Bernard Legrand. Lycéen à Malherbe de 1943 à 1955.

 

 

 

Caen, ville bombardée. Souvenirs d’un jeune enfant.

 

 

J’avais 6 ans et 5 mois le 6 juin 1944 lorsque commença la bataille qui allait être livrée par les troupes alliées pour la libération de Caen. Au cours de cette bataille, qui allait durer six semaines, la ville fut détruite aux trois quarts par de nombreux bombardements, tant aériens   que d’artillerie navale et terrestre. L’énorme violence de ces événements, durant une période aussi longue, a profondément marqué le jeune enfant que j’étais. Cela explique sans doute pourquoi, bien des années après, j’ai ressenti le besoin d’évoquer mes souvenirs de ces terribles moments.

 

 

Les premières heures. La tranchée.

 

Au mois de juin 1944, j’étais en classe de 10° dans une annexe du petit Lycée Malherbe de Caen installée rue Pasteur, dans les locaux du rectorat, juste en face de l’entrée de l’Université dont les vastes bâtiments constituaient  un ensemble recouvrant une partie du quartier. Ces bâtiments ont été entièrement incendiés et détruits lors du bombardement du 7 juillet que j’évoquerai plus loin.

 

Source 

 

La journée du 5 juin s’était déroulée normalement pour la classe de 10°. Pourtant, il se produisit au cours de l’après midi deux événements inhabituels. D’abord, nous entendîmes passer sous nos fenêtres des  soldats allemands en manœuvres. Ils ne manifestaient apparemment aucune agitation particulière.  Ensuite, peu après, un exercice d’alerte fut organisé par l’administration du lycée. Avec les élèves des autres classes,  nos maîtres et maîtresses (notre institutrice s’appelait Madame Villain) nous firent descendre en rangs pour gagner en bon ordre, de l’autre côté de la rue, l’une des caves de l’Université transformées en abri. Ce sera d’ailleurs pour les élèves de 10° le premier et le dernier exercice  de ce genre qu’ils eurent à effectuer.

 

Au cours de la nuit suivante, du 5 au 6 juin, toute ma famille fut réveillée vers 2 heures du matin par des bruits  divers et impressionnants : bourdonnements d’une intense et anormale circulation aérienne, lourds roulements  de tonnerre venant de la côte, mouvements divers dans notre rue, révélant une intense nervosité des troupes allemandes cantonnées à proximité. Nous habitions rue Docteur Rayer, où étaient installés, ainsi que dans l’avenue de Bagatelle, de nombreux états-majors allemands. celui de la 716.ID

 

Source 

 

Ce n’étaient que départs précipités de motos et de voitures, cris d’ordres lancés, bruits de bottes d’hommes qui couraient.  A cette époque, je couchais dans la chambre de mes parents, et lorsque mon père constata que j’étais réveillé, il me permit de me lever un instant et de jeter un coup d’œil sur l’agitation de la rue à travers les lames des volets. Puis, j’allais avec lui dans la salle de bains, qui était orientée au nord (direction de la mer, à environ 18 km de Caen), et d’où l’on pouvait voir que le ciel dans cette direction était embrasé par un formidable rougeoiement.  Sommes nous descendus à la cave à ce moment, je ne saurais le dire. Ce dont je me souviens, c’est que plus tard, vers 7h30, la ville retentit des hurlements des sirènes annonçant le début d’une attaque aérienne. La fin de cette alerte ne sera jamais annoncée …

 

Matinée du 6 juin à la maison. Tout paraît calme… Pas de bombardement à proximité immédiate. Les bruits de la nuit se sont estompés, peut-être parce que le vent a tourné. A ma grande joie, mes parents ont décidé de ne pas m’envoyer en classe en raison des événements qui semblent s’annoncer. Mon frère, âgé de 13 ans, et également dispensé de lycée, a été autorisé à aller faire un tour en ville. Il  revient peu après très excité : «  C’est  sûrement un débarquement… des soldats Anglais prisonniers ont été vus à proximité du château… voir ici au paragraphe 3  il paraît que les Anglais sont au calvaire Saint Pierre » (l’une des sorties nord de Caen, sur une des routes  qui conduisent à la mer). en fait des Irlandais du Nord, une section de la Cie A  celle du Lt R. Wise du 2nd Royal Ulster Rifles  (RUR), du Lt-col. Ian Harris  de la 9th Brigade de la 3rd (British) ID  . descend la cote 64 (le calvaire Saint Pierre aujourd'hui dans le quartier de La Pierre Heuzé) vers le Sud-est, appuyée par un peloton de Sherman. objectif: le cimetière Nord-est et le pont de Calix sur le canal.

 

 

Source 

 

Source: Archives du Calvados. Le Calvaire Saint Pierre avant guerre, détruit en 1944.

 

De nos jours, "Prière sur les ruines" d'Anna Quinquaud, rue de la Délivrande (que les Caennais appellent le Calvaire Saint Pierre) Géolocalisation.

 

Ces nouvelles, enthousiasmantes et inquiétantes à la fois, sont bientôt confirmées par mon oncle et ma tante, venus à la maison dans la matinée pour se renseigner sur ce que mes parents comptent faire : rester, ou s’éloigner de la ville en prévision d’une bataille avec d’éventuels combats de rues et de gros bombardements ?….Mes parents décident de ne pas quitter Caen, et, sans attendre, par crainte de coupures d’eau – ce qui sera le cas quelques heures plus tard, pour une vingtaine de mois…- ma mère prend la précaution de remplir à plein bords tous les récipients disponibles y compris la baignoire. En fait, on constatera très vite que ces réserves seront inutilisables car l’eau se corrompra rapidement sous l’effet des diverses pollutions aériennes provoquées par la poussière des destructions environnantes.

