Lettre de M. Maurice Payen
aux survivants de sa famille qui vivent à Paris après
le bombardement de Caen par les Alliés le 6 JUIN 1944.
La
Maison du 19 Rue des Chanoines vient de tomber sous les bombes, emportant:
sa femme Marie-Louise
58 ans; sa fille Nicolette
16
ans; sa Belle-Mère Marie-Louise Ravaudet née Terrasse
75 ans et l'employée de maison
« Andrée »
.
Il est réfugié avec sa dernière fille Marianne dans les ruines de Caen.
Ajout de MLQ
Localisation du 19 rue des Chanoines sur une photo aérienne de l'aviation alliée prise le 6 juin 1944 dans l'après-midi. Photo p011905.
Source. Le haut de la rue des Chanoines, avant guerre, avec à droite au premier plan le vieux Saint Gilles.
Source. Le haut de la rue des Chanoines, après déblaiement de la rue. Source, à droite: Collection R. Tesnière.
La lettre est écrite sur un papier à l'entête suivante:
Ajout en haut de page: Ci-joint un mot pour Olivier Bouts de son père et de sa mère que je vous prie de faire suivre à son adresse. Ils vont bien.
Caen, le Vendredi 9 Juin 1944.
Mes chers enfants,
Ma chère Paulette,
Ma chère Margot,
Le premier chapelet de bombes du bombardement du mardi 6 est tombé sur notre maison. Catastrophe épouvantable !
Maman, Grand-mère, Nicolette et la bonne Andrée écrasées sous les décombres.
J’ai pu dans l’après-midi dégager le corps d’Andrée et de Nicolette qui devaient se trouver dans la salle à manger. J’ai entendu quelques plaintes d’Andrée aussitôt après le coup mais tout s’est tu immédiatement, elle était écrasée. Ma pauvre petite Nicolette était dans un état indescriptible. Quelle Douleur ! – Quant aux corps de Maman et de Grand-Mère, ils sont toujours sous les décombres, elles devaient se trouver dans la chambre de Grand-Mère.
Nous venions de finir le déjeuner. Nicolette était dans le jardin, sur la pelouse, elle enlevait des mauvaises herbes. J’étais avec elle. Je la quitte pour aller voir Marianne qui se trouvait dans la cour à nettoyer les marches de l’escalier des mauvaise herbes poussant aux jointures.
Nous avons eu dans la nuit un gros bombardement de la côte, un feu roulant continu qui laissait présager un débarquement, puis la matinée avait été calme. A 13h1/2 étant avec Marianne nous entendons le ronflement d’avions. Nous étions dans les communs, dans le local où l’on faisait la lessive. A peine y étions nous entrés, que nous avions une bombe qui éclatait dans la cour à l’endroit que nous venions de quitter ; à quelques mètres de l’endroit où nous nous trouvions. Nuit Sombre ! Marianne dans mes bras. Nous n’avons rien. Quand on revoit un peu clair, plus de maison, rien qu’un immense champ de décombres. Nous nous précipitons. Nous entendons les bombes qui continuent à pleuvoir dans la rue des Chanoines. Nous cherchons des secours.
Nous appelons. Nous écoutons. Rien silence terrifiant. Nous nous mettons à déblayer. Après des heures, nous arrivons au corps d’Andrée, on continue sans arrêt. C’est après des heures et des efforts, le corps de ma chère petite fille Nicolette. En quel état ! Grand Dieu ! Et puis rien de Maman, rien de Grand-Mère.
A se sujet lire le témoignage de Franck Duncombe, étudiant en première année de médecine qui habitait rue des Chanoines: " Un homme en bras de chemise, blanc de la tête aux pieds, émergeait du tas de pierres en criant:
"Aidez moi, ma femme et ma fille sont dessous ".
Je grimpai sur le tas et commençai à déplacer les pierres. Alors arriva un moine franciscain dont la maison était juste en face : il donna l'absolution. Sur le coup, cela me parut stupide. C'était, en fait, la seule chose à faire.
D'autres voisins arrivaient... Bientôt je trouvai une masse grise. C'était le dos de l'employée de maison morte, bien sûr. Et parmi cette poussière qui n'en finissait pas, ces pierres et ces planches enchevêtrées, des pages d'une sage petite écriture et des images scoutes. Je sus après que c'était là, la maison de M. Payen, directeur des Hauts-Fourneaux. (
M. Maurice Payen était Ingénieur en chef à la SMN). Sa fille, Guide de France, et sa femme étaient mortes sous la maison. Il était avec une autre fille dans un atelier à côté."Les quelques personnes qui m’avaient aidé s’en vont. Le bombardement continue. Je reste seul à continuer le déblaiement. C’est un travail de géant et aujourd’hui encore, les corps de mes chères aimées sont encore là.
Marianne est partie avec les Bouts jusqu’à l’Hospice Saint Louis, dans les caves.
