TEMOIGNAGE D'UNE CAENNAISE

 

 

            Nous habitions rue Choron.(Note de MLQ: en bout de la rue des Carmélites à côté de la Gendarmerie et de la caserne des Pompiers) Dans la nuit du 5 au 6 juin, nous avons été réveillés par des bombardements très violents sur la côte :

 « Oh ! c'est le débarquement ! Je donne ma villa d'Hermanville (Note de MLQ: sur la côte de Nacre, secteur Sword) pour que nous soyons libérés !»

m'écriais-je. Nous avons fait des réserves d'eau, préparé des valises. Dans la rue, des bruits circulaient :

« Ils sont à Bayeux, ils vont arrivés ».

 

            A une heure un quart(13H15), mon mari voit un premier avion, au-dessus de la tribune des courses, (Note de MLQ:  hippodrome de la Prairie) lâcher une bombe fumigène qui descend en biais sur le quartier. Un bruit épouvantable, les fenêtres s'ouvrent à deux battants. Nous allons dans la cave. La bombe est tombée sur Monoprix, d'autres suivent. Vers quatre heures, une nouvelle vague d'avions arrive. Nous courons dans les tranchées de l'école Gambetta (Note de MLQ: à proximité à côté de la caserne des Pompiers). Une bombe tombe si près que nous sommes couverts de poudre. Nous suffoquons. Un vieil Allemand du blockhaus de la Poste(Note de MLQ: le grand bunker de télécommunications Wn 111 type R618 sur la place Gambetta entre la Préfecture et la Poste., réfugié là lui aussi, me fait signe de dresser mon bébé qui étouffe sous la capote du landau.

 

 

 

 

 

 

 

 

Place Gambetta, à gauche le bunker du relais téléphonique allemand caché en immeuble, les immeubles du fond sont en partie basse l'école Gambetta (aujourd'hui dénommée collège René Lemière) et la partie haute (l'autre côté de la rue Daniel Huet) les ruines de la  Gendarmerie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A six heures, nous décidons de partir par la Prairie. Mais des cousines arrivent avec leur mère infirme. Leur maison brûle rue Jean Romain. Elles demandent l'hospitalité. Maman me dit : « Partez avec vos petits, je reste avec elles ». Hélas ! les pauvres femmes ont vécu dans la tranchée le terrible bombardement de la nuit du 6 au 7 juin. Le chapelet de bombes qui a tué une vingtaine de pompiers, rue Daniel Huet et décimé la famille du Docteur Le Rasle est passé à quelques mètres d'elles.

 

            Nous voici dans la Prairie. De grands entonnoirs coupent la route ; nous les contournons, mon mari, Pierre et Françoise poussant leur bicyclette chargée, moi le landau. Arrivés sous le pont du chemin de fer, des avions rôdent. Nous passons en courant. Dans le chemin de LOUVIGNY, des tanks allemands camouflés dans la haie attendent. Nous arrivons au Mesnil,

                                            (Note de MLQ: hameau entre Louvigny et Bretteville-sur-Odon)

chez Monsieur et Madame Hollier-Larousse qui nous réconfortent.

« Nous étions si inquiets de vous savoir sous les bombes. Vous êtes les bienvenus ».

            Nous nous installons au second. Dans la nuit, on nous réveille. Cela tape trop dur. II faut descendre dans l'obscurité. Les enfants s'allongent sur un matelas. Nous, nous regardons le ciel de CAEN en feu. Au matin, ma mère arrive nous rejoindre après la nuit d'épouvante que CAEN venait de subir.

 

            Du 6 au 30 juin, nous avons eu, au Mesnil, bien des émotions. Peu de jours après notre arrivée, Monsieur Gille arrive :

« Ce n'est pas prudent d'avoir cette famille ici - Ils sont venus, je les garde ; où voulez-vous qu'ils aillent ? ».