 

Je n’ai plus aucun souvenir du déjeuner, qui dût être rapide et frugal. En revanche, les événements qui suivent sont restés gravés dans ma mémoire. Après le repas, mes parents m’envoient faire une sieste pour réparer la fatigue de la nuit agitée. Je vais m’allonger sur un lit dans la chambre de mon frère, au premier étage, et je suis prêt à m’endormir lorsque, sur un fond sonore intense d’avions virevoltant au dessus de la ville, vient se superposer un bruit plus lourd et de plus en plus envahissant : le ronronnement d’une armada aérienne de bombardiers, bientôt salué par les aboiements très caractéristiques de la DCA allemande, puis couvert par un autre bruit, beaucoup plus inhabituel, qui fait penser au vrombissement d’un train roulant sur un pont métallique. En fait, ce bruit est causé par le déchirement de l’air que provoque la chute de centaines de bombes d’une demi tonne à une tonne chacune. Sans réfléchir, mon frère, qui a compris ce qui se passe, me  prend par le bras pour me faire descendre à la cave, où nous dévalons comme des fous suivis par notre sœur et par nos parents. Je me souviens très bien avoir été à deux doigts de  tomber dans l’escalier.  La famille se regroupe dans la buanderie, éclairée par deux grands vasistas. Nous nous asseyons, jambes repliées, le long d’un mur. Et c’est immédiatement le bruit énorme des explosions, très vite accompagné par le fracas des cascades de vitres brisées sous l’effet du souffle, notamment celles des vasistas à côté de nous, et, à l’extérieur, des chutes d’ardoises et d’objets divers. Nous nous serrons très fort contre le mur de la cave comme pour nous y enfoncer, pour disparaître en lui, et n’exposer que la plus infime partie de notre corps aux morceaux de verre  qui tombent autour de nous.

 

Lorsque le bombardement cesse enfin, après un très long moment, nous nous précipitons dans la rue pour reprendre notre souffle et pour voir s’il y a des  dégâts proches. Cela ne paraît pas être le cas, mais le sol de la place devant la gare Saint Martin est couvert d’une épaisse couche de poussière et jonché de débris divers. Mon frère ramasse une sorte de petite hélice verte qui a dû se détacher de l’un des projectiles tombés à proximité. En fait, nous apprendrons plus tard que des bombes sont tombées sur les voies ferrées de la gare, à moins de 200 mètres de chez nous.

 

 

Source. L a rue du Docteur Rayer est hors cadre à gauche.

 

Quand je me remémore ces instants terribles, je constate que j’étais davantage  terrorisé par les fracas divers, très impressionnants, que par la crainte, qui ne me venait pas réellement à l’esprit, d’être écrasé ou enterré vivant sous les ruines de la maison. Je ne doutais pas d’être bien protégé par mes parents, qui savaient merveilleusement me rassurer et me dissimuler leur angoisse. L’épreuve était infiniment plus terrifiante pour eux, ainsi que pour ma sœur, qui allait sur ses 17 ans, et pour mon frère de 13 ans. Eux étaient tout à fait conscients du véritable danger.

 

Après le retour au calme, mon frère, peu confiant en la solidité de notre cave, et encore sous le choc de l’émotion, insiste pour que nous allions nous réfugier ailleurs, par exemple chez des amis qui avaient offert à mon père, quelque temps auparavant, en cas de coup dur, l’hospitalité de la tranchée qu’ils avaient creusée dans leur jardin.

Sans doute pour rompre un sentiment d’isolement et de danger particulier dans notre quartier où la présence allemande est très importante, mes parents se rallient à cette suggestion. C’est ainsi que, selon mon souvenir, nous quittons la  rue Docteur Rayer  en cet après-midi du 6 juin, n’emportant  avec nous qu’un bagage extrêmement léger – peut-être quelques affaires de nuit et de toilette – et laissant la garde de la maison à la chatte Micha, pour nous diriger rue de Bayeux chez M. et Mme R. Et nous voilà partis à travers des rues qui bruissent de la rumeur du drame survenu à proximité immédiate : le centre de Caen, qui vient d’être gravement atteint par le bombardement, est le théâtre d’un énorme incendie qui va durer plusieurs jours ….

 

La famille R. – outre les parents, une fille âgée de 18 à 19 ans, et un fils de 16 ou 17 ans – nous accueille très cordialement, et nous montre immédiatement nos chambres, que finalement nous n’occuperons jamais, au 3° étage de leur grande maison, rue de Bayeux. Par les fenêtres de ces chambres, qui donnent sur la rue, nous assistons, en cet après-midi du 6 juin,  à un spectacle extraordinaire et de nature à nous exciter au plus haut point : celui de troupes allemandes apparemment harassées, qui descendent en désordre la rue de Bayeux au retour de la zone des combats, en transportant morts et blessés allongés sur des side-cars, sur des véhicules légers , et sur des plateaux de camions.

