QUATRE JOURS INOUBLIABLES A SAINT ETIENNE

Madame SAUVAGE, née dans l'ancien hôtel du Grand Monarque, habitait place des Petites Boucheries. Au Grand Monarque, sa grand-mère recevait déjà, en 1914, des réfugiés qu'elle nourrissait (80 repas par jour) à l'enseigne des Fourneaux Economiques.

Localisation des endroits cités

 

           

            Dans la nuit du 5 au 6 juin, je suis réveillée par un grondement sourd. Toute la maisonnée se retrouve dans l'escalier. «Est-ce le Débarquement ?». Chacun le pense, personne n'en est sûr. La nouvelle est bientôt confirmée par mon beau-frère qui fait partie d'une organisation de résistance (réseau Léonard Gille).

            Mon mari, prisonnier rapatrié d'Allemagne six mois plus tôt par convoi sanitaire, va reprendre son travail de menuisier aux Etablissements Doré. (Note de MLQ: Menuiserie située à l’angle de la rue du Carel et de l’avenue Albert Sorel. Cet établissement fut "contraint" de travailler pour l'Occupant durant la Guerre et le portrait du Maréchal trônait en bonne place dans tous les ateliers. Régulièrement le personnel était incité à prêter fidélité. L'essentiel de leur travail était de fabriquer de faux avions, de fausses vaches et de faux bâtiments genre décor de théâtre pour améliorer le camouflage du Mur de l'Atlantique.)

Très vite nous voyons arriver blessés et réfugiés affluant des quartiers bombardés.

            Le lendemain des chars allemands prennent position rue Caponière, tout à côté de chez nous. Effrayés nous partons chez grand-mère à la Haie Vigné(Note de MLQ: quartier au Nord-ouest de Caen), où nous pensons être à l'abri. Hélas, les Allemands viennent, dès la semaine suivante, déposer des munitions dans le champ voisin. Des avions de reconnaissance alliés viennent survoler à basse altitude.... et nous rentrons en toute hâte place des Petites Boucheries.

            Saint-Etienne est remplie de réfugiés qui se sont installés dans les chapelles. Nous qui sommes tout près et dont la maison est intacte, nous installons des matelas pour la nuit dans les écuries du Grand Monarque. Nous préférons une construction légère où il y a moins de risque d'être enseveli.

            Les journées sont consacrées à chercher du ravitaillement. C'est difficile : il y a des queues interminables rue Caponière. Dans un premier temps les hommes qui ne peuvent participer au déblaiement ne reçoivent pas de tickets.

            On se nourrit comme on peut. Les petits pots Jacquemaire (Note de MLQ: lancées en 1961 !)qui se trouvent encore à la pharmacie Debelle sont les bienvenus.

            On observe les vagues de bombardiers qui survolent la ville et se dirigent vers le Sud. L'habitude venant vite, on sait que la menace n'est pas pour nous. Mais ce n'est pas toujours le cas : il y aura un tué et deux blessés devant la crèmerie Chez Perette.

            Pendant ce temps Ferdinand, mon mari, toujours réquisitionné chez Doré, fabriquait des cercueils. Il avait charrié les premiers morts de la Prairie sur un plateau de la maison Blochon.(Note de MLQ: société de déménagement où travaillait mon grand-père paternel). Les corps, le plus souvent déchiquetés avaient été groupés et enterrés dans une fosse commune à l'entrée de la Prairie.

 

Cimetière provisoire de la Prairie (Photo Archives Départementales du Calvados)

 

Ce jour-là, à lui et à ses camarades on avait servi un petit verre de rhum pour leur permettre de tenir. En ce qui me concerne, en dehors du ravitaillement et des corvées d'eau (que nous allions puiser au 72, rue St-Martin), j'avais repris mon travail dans la mesure où il était possible de s'y rendre. J'étais employée au service du cadastre dont la direction se trouvait rue Guillaume-le-Conquérant.

            Le 7 juillet au soir, nous sommes assommés par un bombardement comme nous n'en avions jamais subi dans le quartier Saint-Etienne. 55 minutes seulement, mais 55 minutes de terreur. Nous sommes au bas de l'escalier, serrés les uns contre les autres, criant et pleurant. Lorsque les avions s'éloignent nous montons dans les étages supérieurs du Grand Monarque. L'Université brûlait. Le spectacle est grandiose et tragique. Des vapeurs aux teintes «vieux rose» ou bleues colorent le ciel, dues probablement à l'incendie des laboratoires de chimie.