Le Centre d’accueil pour le quartier Saint Gilles était prévu, dans les plans de la Défense passive, à l’Institut Lemonnier, rue de la Pigacière. Responsable le Père Gouriou, directeur de l’Institut Lemonnier mais dès le 6 juin il fut rattaché à l’Hospice Saint-Louis qui devint un Centre d'accueil pour les réfugiès.
Source. La place de la reine Mathilde, à gauche, l'entrée de l'hospice Saint Louis dans l'Abbaye aux Dames, à droite l'église de la Trinité. Le photographe tourne le dos à la rue des Chanoines.
Source. La cour intérieure de l'hospice Saint Louis, à gauche les tours de l'église de la Trinité et à droite le clocher du vieux Saint Gilles.
Source. Le parc de l'hospice Saint Louis, au centre le clocher du transept et à droite les tours de l'église de la Trinité. De nos jours.
Car le bombardement continue, effroyable. Il ne reste rien du quartier Saint Gilles, rien de la rue des Chanoines. Tout le quartier Saint Jean est détruit, le clocher Saint Pierre démoli. Toute la ville a brûlé depuis les quais jusqu’au Boulevard des Alliés et le Grand Cours. Nous dormons et nous vivons dans les caves de Saint Louis et le bombardement continue jour et nuit. Aujourd’hui seulement, après un duel d’artillerie cette nuit épouvantable, la journée a été plus calme. Des centaines et des centaines de morts. Plus d’eau. Plus de moyens de transport.
Tous les
gens s’enfuient de ce lieu de désolation. Et mes chères mortes sont toujours là
et il faut bien les dégager. Aussi je vais essayer à nouveau demain de reprendre
le travail. J’ai pu trouver deux cercueils.
Aux Etablissements Doré,
menuiserie
située à l’angle de la rue du Carel et de l’avenue Albert Sorel. Tout le dépôt des cercueils
constitué par les Pompes Funèbres et par la ville a brûlé. On enterre les morts
sans cercueil et on ne peut plus accéder aux cimetières. Demain samedi à 15
heures les corps de Nicolette et d’Andrée seront ensevelis dans une sépulture
provisoire, fosse commune ouverte dans le jardin côté sud du parc de l’Hospice.
Les cercueils portent une plaque en zinc clouée sur le dessus et portant leurs
noms. Elle sont le numéro 1 (Nicolette ) et 2 (Andrée) dans le relevé des corps
ainsi déposés. Le 3ème cercueil est celui de Madame Thomine-Desmazure
qui
habitait 1 Rue Segrais. Les autres corps sont ensevelis sans cercueil. Il y en a
27 qui seront ainsi enterrés demain.
Collection Heintz. Vue aérienne du 24 juin 1944, à gauche la place Reine Mathilde, au centre le parc entre l'hospice Saint Louis et l'hôpital civil Clemenceau. Le Sud est en bas de l'image. De nos jours.
J’ai vu Paul et Jean Grouls hier à 17 heures. Ils étaient venus à Caen aux nouvelles et ne savaient encore rien. Ils sont tous en bonne santé et leurs maisons n’ont pas été bombardées.
Vendredi 9 Juin 1944
La nôtre, en outre de la bombe reçue au pied de l’escalier de la cour et qui ouvrait un entonnoir énorme recevait une bombe analogue, côté jardin à quelques mètres de la maison. Tout a été réduit en miettes.
Pas de nouvelles de Q....é, mais son quartier n’a pas souffert et il doit être en bon état.
Vu Baudoux, mon neveu, mardi à 15 heures. Il n’avait rien, ni sa famille. Depuis tout son quartier a brûlé. Je n’ai pas de nouvelles mais je pense qu’il a fui.
Nous vivons Marianne et moi à l’Hospice avec les Bouts et les Pères de l’Institut Lemonnier et des centaines de réfugiés, dans les caves ou dans les tranchées creusées dans le parc. Nous recevons toujours des bombes et des obus, mais jusqu’à présent il n’y a eu qu’un petit nombre de victimes.
Je m’arrête : le bombardement recommence.
Nous sommes dans la désolation du malheur qui nous frappe mais nous restons fermes, Marianne et moi. Elle est pleine de courage.
Nous pensons bien à vous.
On me dit
qu’un courrier de la Croix Rouge
doit partir demain matin de bonne heure. Je
m’empresse de vous écrire. Les obus tombent pas loin.
Je m’arrête. Nous vous embrassons.
MIEN… Marianne
Avertissez Aubrun et nos amis tout particulièrement mon ami fraternel Grard, dites-leur, à tous nos amis que nous pensons bien à eux. Que si Cécile a besoin de quoique ce soit ainsi que vous-mêmes ou Paulette ou Margot le demander à Mr Aubrun, ou Grard ou Leroy-Ladurie (Banque Worms) ou à Noël Ernault 51 rue d’Anjou (tél. ANJ9570 ) ou à Pascal 67 rue de Courcelles (tél. CAR8785).