 

Le soir, divers indices, notamment l’incessant ballet aérien dans le ciel de Caen, laissent craindre une nuit très agitée et incitent M. et Mme R. et mes parents à décider de nous faire « dormir » dans la tranchée, où nous descendons nous installer tant bien que mal à la lueur d’une lampe tempête. Cette tranchée, au fond du jardin, non loin du mur de séparation avec la rue Bicoquet, est une sorte de couloir qui doit mesurer à peu près 4 mètres de long sur 1 mètre de large, creusé à 1,70 mètre de profondeur environ, étayé par des rondins de bois et recouvert d’un toit en tôle ondulée, lui-même recouvert de 80 cm de terre. On y accède par trois ou quatre marches taillées dans le sol. Il y règne une odeur très particulière de terre fraîchement remuée et d’humidité. C’est un gros travail qui a été effectué ainsi par M. R. et son fils. L’idée est que, dans un tel abri, on peut espérer qu’à moins de subir  la chute directe d’une bombe ou d’un obus, qui serait évidemment fatale, on y sera moins soumis aux effets de souffle, extrêmement puissants, causés par l’explosion des bombes, et que l’on échappera à l’écrasement et à l’ensevelissement sous les pierres auxquels on s’expose dans une cave de maison.

 

Source. Localisation de la maison entre la rue de Bayeux et la rue Bicoquet.

 

Je me souviens d’une scène qui me frappa avant d’aller me « coucher » en ce tout début de soirée du 6 juin 44 : la vision de Monsieur R. – sans doute assailli de souvenirs de la guerre précédente - fumant sa pipe sur les marches de la tranchée, et dont la silhouette se détachait sur la clarté du ciel de nuit d’été, après qu’il ait été chercher chez lui un peu de calvados pour réconforter les adultes.

 

 J’allais donc m’allonger en ce début de nuit sur les genoux de maman et d’une autre personne  – ma sœur ? -, assises côte à côte sur un banc au fond de la tranchée et je plongeais dans un sommeil profond que rien n’allait troubler durant une dizaine d’heures….

 

A nouveau, il me faut rendre hommage au courage stoïque de ma mère et de sa voisine, dont les quatre genoux me servirent de lit, cette nuit là . Parce que cette nuit là, celle du 6 au 7 juin 1944, aux alentours de 2 heures ½ du matin,  fut pour Caen l’une des plus terribles que la ville eut à subir durant ces quarante cinq jours de la bataille. Pendant une heure, plusieurs centaines de quadrimoteurs de la Royal Air Force larguèrent des tonnes de bombes, qui broyèrent plus de la moitié de la ville dont une partie avait déjà été ravagée la veille. A ce bombardement aérien, s’ajoutait une pluie d’obus de marine des plus gros calibres qui s’abattaient en permanence. L’un d’eux, « de la taille d’une armoire », se fichera sans exploser dans le sol du trottoir à moins de 3 mètres de nous, de l’autre côté du mur le long duquel était creusée la tranchée…

 

La panoplie de bombes utilisées par la RAF. La "Grand Slam" en haut à droite pèse 10 tonnes.
 

On imagine l’ambiance qui pouvait régner parmi la quinzaine de personnes qui occupaient la malheureuse tranchée de terre meuble, qui commençait à couler entre les rondins, alors qu’un enfer explosait et rougeoyait au centre de Caen, à quelques centaines de mètres de là. Et pourtant, les genoux qui me servaient de lit ne frémirent pas et ma nuit de sommeil fut parfaitement sereine …

 

Le lendemain, ou le surlendemain, alors qu’il était apparu que la libération de la ville n’était pas aussi proche que nous l’avions espéré et que nous aurions probablement encore à subir des bombardements, nos hôtes prirent la décision de quitter Caen en direction du sud pour aller se réfugier à la campagne, dans une maison qu’ils possédaient  non loin de Falaise, à une quarantaine de kilomètres. Ils n’avaient évidemment pas de voiture en état de circuler, et ils allaient  faire le voyage à pied, dans les terribles conditions que l’on peut imaginer, à rebours des troupes allemandes qui venaient en renfort, et sous les raids incessants des chasseurs bombardiers alliés….

 

Bien que M. et Mme R. aient proposé à mes parents de rester rue de Bayeux, ceux-ci décidèrent de quitter les lieux. Mais, craignant toujours que notre quartier soit particulièrement exposé en raison de ses nombreux occupants allemands, ils ne choisirent pas de retourner à la maison, et  décidèrent d’aller se réfugier dans les caves du Palais de Justice, sans doute plus solides, où mon père savait trouver une organisation mieux adaptée aux difficiles conditions de vie qui nous attendaient.

 

Photo coll. fredo. Le palais de justice, les Tribunaux pour les Caennais.

 

 

Le Palais de Justice.

 

 

Notre nouvel abri sera la cave à charbon du Palais de Justice, que nous partagerons avec plusieurs familles dont la plupart appartiennent au milieu judiciaire – magistrats, greffiers, avocats, avoués –  connues de mes parents, et qui ont eu la même idée qu’eux.

 

Le local en question n’est pas grand, quelques mètres carrés. Il est éclairé par un  soupirail étroit donnant sur un passage pavé, clos par des grilles entre la place Saint-Sauveur et la rue Saint Manvieu.

 

                                    Source, à gauche.                                                                                          A droite, le passage pavé, clos par des grilles entre la place Saint-Sauveur et la rue Saint Manvieu dans le fond.

