Sœur Sainte-Madeleine Leber

    Du 5 au 6 juin 1944 : après la nuit très bruyante ct agitée, avions de chasse, gros bombardiers, D.C.A..., coup de sonnette à 5 h à la communauté : monsieur Leroyer, sous-directeur de l'hôpital (Note de MLQ: l'hôpital civil de de la route de Ouistreham), me demande de descendre avec lui au Bon-Sauveur ainsi qu'avec monsieur Feutry, le pharmacien de l'hôpital ; mais un obstacle se dresse devant nous : la sentinelle allemande de garde à la porte de l'hôpital nous interdit de passer, mais monsieur Leroyer, prévoyant, sort de sa poche des brassards de Défense passive, alors nous pouvons partir.

Source. La communauté des Augustines à l'hôpital de l'avenue Georges Clemenceau

"Source Collection Résistance et Mémoire " Inhumation des soldats décédés dans le deuxième sabotage d'Airan. Photos prises début mai 1943 à l'entrée de l'hôpital civil Clemenceau transformé en hôpital militaire par les Allemands voir la banderole au-dessus du portail d'entrée KRIEGSLAZARETT.

La ville est calme, les rues désertes à l'exception d'Allemands en motos et autos qui fouillent l'horizon avec des jumelles... mais, comme sœur Anne, ils ne voient rien...

    Arrivée au Bon-Sauveur, je prépare des lits dans plusieurs immenses salles, les unes à côté des autres. J'installe des chariots et prépare des pansements. Monsieur Leroyer me charge de la surveillance de ce grand quartier qui sera le service de triage 2ème urgence.

    La journée passe sans blessés, les bombardements sont lointains. Le soir, impossible de trouver le sommeil, de nouveau : avions, D.C.A., et sur le matin commence le bombardement sur la ville.

    Les premiers blessés arrivent. Je travaille avec les docteurs Bonnet, Raymond Villey et le cher docteur Le Rasle qui est déjà mon patron au service de pédiatrie de l'hôpital.

    Cher docteur Le Rasle ! Quelle admiration j'ai eue et ai encore pour cet homme non seulement compétent mais encore bon, dévoué, courageux et même héroïque. Bien que profondément blessé dans ses affections : sa maman tuée dans le bombardement, un fils blessé et resté aveugle, une fille qui n'a plus que 1/10e de vision, une deuxième petite fille gravement blessée et qui mourra quelques jours plus tard , le docteur Le Rasle prodiguera tous ses soins aux autres, trouvant son héroïsme dans sa foi profonde et son aspiration à la libération de la France.

    Un soir, arrivent pour la première fois depuis le débarquement des blessés canadiens parachutistes ; avec quelle gentillesse le docteur Le Rasle les reçoit et leur pose des questions. Je revoie encore ce jeune Canadien de 20 ans atteint de blessures pulmonaires graves, pneumothorax, qui étouffe et appelle sa mère, cet autre pleurant sur sa femme et ses enfants qu'il ne reverra pas ! (Note de MLQ: ces Canadiens venaient de Troarn via les Petites Sœurs des Pauvres, Bd Lyautey; lire ce témoignage)

    Le docteur Le Rasle craignant une visite allemande me donne l'ordre de préparer 2 sortes de feuilles de température, l'une accrochée au mur sur laquelle on relève une fièvre élevée avec soins intensifs, l'autre traduisant réellement l'état du malade et gardée par le docteur Le Rasle. Malgré la prévoyance du docteur Le Rasle, arrive à la nuit tombante une voiture allemande qui s'arrête devant notre bâtiment.

    Un S.S . me demande si nous avons des blessés canadiens. J'appelle vite le docteur Le Rasle, hélas malgré l'habileté de ce dernier et les arguments employés, les S.S. sans pitié embarquent les Canadiens. Le docteur et moi étions bouleversés, sachant ce que les S.S. étaient capables de faire !