Samedi matin 8 H
Je rouvre un instant ma lettre avant de la remettre au Père de l’Institut Lemonnier qui va essayer de voir le Préfet et de faire arriver cette lettre par l’intermédiaire de la Croix Rouge.
La nuit a été plus calme et nous avons pu dormir. Nous sommes couchés dans les caves voûtées de l’hospice Saint Louis avec les vieillards, les enfants de l’Assistance et des familles de réfugiés, les uns contre les autres. Marianne est à mes côtés ainsi que Anne Yvonne Bouts, Mr et Mme Bouts et la mère paralysée de Bouts. Mr et Mme Pinchon sont à proximité.
Nous sommes nourris à l’Hospice grâce au dévouement des Sœurs et des Pères de l’Institut Lemonnier.
Les Pères de l'Institut Lemonnier étaient des Salésiens, quant aux Soeurs de Saint Louis c'étaient des Religieuses de la Communauté des Servantes de Jésus.
Mon cœur saigne. Je touche au fond de la douleur. Je pense à vous mes enfants, à mes chères disparues : j’ai le cœur en morceaux. Ma petite Marianne est à mes côtés, si courageuse ! je pense à vous tous à François, à Geneviève, à leurs petits enfants qui ne connaîtront pas leur grand-mère, je pense à toi mon Jacques à tout ce que Maman me recommandait pour toi lorsque dimanche dernier elle me parlait de toutes ses inquiétudes à ton sujet. Je pense à toi Ma chère petite Cécile, cette lettre va vous causer à tous une douleur immense, je le sais mais il faut avoir du courage et savoir que nos chères mortes ont leur place dans la vie éternelle, auprès de Dieu. Votre pauvre Maman qui a tant prié pour ma conversion, qui m’a si souvent dit que ce qu’elle craignait le plus, de me voir mourir sans être en règle avec le Christ. Voyez-vous son souhait a été exaucé. Nous avons été miraculeusement sauvés, Marianne et moi. Toutefois, j’aimerai comprendre comment nous sommes encore en vie.
N’était-ce pas pour répondre à la prière instante et renouvelée de Maman ? Aussi suis-je allé voir le soir même de la ...... Saint Pierre et dès le lendemain matin, je communiai à Saint Pierre.
Combien
Maman
a dû être heureuse de cela ainsi que ma Chère ma petite Nicolette
que
j’aime tant.
Tout mon corps est rempli de douleur mais mon âme est résignée. Toute cette douleur je demande à Dieu de l’agréer pour les chères mortes et en expiation de nos fautes.
Nous sommes calmes et plein de courage, Marianne et moi. Nous traversons ces heures de désolation avec courage et résignation et le désir de nous rendre utiles à ceux qui nous entourent.
Je vais essayer aujourd’hui de me remettre au travail de déblaiement. Mais la plus grande parie des gens ont fui dans la campagne et je ne trouve personne pour m’aider. Mais je ne puis rester sans faire le possible pour dégager au plutôt Grand-mère et Maman. C’est un travail considérable. Mais avec la ténacité j’arriverai bien. Je pense à vous ma chère Paulette, à toute votre douleur, à votre calvaire à vous ma chère Margot que nos mortes aimaient tant, que vous dire de plus dans cette désolation, que nous souffrons mais que nous vous aimons et que nous prions pour vous et nos chères disparues.
PS Nous ignorons tout de ce qui peut se passer, nous sommes complètement séparés du reste du monde. Nous ne savons rien des évènements de la guerre. On dit que Lisieux, Falaise, Argentan, Bayeux ont subi le même sort que Caen. La ville de Caen n’est plus que ruines !
Nous vous embrassons encore, nos deux enfants, de tout notre coeur pour vous. Nous vous embrassons ma chère Paulette et ma chère Margot. Nous pensons à vous.
De la main de Marianne sur la bordure de la lettre:
Je pense bien à vous tous et vous embrasse très fort, j’espère que malgré tout nous nous reverrons bientôt et que nous pourrons prier ensemble pour notre chère Maman, la bonne petite Grand-mère , le petit Nicolas chéri et pour Andrée qui a toujours été gentille. Je n’ai pas peur, je suis auprès de mon petit Mien Chéri, Dieu nous protégera. Marianne
Zoom d'une photo aérienne IGN du 31 décembre 1944, encadré en blanc le 19 de la rue des Chanoines.
Localisation des lieux cités.
M. Payen retrouvera le corps de son épouse le 19 juin et celui de sa belle-mère le 21. Il quittera Caen le 4 juillet et sera à Paris le soir du 5 juillet. Lire en date du 7 octobre 1944 le témoignage de Mlle Jeanne-Marie Besnier.
Source: Documents remis par sa petite-fille Mme Marie-Éve Le Forestier.