 

Ce soupirail est occulté par un matelas d’enfant destiné à amortir, sinon à stopper, l’intrusion d’éclats de bombes ou d’obus. Au fond de la cave, où l’on accède par un escalier étroit, un autre escalier, d’environ un mètre de large, descend beaucoup plus profondément vers un autre espace souterrain,  qui doit dater de l’époque  où s’érigeait une prison sur le site voisin du lieu où fût bâti le Palais de Justice aux 18° et 19° siècles. La première cave, qui sera notre lieu de vie, est très sommairement aménagée : on a donné la forme d’un lit avec ses oreillers à un grand tas de charbon recouvert de tapis, qui servira de couche à une dizaine de personnes dont ma  mère, ma sœur, mon frère, et moi. Les autres dormiront enveloppés de couvertures à même le sol, ou, comme mon père,  sur des chaises longues ou sur un transat, comme le bâtonnier D. dont je me souviens particulièrement…Nous ne nous doutons pas que notre installation dans ces conditions bien sommaires va durer plus d’un mois, depuis ce 8 juin jusqu’au 14 juillet 1944.

 

Dans l’ensemble, j’ai plutôt bien dormi pendant toute cette période, comme un enfant de 6 ans ! La couverture grise sous laquelle j’étais allongé était, dans mon souvenir, légèrement poisseuse, sans doute légèrement crasseuse. Je dormais bien, mais j’ai aussi le souvenir d’avoir été réveillé bien souvent en pleine nuit par le vacarme de l’artillerie , avec les  détonations caractéristiques des « départs » depuis les canons allemands à proximité, et des « arrivées » par l’éclatement autour de nous des obus anglais , et surtout par les hurlements effrayants des « orgues de Staline » , sortes de lance roquettes empruntés par les Allemands aux soviétiques sur le front de l’Est  - les « katiouchas » -, qui tiraient presque simultanément des dizaines de fusées « terre-terre » dans un vacarme épouvantable. Le son d'un Nebelwerfer 41

 

"Credit: Canada. Dept. of National Defence / Library and Archives Canada / PA-129127". Le Private P.P. Beauchamp du Régiment de Maisonneuve et le Dr. Cohier examinent un Nebelwerfer 41 allemand dans une carrière de Fleury-sur-Orne, le 20 Juillet 1944.

 

Je me souviens aussi d’un jeune homme d’une trentaine d’années qui accompagnait ses parents – son père était un ancien magistrat de la Cour d’Appel – et qui, rompant le silence observé par l’ensemble des occupants de la cave, y compris par les enfants, geignait bien fort dans la nuit « Maman, j’ai peur… ».

 

Cette vie pendant la « bataille de Caen » sera pour moi  bien monotone puisque je devrai rester la plupart du temps confiné dans l’enceinte du Palais de Justice, pratiquement sans mettre le nez dehors, pendant ces 36 journées de printemps et d’été… C’est qu’il ne se passe pas de jour sans que Caen soit soumise à des bombardements aériens ou d’artillerie navale et terrestre, et sans que la population soit exposée à la nervosité des troupes allemandes, maintenant composées pour l’essentiel de très jeunes SS de diverses divisions blindées, notamment, la division « Hitlerjugend  » de sinistre réputation . Il est impératif de pouvoir se mettre à l’abri d’une seconde à l’autre . Mes seules sorties au grand air se déroulent donc à proximité immédiate de la cave, dans une des cours intérieures du bâtiment, souvent exiguës et peu éclairées, ou pour quelques minutes durant lesquelles mon frère me promène en voiture à bras sur les pavés du passage qui surplombe la cave.

 

 Cours intérieures dans le Palais de Justice.

 

Un jour d’accalmie, cependant, mon père m’emmène dans le jardin de la famille R. rue de Bayeux, pour manger des lardons aux oeufs brouillés provenant du poulailler. C’est ce jour là que j’appris à gober les œufs crus… Mais c’est également ce jour là que nous assistâmes, mon père et moi, depuis le jardin, à un combat aérien à l’issue duquel le pilote d’un avion anglais touché fut la cible de tirs  acharnés de mitrailleuses pendant sa descente en parachute, qui s’enflamma…Je me souviens également, sur le chemin du retour à la cave,  des deux ou trois énormes chars allemands embusqués  sur la place des Petites Boucheries, canons orientés vers la rue Caponière et vers la rue de Bayeux.

 

8 juillet. Place de l'Ancienne Boucherie, une maison vient de subir un bombardement et vient de s'effondrer. Un char Panther Ausf G, en arrière garde du SS-Panzer-Regiment 12. passe devant les ruines" (Photos: coll. J-P. Benamou)

 

Mon frère et ma sœur jouissaient, je pense, d’un peu plus de liberté.  Ils ont peut-être effectué quelques visites rapides à l’extérieur. Mais je me souviens qu’ils passaient beaucoup de temps à assister aux audiences de la juridiction des flagrants délits que le Premier Président R. avait mise en place pour juger les pillards pris sur le fait dans les décombres. Parfois, ils m’emmenaient visiter les différentes salles d’audience du Palais. J’ai notamment en souvenir la grande salle dite « des Abeilles »,  salle d’apparat décorée du symbole de l’Empire, et utilisée en temps ordinaire pour les audiences solennelles et  les audiences d’Assises.

 

Collection Stéphane Geufroi. La salle des Abeilles.

 

Quant à mon père, qui appartenait à la « Défense Passive », il allait régulièrement à son poste avec, notamment, la mission d’aider à l’identification, généralement très difficile, et au tri des cadavres  avant que ceux-ci ne soient enveloppés dans des bâches ou du papier imbibé de désinfectant – car il n’y avait plus de cercueils à Caen – avant de recevoir aussi vite que possible une sépulture provisoire.