            Le lendemain, au moment où je coupe des tranches de pain - les plus égales possibles - des bombes tombent au bas de la rue de Bayeux. La porte de notre immeuble est soufflée. Mon beau-frère, touché à la carotide, au 4, rue de Bayeux où il résidait provisoirement du fait de son activité, n'a que le temps de serrer sa plaie dans une serviette avant d'être transporté par mon mari au-dessus des décombres dans une poussière épaisse, jusqu'à l'entrée de la rue Guillaume où il est pris en charge par Monsieur Leroy des Equipes d'Urgence, transporté au Bon Sauveur et opéré. Affolés par ce nouveau bombardement qui voit les derniers quartiers encore habitables touchés les uns après les autres, nous décidons de nous réfugier dans St-Etienne avec nos voisins (soit 23 personnes)

            .Difficile de trouver de la place tant l'église est bondée. Je passe la première nuit recroquevillée sur un prie dieu, la tête sur les genoux de ma grand-mère. On se sent en sécurité mais l'inconfort est total.

Voir un film tourné le 12 juillet  par les Alliés

            Des feuillées avaient été creusées dans une petite cour à l'endroit où se trouvent maintenant les chaudières. Elle était fermée par une double porte. Nous y vidions notre pot de chambre. Pour la toilette, nous rentrions chez nous

            .Chaque matin, on passait du grésil pour désinfecter. Nous avions avec nous un bébé de huit mois, le fils de voisins. Il n'avait que des biberons d'eau sucrée. On le voyait dépérir. Pour les adultes les repas - surtout des haricots - venaient des cuisines du lycée.

            Un soir, j'ai vu Mgr des Hameaux donner l'absolution générale et distribuer la communion.

            Je n'ai passé que quatre jours dans Saint-Etienne, mais quels jours !

            Au matin du 9 juillet nous entendons des bruits de bataille se rapprocher. Ce ne sont plus des bombes, mais des détonations sèches et des crépitements de mitrailleuses.

            Le portail s'ouvre et nous voyons une dizaine de soldats au casque plat pénétrer dans l'Abbatiale et se diriger vers le Chœur. Comme on tiraille encore au dehors, nous restons à l'abri. Lorsque le calme revient nous sortons.

            Nous sommes  enfin libres... même si les jours et les semaines suivantes des obus et des bombes continueront de tomber ici et là, faisant encore quelques victimes.

            Le 12 juillet, un camion de la laiterie Paillaud envoyé par des amis nous évacue sur Creully (Note de MLQ: à 19 km au Nord-ouest de Caen) déjà libéré où nous sommes accueillis à bras ouverts.

            J'ai appris par la  suite que dans St-Etienne la nuit du 12 au 13 juillet deux  jeunes filles ont été tuées à l'entrée du Chœur un obus ayant percuté la toiture à cette hauteur. Lire ici (la date diffère)

            Une évacuation massive s'est ensuite organisée vers la région de Bayeux, Amblie (Note de MLQ: à 18 km au Nord-ouest de Caen) a aussi accueilli beaucoup de réfugiés de St-Etienne.

« Archives départementales du Calvados ». Evacuation des réfugiés sur le parvis de Saint-Etienne.

Voir un film évacuation des réfugiés le 15 juillet

Source page 68 de ce livre, des réfugiés à Amblie avec des soldats canadiens.

            Rappelée à Caen par mon administration dans la seconde semaine d'août nous avons à nouveau essuyé les bombardements allemands : le 15 août en particulier des victimes sont encore à déplorer (rue Caponière) mais le calme reviendra ensuite et la vie reprendra tant bien que mal.

 

Témoignage paru en juin 1994 dans la brochure

                                                                                                   ECLATS DE MEMOIRE

TEMOIGNAGES INEDITS SUR LA BATAILLE DE CAEN
recueillis et présentés

par Bernard GOULEY et Estelle de COURCY
par la Paroisse Saint-Etienne-de-Caen
et l’Association des Amis de l'Abbatiale Saint-Etienne

 Reproduit avec leur aimable autorisation

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