            Un colonel allemand qui commandait la D.C.A. de CARPIQUET logeait au premier ; et pendant quelques jours, le Mesnil a été le P. C. de la Résistance. Un jour, nous avons déjeuné avec un aviateur anglais tombé, que Monsieur Hollier-Larousse (Note de MLQ: résistant et maire de Louvigny) avait recueilli. II était blond, avait l'œil meurtri, ne parlait pas français. Derrière la porte vitrée de la salle à manger, la sentinelle allemande qui gardait le colonel faisait les cent pas. Nous le voyions passer régulièrement. L'Anglais a disparu pendant la nuit, mais au matin, la Gestapo est là. Les enfants sentent le danger. Ils se mettent à jouer aux jonchets avec des allumettes, je prends un raccommodage Tout le monde a l'air calme, mais comme le cœur bat ! Les Allemands n'ont rien trouvé.

 

            Quand cela tape trop fort la nuit, nous allons tous dans une soute à charbon voûtée et vide. Assise sur un banc sans dossier, mon bébé dans une petite valise sans couvercle sur mes genoux, Françoise blottie dans mon bras, nous attendons. Plus tard, nous irons dans un abri sous la voie ferrée. Le jour, on mange des œufs durs. Le soir, Monsieur Hollier-Larousse nous lit des poèmes satiriques qu'il a écrits sur Hitler. Nous rions. Le lendemain, nous réintégrons la salle à manger avec les poèmes serrés dans un cartable en cuir. Voici un soldat Allemand qui arrive, s'en saisit et part. Je cours derrière, j'attrape le cartable; l'Allemand le retient et braque son arme sur moi. Je lâche, j'appelle à tue-tête Monsieur Hollier-Larousse. L'Allemand qui n'était qu'un voleur, jette les papiers et fuit avec le cartable.

 

            Un après-midi, j'aperçois au bout de la pelouse, un homme couvert d'une houppelande brune, un gourdin à la main qui s'écrie d'une voix forte : « Ah Madame Louise, comme je suis heureux de vous revoir ». C'était Monsieur Duchez , recherché par les Allemands, à qui il avait dérobé les plans du mur de l'Atlantique. Un soir, Monsieur Duchez qui n'avait pas réussi à faire passer les lignes à un aviateur anglais exténué, est revenu avec lui au Mesnil, juchés sur un tank allemand.

            De temps en temps, nous venions à CAEN à bicyclette surveiller la maison. Un jour, la Gendarmerie brûlait ; des flammèches entraient par les fenêtres sans carreaux. J'ai abattu les double-rideaux. La porte et les volets grésillaient. Nous les avons arrosés avec l'eau tirée le matin du 6 juin. Nous mettons nos affaires les plus précieuses sur une brouette et nous les transportons au Lycée, dans le salon du proviseur. Notre maison n'a pas brûlé.

 

            Au Mesnil, la bataille se fait de plus en plus proche. Les tanks rentrent le soir, déposent les hommes, des S. S. noirs, harassés de fatigue, noirs de poudre et morts de soif.

 

            Le 30 juin, vers dix heures du soir, le chef allemand dit à Madame Hollier­Larousse qu'il faut partir. Elle prend Marie-Noëlle dans ses bras et dit : « c'est impossible avec un bébé - Au contraire, Madame, dans une heure ici, ce sera la bataille ». Des affaires sont entassées dans une charrette, une vache est attachée derrière. Le convoi se met en marche. Nous suivons, Gilbert poussant la brouette, les enfants leur bicyclette, maman la poussette, moi, le landau et ma bicyclette. La caravane croise les tanks montant au combat. Un extraordinaire feu d'artifice dans le ciel de CAEN éclaire notre route. L'arrêt est au village de LOUVIGNY dans une grange. II y a du foin, mais aussi des tessons de bouteille et des puces. Au matin, Monsieur Hollier-Larousse trait la vache et nous donne du lait tiède. Nous prenons la route de CAEN, refusant d'aller sur TRUN. Rue de Maltot, (Note de MLQ: à l’ouest du Bon-Sauveur vers la rue Caponière) des obus éclatent. II faut se blottir dans l'embrasure d'une porte, repartir en courant jusqu'à la prochaine explosion. Enfin, le Lycée et un appartement sous les toits.

