sang partout. Mes voisins crient, se jettent dans la cour au risque de se faire tuer, les gens sont fous.

 

            Enfin, tout s'apaise. Je reste abrutie, incapable de réagir, je suis couverte de poussière, j'en mange, j'en respire, les petits sont indemnes, ils n'ont pas eu le temps d'avoir peur, ils sont tout étonnés de me voir dans cet état. Là-bas, au réfectoire, il y a eu affolement, mais ils ne se doutent pas où c'est tombé. On mange, il le faut bien, quand l'alerte est passée. Seule Maman est inquiète, elle revient et n'ose avancer, quand elle voit le chaos de cette cour, on n'entend rien, pas un bruit. « Vous êtes là Lily ? »  « Oui, tout va bien ».

On ne se parle plus, on reste abasourdi, que se dirait-on ? On est saufs, c'est l'essentiel. II ne nous reste qu'à tout sortir dehors, à secouer, à brosser. Toutes nos affaires sont perforées par les éclats, les bouteilles brisées, la batterie de cuisine percée, les vêtements, les chaussures, les valises. Quelle perte que toutes ces choses abîmées, détériorées. On ramasse tout quand même et on s'enferme pour la nuit. On fait la prière, les enfants s'endorment.

 

            10 heures - La nuit vient, les obus sifflent de nouveau, c'est rafale sur rafale, chaque engin vient éclater avec fracas, tantôt sur un pavillon, tantôt sur un autre, au milieu des cours, des jardins, l'arrosage est copieux. Chaque obus qui arrive est un martyre renouvelé, « c'est pour nous celui-là ». Non, pas encore. De temps à autre, riposte. Un feu bien nourri, on espère, mais quel vacarme, les départs sont ahurissants. Après cela, quelques minutes de calme. Je pense que la batterie ennemie a peut-être été touchée, on va être tranquille. Que non, hélas, la sérénade reprend de plus belle. Nous allons vivre là, une des nuits les plus terribles de la libération.

 

            2 heures du matin - Naturellement je ne dors pas, je regarde l'heure toutes les cinq minutes, tout à coup, la cour devient lumineuse, je n'ose parler, exprimer mes craintes, Pierre somnole, des voisins s'agitent, crient :

« Monsieur Leullier, il y a le feu, qu'est-ce que vous faites » ?

Pierre sort pour se rendre compte, le feu, en effet embrase un bâtiment voisin qui abrite des blessés. II est tombé un obus incendiaire. Pierre me dit :

« Qu'est-ce que tu fais » ?

Reste-t-il une issue possible ? Trois sont prises, il en reste une toute petite par un étroit corridor.

« Restons, lui dis-je, ne courrons pas le risque à douze de nous faire tuer par les obus pour échapper à l'incendie ».

Le Bon-Sauveur est bien équipé, il y à un matériel d'incendie, les Canadiens arrivent, branchent les pompes sur l'Odon qui passe au fond de la propriété, une heure à une heure et quart après le feu est maîtrisé.

 

 

Plan du Bon Sauveur: la pompe, l'Odon. Source du plan.

 

 

Aucune victime, les blessés ont été sauvés, les gens réfugiés dans ce bâtiment ont pu s'échapper, il n'y à que des dégâts matériels. On n'a entendu ni un cri, ni une plainte. Heureusement les obus ne pleuvent plus.

 

            Le jour vient, on ne se fait pas prier pour se lever. Ablutions rapides, un coup de jus, on se rééquipe avec manteaux, couvertures, sacs, etc... On charge les remorques, tâchons de décamper. Pierre parle assez bien l'Anglais et cela nous sera bien utile. Le voilà qui revient avec une voiture, on nous appelle, nous nous entassons avec les colis, les remorques, les bicyclettes, la voiture d'enfant qui n'a plus que trois roues depuis le retour d'ETERVILLE. On forme un convoi, il y a répit pour les obus, tout au moins ils ne tombent plus de notre côté. On aspire au départ.

 

            Le cortège s'ébranle. Petit à petit on parcourt la ville, on gagne les faubourgs, la route monte, on plonge sur CAEN, on ne reconnaît plus la ville, CAEN, la ville aux cent clochers, on n'en compte plus guère, ce n'est que ruines fumantes, branlantes et croulantes. De loin en loin monte une fumée noire, ça saute toujours, un obus éclate au loin. On gagne la campagne, cette campagne que j'ai tant parcourue en vélo, j'ai bien de la peine à la reconnaître, plus de maisons, en certains endroits j'oserais même dire : pas de décombres. Des routes arbitrairement tracées par la troupe, des monceaux, des montagnes de munitions dans la plaine, des camps, des champs d'aviation, c'est incroyable pour qui ne l'a pas vu.

 

                              

 

Ce document est paru dans

Ville de Caen

TEMOIGNAGES

Récits de la vie caennaise 6 juin-19 juillet 1944

Brochure réalisée par l’Atelier offset de la Mairie de Caen Dépôt légal : 2e trimestre 1984

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