LA PEUR QUE NOTRE PERE SOIT EMMENE...
Brigitte PIERDA
est aujourd'hui l'épouse de
Jean-Marie GIRAULT, sénateur-maire de Caen.
C'est l'horreur vue avec des yeux d'enfants qu'elle raconte, simplement, sans emphase. Avec le souvenir de détails, paraissant sans importance, mais qui resurgissent 50 ans après, tel le verre de vin rouge...
localisation des lieux indiqués
Cette nuit-là, nous avions, mes deux frères et moi, rejoint le lit de mes parents comme nous le faisions toujours pendant les alertes et même les orages. Mon père était très rassurant et donnait toujours une explication aux bruits que nous entendions.
Cette nuit-là, c'était autre chose. Un roulement éloigné et continu de canons nous faisait peur.
Cette nuit-là, c'était le 6 juin 1944: l'inquiétude de l'inconnu sur ce qui allait se passer, mais aussi l'espoir; l'espoir de la fin de l'occupation, des privations, la fin de voir des amis que nous connaissions arrêtés, nous enfants ne sachions pas trop pourquoi ; la peur que notre père soit emmené dès que nous entendions frapper à la porte.
Cette nuit-là, nous réalisions que tout allait changer. Mais quoi et de quelle façon ? Nous allions vivre cette période nous marquant à tout jamais, mes parents, nous trois, ma petite cousine Geneviève et sa maman que nous avions à la maison.
A 8 h 00, je suis allée chercher du pain avec mon père. C'est le Débarquement ! C'est le Débarquement ! Un peu l'affolement de tous, mêlé à l'espoir de la Libération.
A 10 h 00, visite de Mme FERON, une employée du studio de photographie de mon père PIERDA, installé rue Saint-Jean depuis 1937 jusqu'en 1965 quand il arrêta de travailler à 74 ans, et très connu de toute la région. Madame FERON avait entendu à la radio que le centre de Caen allait être bombardé et elle voulait aller chercher quelques objets précieux : objectifs très chers, tableaux du peintre Maurice DENIS, à la place de mon père. - «Vous êtes père de famille. Imaginez qu'il vous arrive quelque chose. Moi, je suis seule, cela n'a aucune importance». Elle partit et ramena ces quelques objets de valeurs. Ils ont été sauvés grâce à elle. Quelques heures après, le studio PIERDA rue Saint-Jean était complètement détruit et en feu... C'est plus tard que j'ai compris ce que mes parents avaient pu ressentir par cette perte. Heureusement, nous habitions rue de Bretagne(Note de MLQ: Ouest de Caen entre la rue de Bayeux et la rue Caponière), et c'est ce qu'ils ont dû se dire. Mais...
Et puis la vie a commencé à s'organiser avec l'inconnu d'une ville assiégée pendant six semaines.
D'abord, l'eau du puits le plus proche était à 300 mètres et j'y allais deux ou trois fois par jour avec mon père et mes frères ; nous apportions des brocs. Chacun donnait le peu de nouvelles qu'il avait récoltées on ne savait trop où. C'était un point de rencontre où nous étions heureux de parler de choses et d'autres et où les nouvelles étaient quelquefois tristes, mais où le besoin de dire dans ces moments-là en amenait certains à raconter des histoires. J'y pense quand je suis en Afrique et que je vois ces groupes de femmes papotant en puisant l'eau, endroit privilégié pour échanger.
Combien de fois avons nous reçu des éclats d'obus près de cette pompe ! Heureusement, lorsqu'on est dans le danger, on le vit autrement.
Et puis la distribution de nourriture par famille au Lycée Malherbe : farine, huile et, ce qui m'étonnait, vin rouge. Pour moi, je trouvais cette denrée tellement inutile. Ce qui n'a d'ailleurs pas changé en ce qui me concerne !!
A Saint-Etienne, la messe était dite tous
les jours et l'absolution donnée par Monseigneur des Hameaux
.
C'était un moment de grande émotion.
L'Abbatiale était occupée par les réfugiés, ceux qui avaient tout perdu, ou ceux qui avaient évacué le centre de Caen. Les petites chapelles étaient installées par des familles entières, matelas et couvertures au sol.