 

Façade du lycée Malherbe, à droite l'église Saint Etienne

 

La nuit nous fait du bien. Au réveil, je m'écrie « j'ai oublié mon violon, je vais le chercher - Tu es folle ! ». Et nous voilà partis, Gilbert et moi, à bicyclette. Nous arrivons sans encombre. Un grand Allemand, le buste nu, était en train de boire de l'alcool dans la cuisine. II nous laisse passer. Mon violon est là, dans son coin. Je le saisis. Dans le jardin, nous cueillons des artichauts, demandés par des réfugiés du lycée, quand apparaît la Nounou, revenue traire les vaches : « Emportez cette canne de lait et ces belles passoires neuves ». Et nous voilà repartis, les passoires sur la tête en guise de casque, le violon d'une main, la canne à lait, le filet d'artichauts de l'autre. Dans le village, des obus ébrèchent les maisons. Nous allons à toute allure. Oh ! les orgues de Staline (Note de MLQ; nom donné plus tard au lance-roquettes multiples Nebelwerfer) . C'est un tonnerre épouvantable. Nous nous jetons dans le fossé. Quand cela se calme, nous repartons, abandonnant nos casques improvisés. Nous arrivons au Pont-Créon.(Note de MLQ: entre La Prairie et le Bon-Sauveur sur le Petit Odon).

 

Source. Le pont-Créon

 

 II y a là, la D.C.A. cachée le long de l'Odon. Les Allemands tirent. J'entends les balles au-dessus de ma tête. Ils veulent nous faire peur. Nous filons, filons, enfin le lycée !

 

            Le 9 juillet était un dimanche. A 11 heures, l'aumônier du lycée, l'Abbé Hue dit la messe à la chapelle. Dans le fond sur de la paille, des gens sont couchés, ceux qui veulent prier sont debout. Gilbert, en fin de matinée, est allé chercher de l'eau pour les biberons, à une pompe, rue Saint-Martin. II revient ses brocs à la main, quand quelqu'un crie « les voilà ». L'Allemand installé avec sa mitrailleuse à l'entrée de la rue ne tire pas, les Anglais tardent. Vers midi et demi, alors que nous avons regagné notre appartement sous les toits pour le déjeuner, voilà le tac-tac des mitrailleuses. « prends la petite » me dit Gilbert. J'obéis. A l'instant même, trois balles de mitrailleuse tombent dans le berceau. Je hurle. Je prends les balles, elles me brûlent la main.

 

            Dans l'après-midi, une rumeur générale « les voilà ». Pierre court plus vite que nous au rez-de-chaussée. II veut les voir. On nous dit « un enfant vient d'être tué ». Mon mari part comme un fou. II trouve Pierre près de la porte principale et lui administre une bonne gifle. De fait, un obus avait fait tomber un morceau de la pierre centrale de la porte sur la cour, blessant un enfant. Pierre avait été protégé par Duperroy, élève de la classe de philosophie de mon mari. Il l'avait jeté à terre et s'était couché dessus. Les deux premiers Anglais que j'ai vus étaient ivres de fatigue. Ils furent portés en triomphe sur les épaules des hommes et allèrent dormir.

 

            Vers 5 ou 6 heures du soir, un bruit court « le drapeau français va être hissé devant le lycée ». Avec une joie folle, nous nous précipitons à la grande porte. Nous sommes derrière ; les enfants se faufilent. Le drapeau bleu, blanc, rouge monte, monte. Je ne puis retenir mes larmes.

Photo collection Jean-Pierre Benamou avec son aimable autorisation  Remarquez le drapeau à mi mât

 

 

Ce document est paru dans

Ville de Caen

TEMOIGNAGES

Récits de la vie caennaise 6 juin-19 juillet 1944

Brochure réalisée par l’Atelier offset de la Mairie de Caen Dépôt légal : 2e trimestre 1984

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