 

Les repas étaient apportés quotidiennement au « Palais » par une cuisine roulante qui venait chaque midi et soir apporter la nourriture des  200 ou 250 personnes réfugiées dans les différentes caves constituant ce qui était devenu le « Centre d’Accueil » du Palais de Justice. Je n’ai pas souvenir d’avoir souffert de la faim, mais je me rappelle que nous mangions beaucoup de légumes secs, généralement des haricots blancs, qui étaient transportés dans des brocs et des seaux de toilette. Il y avait aussi de la confiture dans des sortes de grandes boîtes de conserves. Aucun souvenir de légumes verts ni de fruits… Je ne sais plus ce qu’on me donnait à boire, car l’eau potable était une denrée beaucoup plus rare que le vin qui, comme les légumes secs et la confiture, avait été récupéré dans les stocks des principales épiceries en gros épargnées lors des bombardements des 6 et 7 juin . Bien entendu,  l’eau, le  gaz, l’électricité et le téléphone avaient été définitivement coupés dès le 6 juin après midi, et l’eau que nous utilisions était extraite de quelques puits non encore pollués par le pourrissement des cadavres.

 

Avec les autres occupants de notre cave à charbon, nous prenions nos repas sur les tables de la très solennelle « Bibliothèque des Avocats »  de la Cour d’Appel, belle salle lambrissée dont les murs étaient garnis d’ouvrages juridiques recouverts de reliures de cuir fauve. Je me souviens très bien qu’à la suite de l’un de ces repas dans la bibliothèque, en début d’après midi, j’eus le grand bonheur de recevoir la visite de notre chatte, Micha, que nous avions laissée seule à la maison le 6 juin, et qui, mue par son seul instinct, était venue nous retrouver après avoir parcouru la distance de plusieurs centaines de mètres séparant la Palais de Justice de la rue Dr Rayer.

 

On imagine que, dans ces conditions, l’hygiène, même la plus élémentaire, était inexistante. Comme les autres réfugiés autour de nous, je ne me suis pas déshabillé pendant les cinq semaines de séjour sur notre tas de charbon, et, bien évidemment, on ne m’a pas changé de linge. Je n’ai aucun souvenir de m’être lavé, ou que l’on m’aie lavé : il n’y avait pas assez d’eau… Par contre je me souviens bien, et c’est un souvenir très désagréable, des cabinets fréquentés par plusieurs dizaines de personnes et où, là non plus il n’y avait pas d’eau. Mais peut-être avait on pu récupérer du papier dans les bureaux du Palais…

 

Le bombardement du 7 juillet. La libération.

 

Ce sont, sans aucun doute, les moments que nous avons vécus dans la soirée du 7 juillet qui m’ont le plus marqué. Ce soir là, vers 22 heures, alors que, je ne sais pourquoi, je ne dormais pas, nous entendîmes le bruit inhabituel d’un avion sirène. A n’en pas douter, c’était pour nous prévenir d’un bombardement imminent et qui promettait d’être terrible, car jamais nous n’avions été ainsi avertis.

 

Effectivement, quelques minutes après cette alerte d’un nouveau type, l’énorme bourdonnement de près de cinq cents bombardiers quadrimoteurs, accompagné par un formidable tir de la D.C.A. allemande, incita tous les occupants de notre cave à se précipiter dans l’escalier qui descendait vers le caveau inférieur pour ajouter une nouvelle épaisseur de pierres à notre abri. Nous étions plongés dans l’obscurité quasi-totale, seulement éclairés par la lumière falote de la lampe tempête qui avait été allumée pour nous guider dans l’escalier, et qui projetait nos ombres mouvantes sur les parois de pierre du caveau. Assis sur une marche entre mes parents, je courbais le dos sous les chocs terribles provoqués, sans discontinuer, par les énormes explosions des bombes qui nous paraissaient tomber tout près de nous. Notre cave vacillait littéralement sous chaque coup, comme si elle allait se disloquer. Les effets de souffle étaient si puissants qu’ils nous coupaient la respiration sous l’effet de la pression . Ma mère devait m’aider à reprendre de l’air et à ne pas suffoquer. La poussière était si dense autour de nous que la flamme de la lampe tempête disparaissait, absorbée, à moins d’un mètre, par un opaque écran jaunâtre.  Après un temps interminable, et de nombreuses accalmies qui nous faisaient espérer la fin du raid, le bombardement cessa enfin. Nous remontâmes dans notre cave à charbon, puis mon père m’emmena à l’extérieur pour me faire respirer  un peu d’air frais. Et, là encore, je fus témoin de scènes que je n’oublierai jamais. D’abord, tout près de nous, l’intense rougeoiement du ciel nocturne, les bruits et les craquements de l’énorme incendie, qui faisait rage à moins de 300 mètres , de l’Université, de sa bibliothèque, et de ses archives. Ensuite la rumeur accompagnant une foule affolée de survivants fuyant cet enfer (car les abris de l’université étaient bondés) et venant des quartiers, jusqu’alors relativement épargnés, qui venaient d’être pulvérisés. Je fus très impressionné par un homme d’un certain âge, dont j’appris plus tard qu’il était professeur à la Faculté de Droit, qui fit irruption parmi nous. Je le revois, avec sa barbe blanche taillée en pointe, enveloppé dans une couverture, et tenant en pleurant entre ses mains jointes une statue de la Vierge qu’il invoquait à haute voix. Le bombardement du 7 juillet.