Sur les autels, les casseroles, les réchauds avec lesquels on faisait les petits repas : les lampes à pétrole. Pendant la messe, toutes ces familles continuaient à vivre, à faire leur petit nettoyage, l'épluchage des légumes ; les bébés pleuraient, les petits jouaient et allaient sur le pot, ce qui faisait un brouhaha dont personne ne se souciait. Certains réfugiés participaient à cette absolution générale que donnait Monseigneur des Hameaux.
Pendant cette période, mes parents préféraient que nous fassions notre toilette par «petits-bouts», comme ils disaient, c'est-à-dire en ne se déshabillant qu'au fur et à mesure de la toilette et en remplaçant par les affaires propres. Ainsi lorsqu'une alerte soudaine ou qu'un obus touchait les maisons, nous pouvions sortir rapidement, autrement que tout nu...
La vie de siège était donc orientée essentiellement vers les préoccupations élémentaires qui étaient : manger, se vêtir, dormir à l'abri dans une ambiance d'attente de ce qui pouvait se passer, et d'espoir. Heureusement le milieu artistique dans lequel nous vivions nous permettait quelques diversions. Ma mère et moi ouvrions de temps en temps le piano et nous jouions confidentiellement, comme un peu honteuses du plaisir que nous avions et que l'on donnait aux autres. Et puis mon père avait toujours une peinture ou un dessin en route.
Après les bombardements du Gaillon,
nous avions eu tellement peur de coucher dans notre lit, que nous sommes allés à la cave sur les transats et chaises longues avec des couvertures. Nous avions peu dormi et étions très brumeux le lendemain matin. Cela ne servait à rien, au contraire, nous aurions pu mourir sous les décombres, comme les 25 personnes de la rue de Bretagne, quelques semaines après, mais nous avions l'impression d'être protégés par les murs et les plafonds.
L'étape suivante fut le bombardement de la rue de Bretagne et de la rue de Bayeux au matin qui fut très soudain. La première bombe de ce raid très court tomba au fond de notre jardin : le bruit, les tableaux, les meubles qui bougeaient, les carreaux qui se cassaient nous pétrifièrent. Les Anglais voulaient couper les voies d'accès et continuèrent vers la rue de Bayeux. Heureusement pour nous, ils prirent la direction de l'Ouest, et malheureusement pour ces familles qui moururent à 25 dans une des caves, et pour celles qui faisaient la queue devant la boucherie de la rue de Bayeux (Note de MLQ: du 8 juillet à 08H00 : 3 groupes de 4 B-26 Américains lancent leurs bombes rue de Bayeux et rue de Bretagne en cherchant à ensevelir la place de l'Ancienne Boucherie carrefour important vers le centre ville). Quelques minutes après nous vîmes arriver Jean MOISY, fils de Pierre MOISY, Directeur de Ouest-France (à l'époque Ouest Eclair) et je me souviens de son grand sourire en nous voyant tous vivants. La nuit suivante, nous avons dû faire la chaîne avec des seaux d'eau pour éteindre l'incendie d'une maison de la rue. Le verre de vin qui nous fut servi pour nous donner du courage !! C'était le même verre pour tout le monde. Il m'a marquée certainement à vie, car je n'en n'ai jamais bu depuis !
Un matin, nous avons vu arriver à la maison
des soldats allemands, nous annonçant l'arrivée de 300 SS dans la rue de
Bretagne. (le 5 juillet
l'arrivée de l'état-major du PC de la 12.SS-Panzerdivision
Hitlerjugend venant
de Louvigny qui s'installe
au quartier
Lorge lire en date du 6 juillet ce
témoignage). Ils ont visité et nous ont dit qu'ils mettaient chez nous l'Officier,
son ordonnance et quatre soldats. Ils sont arrivés l'après-midi avec leur
«baluchon». Ils logeaient donc à six dans deux pièces au deuxième étage, dont
celle que nous appelions l'atelier. C'était là où nous écoutions de la musique,
où nous jouions du piano, lisions, où mon père travaillait, dessinait, peignait.