    A ce propos ce petit souvenir des S.S. :

    Un dimanche parmi nos blessés français se trouve un S.S. Le docteur Villey s'en aperçoit et me dit : "Je vous défends de vous en occuper seule, il est capable de vous tuer, je ne veux pas qu'il reste ici, je vais faire le nécessaire pour qu'il soit seul dans une chambre fermée à clef avec grillage aux fenêtres.." et je revois ce colosse attrapant les mouches (nous en étions envahis à cause de la chaleur et des cadavres) et leur arrachant pattes et ailes, toujours le besoin de faire du mal !

    Je ne parlerai que peu des grands blessés, de leurs souffrances physiques et morales, d'autres le feront mieux que moi, mais j'ai encore en tête au bout de 40 ans les cris de ces enfants appelant leur maman, leur père, et ces parents oubliant leur douleur pour ne penser qu'à leurs enfants. Il y eut des heures de retrouvailles pour certains, pour d'autres il n'y avait plus d'espoir, ils avaient tout perdu : leurs enfants, leur maison, et demandaient la mort.

    Je tiens à signaler ce témoignage de dévouement peu connu : un jeune étudiant en médecine qui escalada les barbelés sous les bombardements pour aller prévenir la marine anglaise que son tir était mal réglé et que les obus tombaient sur le Bon-Sauveur, refuge des blessés et d'une partie des habitants de Caen. (Note de MLQ: lire la protection de l'îlot sanitaire)

    Un jour, monsieur Leroyer me demanda de m'occuper, en plus des blessés, de la grande salle des mourants, véritable mouroir !

    Mais comment pourrais-je assurer cet emploi malgré un travail continu ? J'étais donc dans l'obligation de délaisser un peu les mourants pour soigner les vivants. A chaque passage dans cette salle, je trouvais de nouveaux morts, quelle tristesse ! Et combien j'aurais voulu les assister, leur serrer la main bien fort pour qu'ils ne se sentent pas seuls au moment du grand passage. Autre problème rencontré : il n'y avait plus de cercueils ni de papier huilé pour ensevelir les morts, impossibilité d'enterrer dans les cimetières : la ville était détruite, fumante encore des incendies, la décision fut donc prise d'installer un cimetière devant ce mouroir. Quel spectacle ! Et ces pauvres corps mutilés ne pouvaient même pas reposer en paix à cause de nouveaux bombardements.

    Autre souvenir : ce jour où la marine allemande envoya des obus sur le Bon-Sauveur (Note de MLQ: à ma connaissance jamais la Kriegsmarine ne bombarda Caen). Je dis:« Vite, il faut descendre les blessés à la cave ». Tous les malades furent descendus et c'est lorsque je sortais de la salle avec le dernier chariot sur lequel il y avait un Allemand qu'un obus arriva et pulvérisa tout : matériel de soins, pharmacie, il ne resta plus que le fer des lits !

    En août, le travail diminua: Canadiens, Anglais, Français ont réussi à chasser les Allemands de Caen, nous reprenons espoir !

    Le 14 août, malgré la tristesse de tous ces événements vécus, j'ai la joie de revoir mes sœurs, les religieuses Augustines restées à l'hôpital Clemenceau (Note de MLQ:l'hôpital civil de de la route de Ouistreham) . Je les avais quittées le 5 juin. Je les retrouve fatiguées mais vivantes. Le trajet Bon-Sauveur - hôpital fut difficile : il n'y a plus de route et c'est parmi les ruines, les monceaux de pierres, en me dirigeant vers les tours de l'Abbaye-aux-Dames restées debout que je trouve mon chemin. Je passe le 15 août à la communauté et ne retourne au Bon-Sauveur que le lendemain pour aider à l'évacuation des blessés vers les hôpitaux les plus proches de leur domicile et susceptibles de les accepter.

Localisation du Bon Sauveur et de l'hôpital civil de l'avenue Clemenceau

Sœur Sainte-Madeleine Leber,
religieuse Augustine de l'hôpital de Caen,
actuellement à l'hôpital de Bayeux
Bayeux, octobre 1983

Témoignage paru dans ce livre

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