 

Après le raid du 7 juillet, rien ne fut plus comme avant, comme si cet énorme bombardement avait marqué, à notre insu, le commencement de la fin de l’épreuve que nous vivions depuis le 6 juin. Je n’ai plus de souvenir de la journée du 8 juillet, mais, en revanche, celle du 9 juillet 1944 restera à jamais gravée dans ma mémoire. Ce jour là, alors que, comme chaque jour en début d’après-midi, je me reposais sur mon tas de charbon après une nuit qui avait été particulièrement troublée par les fracas de proches combats, mes parents, ou mes frère et sœur, vinrent me chercher. « Viens vite voir ! Les Anglais arrivent ! ».

 

En effet, depuis le péristyle du Palais de Justice, où nous nous précipitions sans doute imprudemment, on voyait, venant de la rue Guillaume, deux files de soldats en kaki, revêtus d’autres uniformes que ceux, verts de gris, auxquels  nous étions habitués,  avec des casques en assiette, également totalement différents des casques en pots de chambre des Allemands, et recouverts de filets retenant des camouflages et feuillages divers. Certains étaient en moto, vêtus d’une sorte de veste de cuir sans manches, et leur position aussi, assis très en arrière de l’engin, ne ressemblait pas à celle des motards allemands. Puis surgirent des véhicules divers, kakis et portant étoiles blanches, cette troupe, de plus en plus nombreuse, se dirigeant, apparemment sans résistance allemande, vers la Prairie ou vers le boulevard Bertrand après avoir traversé la place Fontette. Dans mon souvenir, nous les regardions avec bonheur, mais sans mot dire, sans vivats, un peu éberlués, sans doute encore sous le choc du bombardement que nous avions subi l’avant-veille et de la fatigue des jours et nuits qui l’avaient précédé.

 

"Photo coll. part." avec l'aimable autorisation de l'auteur. Place Guillouard, à gauche un homme de la Défense passive (un gendarme ?) avec son casque Adrian blanc avec des Canadiens dont un motocycliste, en arrière plan le Palais de Justice..

 

Dès l’arrivée des Anglais – qui étaient en fait des Canadiens -, une femme, appartenant au personnel judiciaire du Palais, Melle Torcapel, se précipita au centre de la Place Fontette pour arracher les panneaux de signalisation allemands, voulant contribuer ainsi à l’avancée des troupes alliées. De fait, peu après ce geste symbolique, un agent de la Military Police s’installa sur l’îlot central de la place, et commença à régler la circulation des véhicules de toutes sortes, qui maintenant affluaient de la Rue Guillaume.

 

Place des Tribunaux, un poste de circulation, on peut distinguer sur une pancarte : N°3 Military Prison

 

Bien que la sécurité ne soit pas revenue à Caen après cette première phase de la Libération, car la partie libérée de la ville était maintenant soumise aux tirs de l’artillerie allemande – la seconde partie de la ville, sur la rive droite de l’Orne, ne sera libérée que le 18 juillet –  nous « respirions mieux» depuis l’arrivée des soldats canadiens. Je pus sortir plus fréquemment, avec mes parents ou mes frère et sœur, du strict périmètre du Palais de Justice. C’est ainsi que j’allais à l’église Saint Etienne et au Lycée, où des centaines de personnes étaient réfugiées. Je me souviens des gens qui s’étaient installés dans le cloître du Lycée, en particulier d’un coiffeur qui avait amené là un fauteuil et qui coupait les cheveux de clients. Je me souviens des familles qui campaient tant bien que mal dans l’église, avec leurs pauvres hardes, sous la chaire, dans les chapelles, au pied des autels, dans le chœur, dans la nef, dans les bas-côtés, partout, avec les matelas, la paille… Tout ce quartier servait « d’îlot sanitaire » qui devait en principe être épargné par les bombardements aériens – et il le fut en effet, pour l’essentiel - mais non par les tirs d’artillerie terrestre et navale qui tuèrent ou blessèrent beaucoup de monde, y compris après la libération de la rive gauche de l’Orne. Et j’ai un souvenir très précis des immenses croix rouges qui avaient été peintes aux premiers jours du « siège » sur la façade, sur le toit, et dans  la cour du Lycée .

 

Captures d'écran d'un film, la façade du Lycée Malherbe avec deux "Croix Rouges"

 

A gauche. Source film British Movietone News. Dans les jardins du Lycée Malherbe.

A droite. Photo allemande, photographe Arthur Grimm, date: juin 1944,  voir la croix rouge sur le toit et le peinture d'une croix rouge dans un carré blanc sur des tôles ondulées dans la cour du Lycée Malherbe.

 

Durant ces jours qui suivirent la Libération, nous pûmes bien sûr voir de près les soldats canadiens et anglais, découvrir leurs équipements, leur ceinturon en grosse toile kaki avec une drôle de fermeture, leurs blousons,  leurs petites guêtres, les insignes de leurs unités sur l’épaule – une sorte de croix sur fond  bleu, certainement le patch de la 2ème Armée britannique pour ceux qui étaient autour de nous -. Découvrir aussi les friandises qu’ils distribuaient généreusement aux enfants, les bonbons roses ou jaunes percés au centre, les  tablettes de chocolat de petit format dans leur papier foncé (marron ? bleu marine ?) , le chewing gum, que je n’avais jamais vu . Et puis les cigarettes, dans leurs beaux paquets rouges avec une tête de chat noir pour les « Craven A »,  ou représentant une tête de marin barbu sur fond de bouée couronne sur un paysage de mer, bleu-vert pâle pour les « Players Navy Cut ». L’odeur particulière et luxueuse de la fumée de tabac anglais reste d’ailleurs dans ma mémoire olfactive l’une des marques de cette période . Peut-être aussi parce que c’est l’un de ces jours qui suivirent immédiatement la Libération que je fumais ma première cigarette, ou un tiers de ma première cigarette , une « Craven A » qui me fut offerte par un soldat canadien sur le trottoir, au pied du magasin du marchand de registres Rozelle, Place Fontette…