Nous y prenions le café après le repas. Pièce musée, chaleureuse. Ils
s'installèrent donc, venaient faire leur repas dans notre cuisine, nous prirent
des pots de confitures en guise de verres. Ils jouèrent plusieurs fois au ballon
avec mes petits frères. Ils demandèrent à mes parents que je leur joue des
valses de Strauss dans cet atelier. Ceux-ci arrivèrent à leur imposer qu'ils
descendent au rez-de-chaussée. Là, il y avait un piano droit. Car pas question
de leur refuser de jouer. Heureusement, ils ne le demandèrent qu'une seule fois.
Le jour de la Libération, ils partirent précipitamment : nous avons retrouvé le beurre sur le piano à queue. Ils s'en servaient de table et la grande tache grasse est toujours restée marquée.
Ce jour-là, le dimanche 9 juillet, je revenais de la messe avec ma tante en escaladant les décombres de la rue de Bretagne. Nous vîmes tous les Allemands partir de la rue avec leurs chars. Ceux qui logeaient à la maison nous firent signe de rentrer bien vite. Parmi les 300 SS, des garçons bien jeunes (16/18 ans), je m'en suis rendu compte plus tard... Ce jour-là, nous sommes restés enfermés dans la maison, inquiets des nouveaux bruits d'armes que nous entendions. Et après le silence, les premiers Canadiens descendirent la rue.
Ce jour-là tout basculait à nouveau et après quelque crainte de mettre le nez dehors, nous accueillions les Libérateurs, avec une joie retenue au début, à cause de tous les morts et des décombres, mais qui à mesure se fit plus éclatante et c'est le chocolat et les cigarettes qui pleuvaient sur nous.
Ce jour-là, ce n'était pas encore la fin de la guerre, mais c'était "notre" Libération. On ne peut oublier le bruit des chars sur les pavés, ni les sourires de ces soldats à notre égard.
Dès qu'il fut possible, nous partîmes nous reposer à Douvres-la-Délivrande (à 13 km au Nord de Caen). Les départs étaient organisés en car et nous étions accueillis par deux ravissantes jeunes filles, Annette et Françoise CAUTRU qui furent le rayon de soleil de cette journée de soulagement.
Nous étions logés dans deux petits bâtiments dans le parc de l'Institution. Cela nous paraissait un rêve. Nous mangions avec tous les réfugiés chez les Sœurs de l'Oasis.
Source. La communauté de la Sainte Famille à Douvres La Délivrande, les Sœurs de l'Oasis à Caen
J'aidais mes deux amies à servir les repas du 2è service. Tous les après-midi nous allions avec elles à la plage à pied, soit à Luc-sur-Mer, soit à Langrune. Quand il faisait moins beau, nous nous promenions dans les bois.
Des Anglais, des Canadiens étaient pour quelques temps dans cette ville et particulièrement un jeune Anglais fut notre compagnon. Il avait perdu sa femme et son petit garçon dans le bombardement de Londres. Quand il repartit plusieurs semaines après à Caen, il m'apporta son poste à galène et nous dit au revoir. Nous ne reçûmes jamais de nouvelles...
Un Canadien, un maçon, qui avait demandé à mes parents de m'épouser après la guerre fut tué quelques mois après.
Ce jour-là, quand nous sommes rentrés à Caen, ce fut le début de notre vie, nous les enfants. Tout était à reconstruire pour les adultes. C'est ce que firent mes parents qui installèrent très vite le studio de photographie provisoirement rue de Bretagne, au rez-de-chaussée, et qu'ils réinstallèrent rue Saint-Jean en 1952. La vie reprenait plus intensément, avec tout l'enthousiasme d'avoir retrouvé la Paix.
Témoignage paru en juin 1994 dans la brochure
TEMOIGNAGES INEDITS SUR LA BATAILLE DE CAEN
recueillis et présentés
par Bernard GOULEY et Estelle de COURCY
par la Paroisse Saint-Etienne-de-Caen
et l’Association des Amis de l'Abbatiale Saint-Etienne
Reproduit avec leur aimable autorisation