 

Place Fontette, magasin Rozelle

 

C’est également durant cette période que mon Père décida d’aller en exploration constater l’état de la maison, que nous avions abandonnée plus d’un mois auparavant. Je ne participais pas à l’expédition, que Papa effectua avec ma sœur, et qui fut très mouvementée. C’est ainsi qu’en chemin, ils furent pris sous un violent tir d’artillerie allemande sur la Place Saint Martin – à 150 mètres à peine de notre abri – au cours duquel un agent de la Military Police britannique fut tué sous leurs yeux. 

 

 Source,

 

Notre maison était encore debout, avec des destructions « partielles » : quelques cloisons intérieures soufflées ; au grenier, les marques d’un début d’incendie causé par une chute de fusée éclairante ; et, bien sûr, plus une vitre aux fenêtres. Les Allemands qui l’avaient occupée depuis le 6 juin - des membres d’une division SS - l’avaient quittée précipitamment lors de l’offensive anglo-canadienne des 8/9 juillet, sans même boire les tasses de café qu’ils laissèrent à moitié pleines dans la salle à manger, et sans décrocher les deux portraits de Hitler qu’ils avaient mis au mur de cette pièce. Dans leur hâte de prendre le large, ils laissèrent également, abandonné sur un lit, un pistolet mitrailleur. Mais ils ne touchèrent pas au mobilier, sauf à la « traction avant » familiale qui n’avait pas roulé depuis 1940, et qu’ils  emmenèrent on ne sait comment et on ne sait où. Ils n’avaient pas trop volé de vin dans la cave, où mon père pu trouver une bouteille de champagne qu’il ramena au Palais de justice, et qui fut bue en famille pour fêter la Libération.

 

Bayeux.

 

Malgré la présence des Alliés et le sentiment de liberté recouvrée,  les conditions matérielles de vie ne s’amélioraient pas réellement à Caen en cette seconde semaine de juillet, en raison notamment de l’insécurité qui continuait d’y régner. La ville restait exposée aux tirs permanents de l’artillerie allemande, et surtout, l’armée allemande demeurait fermement accrochée à toute la partie sud est de la ville – la rive droite de l’Orne – faisant presque chaque soir peser la menace d’une contre-offensive et d’une reprise des quartiers libérés le 9 juillet : on entendait parfois, la nuit, des tirs d’armes légères du côté de la Prairie, à 500 mètres à peine du Palais de Justice.

 

Source,

 

Aussi, les Anglo-canadiens,  sans doute peu désireux  d’avoir à assurer la protection et l’alimentation des caennais alors que des combats de rue pouvaient survenir à tout moment, ordonnèrent-ils l’évacuation de ce qui restait de la population vers des zones plus sûres.

 

Mes parents décidèrent d’aller demander l’hospitalité à de vieux amis de mon père, M. et Mme V., qui habitaient Bayeux. Bayeux avait été libérée dès le 7 juin et était l’un des lieux de refuge de la population caennaise prévu par les Britanniques. Nous partîmes le 14 juillet, tous les cinq à bicyclette . Pour ce qui me concerne, j’étais installé sur un petit panier fixé au cadre du vélo de mon père, les pieds posés sur deux  supports vissés à la fourche.

 

Alors que 26 km séparent Caen de Bayeux,  le voyage fut beaucoup plus compliqué et plus long qu’il ne l’aurait été en temps normal : il dura une journée entière, car il apparut très vite que c’était une véritable aventure de se rendre, ce jour là, de Caen à Bayeux. D’abord, mes parents comprirent d’emblée qu’ils devaient renoncer à emprunter  la route la plus directe, qui était utilisée comme l’une des principales voies d’accès venant de la zone déjà libérée vers le front, et que l’on pouvait supposer particulièrement  exposée aux tirs de l’artillerie et de l’aviation allemande. De plus, il aurait fallu passer à proximité immédiate de l’aérodrome de Carpiquet, où de terribles combats, dont on n’était pas sûr qu’ils étaient terminés, avaient eu lieu quelques jours auparavant. En fait, on constata que toutes les voies du nord vers le sud  entre la mer et la ville de Caen, que les Alliés n’avaient pas encore totalement investie le 14 juillet, étaient  submergées par des convois sans fin  de troupes, de camions, de chars, de canons tractés, et d’engins divers.

 

Une activité intense, un trafic continuel nous environnait. Même les champs qui bordaient la route étaient utilisés soit comme dépôts de matériel, soit comme terrains de positionnement de pièces d’artillerie en action,  soit même comme pistes  d’aviation de chasse.  Je vois encore la famille pied à terre pour laisser passer un convoi de chars qui roulait vers Caen à toute allure dans un nuage de poussière si épais qu’on se voyait à peine les uns les autres. Je vois ma mère, épuisée,  buvant à la bouteille, pour se désaltérer, une gorgée de la gnôle que mon père, précautionneux, avait mis dans sa sacoche de vélo « pour la route » dont il pressentait qu’elle serait longue et difficile…

 

Nous arrivons enfin à Bayeux, après une journée d’émotions, de détours, de poussière et de fatigue. Et Bayeux nous apparaît comme un paradis, à nous qui venons d’une cité en ruines. Nous qui, depuis si longtemps, ne nous sommes pas déshabillés, qui ne nous sommes pas lavés, qui avons faim et soif. Nous arrivons dans une ville intacte, « sans un carreau de cassé », une ville de paix, libérée depuis plus d’un mois, dont les habitants sont souriants, propres et élégants, avec les dames chapeautées, voilettées… Quel changement avec le spectacle  de la foule caennaise que nous avons quittée le matin apeurée et famélique, abasourdie par les bombardements, horrifiée par la vision quotidienne de ruines, de morts et de blessés !

 

Ces Bayeusains souriants et détendus, la mariée et son cortège que nous croisons dans la grande rue, nous regardent comme des êtres venant d’une autre planète, avec curiosité, gentillesse, et pitié. Lorsque nous arrivons, gris de poussière et amaigris, chez les V. qui, évidemment ne nous attendent pas – comment les aurait-on prévenus ? – et nous reconnaissent à peine, ils nous accueillent spontanément à bras ouverts, et n’hésitent pas à nous offrir généreusement leur hospitalité pour le temps qu’il faudra. La famille V compte quatre enfants, approximativement des âges de mes soeur, frère et moi, et leur premier réflexe est de nous envoyer nous laver et nous changer, avec des affaires prêtées car nous n’avons aucun bagage… Je me vois encore, dans la baignoire, faisant ma première toilette depuis une quarantaine de jours, barbotant avec délices dans l’eau chaude, alors que l’un des fils de la famille, Jacky, âgé d’une dizaine d’années, croit malin de tirer dans mes oreilles des coups de revolver à amorces…..

 

Nous resterons à Bayeux, en « convalescence » plusieurs semaines, jusqu’à la fin septembre. Trois ou quatre images me restent à l’esprit quand je pense à cette période . La première est celle de mon père blessé au retour de Caen, où il était reparti pour remplir les fonctions, qui lui avaient été confiées juste après la Libération, de président de l’Entr’aide Française locale.

 

Liberté de Normandie du 16 et 17 juillet 1944

Sur ordre de François Coulet , Mrs Lecomte, Gruet et de la Hougue sont démis de leurs fonctions le 22 juillet et remplacés par M. Legrand, avoué à la Cour d'appel de Caen promu nouveau délégué régional, M. Pierre Bouts, assureur, délégué adjoint et M. Bellamy, secrétaire général.

 

 Notre maison étant envahie par de nombreux soldats canadiens, il était retourné  dormir dans la cave à charbon du Palais de Justice.  Un obus allemand était tombé à moins d’un mètre du soupirail, faisant jaillir une gerbe d’éclats qui avaient traversé le matelas « protecteur »  installé le 6 juin, et dont l’un avait assez grièvement blessé papa, qui avait dû être emmené à Bayeux après avoir été pansé sur place avec des moyens de fortune par le Dr G.. Je revois également, sur la grande place de Bayeux devenue je crois la place De Gaulle, la petite foule regroupée autour de la jeep anglaise qui diffusait quotidiennement des informations sur l’évolution du front. Je revois une promenade avec ma mère et ma sœur conversant – en français ou en anglais ? – avec un pilote de la RAF qui avait bombardé Caen quelques jours auparavant  et qui aurait déclaré, avec beaucoup de franchise ou de candeur, qu’il savait très bien que les zones qu’il bombardait étaient habitées. Je revois les soldats anglais, les piles de tablettes de chocolat qu’ils nous donnaient en quantité et dont je faisais collection, toutes les nouveautés apportées par les Alliés : le « golden sirup », le nescafé en sachets, les gros canifs anglais à manche noir, les autres (encore plus) gros canifs américains à manche d’acier avec un énorme poinçon, gros comme le petit doigt, dont on ne savait s’il était destiné à ouvrir une boite de conserve ou à percer le ventre d’un  boche…

 

A gauche, canif british et à droite canif US

 

 Je revois la séance de cinéma organisée par les soldats britanniques – la première fois que j’allais au cinéma après le dîner ! – où nous vîmes des actualités ridiculisant par un banal trucage un défilé de l’armée allemande défilant au pas de l’oie sur l’air du « Horsey Horsey » avant la projection du film de Charlot « La ruée vers l’or » avec sa danse des petits pains et la cabane qui bascule dans l’abîme….  Je me revois, un soir, alors que l’on vient de me coucher (dans un vrai lit d’enfant, et non plus sur un tas de charbon), affolé par les fracas d'avions volant à basse altitude. J’ai peur, beaucoup plus que les jours précédents à Caen, car je constate avec terreur que  nous n’en avons pas encore fini, que la guerre est encore là, alors que je la pensais définitivement terminée pour nous…

Et aujourd’hui, je m’amuse de la phrase de mon père pour me rassurer, et sur laquelle je vais m’endormir en confiance : « Ne t’inquiète pas ; ce sont des avions qui vont bombarder le front, très loin, dans la région de Falaise, à plus de   50 kilomètres »...

 

 

Bernard Legrand.

Lycéen à Malherbe de 1943 à 1955.

 

Souvenirs écrits en 1948, repris en 2013…

 

Merci à François Robinard pour la communication de ce témoignage.

 

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