RESISTANCE

SOURCES: Collection Résistance et Mémoire

René Duchez (1903-1948) alias "François"

 

Lorrain d'origine, René Duchez , artisan peintre à Caen, rue du Stade (entre le Stade Hélitas, avenue Albert Sorel pour rejoindre la place Gambetta, elle se nomme depuis 1953 rue Fred Scamaroni) manifeste un patriotisme intransigeant dès les débuts de l'Occupation.

A l'automne 1940, contacté par un collègue de travail, le couvreur René Vauclin (41 ans en 1940, artisan couvreur - Organisation : Armée des Volontaires ; OCM ; Cohors-Asturies ; Marie-Odile - Domicile : Caen), il entre dans un petit groupe de Résistance qui s'intègre peu après à l'Armée des Volontaires puis, au printemps 1942, à l'OCM et à son réseau Centurie.

Sous le pseudonyme de "François", il fait dès l'origine partie de l'état-major régional avec la responsabilité du 2e Bureau (renseignement), assisté dans cette tâche par son épouse, Odette ("Françoise"). Grâce au travail de ses nombreux agents, il peut transmettre à Londres une multitude d'informations sur les défenses allemandes. Il participe également au sauvetage d'aviateurs alliés abattus au-dessus de la région au sein du réseau Marie-Odile que dirige Léonard Gille .

Doué d'un sang-froid et d'une audace peu commune, au point d'inquiéter parfois ses amis, Duchez brave tous les dangers et prend tous les risques. On lui prête ainsi le fameux vol des plans du Mur de l'Atlantique dans les bureaux de l'organisation Todt en 1942. (Bourvil dans le film le mur de l'Atlantique) Voir ci-dessous

Après l'arrestation d'Odette Duchez par la Gestapo en novembre 1943. René , confiant ses responsabilités à Roger Dechambre, se réfugie chez le charcutier André Masseron ((30 ans en 1940, charcutier - Organisation : Armée des Volontaires ; OCM), à Bretteville-sur-Laize, puis au Tourneur au lieu-dit La Pel-Bouquière, chez Robert Piquet (42 ans en 1940, voyageur de commerce - Organisation : Armée des Volontaires ; Intelligence Service ; OCM) où il se trouve encore lors du Débarquement.

Il regagne alors Caen et participe aux combats lors de la libération de la ville, au sein de la compagnie FFI Fred Scamaroni , avec le grade de capitaine.

Dans les semaines suivantes, René Duchez prend part à la réorganisation des pouvoirs publics en tant que président du Comité de libération de Caen et de vice-président du Comité départemental de libération, dirigé par son ami Léonard Gille .

Source. Au centre René Duchez à Bayeux le 14 juillet 1944 avec Léonard Gille, Serge Goguel, Georges Poilane et à droite, sous réserve, Louise Boitard. Il porte la médaille de la Croix de guerre qui lui a été remise ce même jour à Caen par le colonel de Chevigné .

SOURCES: Collection Résistance et Mémoire

Au centre, Léon Dumis et René Duchez devant le général Koenig, le 18 juillet 1945 à Caen.

Le jeune FFI à gauche et Léon Dumis portent l'insigne de la Scamaroni

Il meurt prématurément en août 1948. Une rue lui rend hommage dans le quartier de la Folie-Couvrechef.

Source: Collection Vincent Dussutour avec son aimable autorisation. La tombe des époux Duchez au cimetière Saint Gabriel à Caen.

Sources :

Archives de Jean Quellien

D'autres informations ici.

1- La version du colonel Rémy au sujet du vol de la carte, pages 12 à 17, tome 3, de ce livre

 

"Le plan que je viens de sortir d'une des deux boîtes en carton et que je déploie maintenant devant P… (un lieutenant-commander, officier de l’Intelligence Service) est trop grand pour tenir dans la cabine sur toute la longueur.

- Nom d'un chien! s'exclame P ... Qu'est-ce que c'est que ce machin-là?

Le «machin» porte en un coin, tracée en caractères gothiques, la mention «STRENG GEHEIM»( soit ). C'est lui que Lavoisier (Note de MLQ: le commandant Berthelot (ancien normalien, agrégé d'allemand, chef de l'E-M de l'OCM, il est cité plusieurs fois dans le livre du colonel Passy , chef du BCRA) m'a remis, enfermé dans un gros pli, la veille de l'arrestation de Paco .

- Incroyable! s'exclame P ... Mais savez-vous que c'est le plan du Mur de l'Atlantique, depuis Cherbourg jusqu'à Honfleur, que vous apportez là?

On se souvient que, sur l'ordre du colonel Touny , Lavoisier m'avait mis en présence, dans un appartement parisien de la rue Caulaincourt, d'un de ses camarades dont j'avais changé le pseudonyme de «Moreau» pour celui de «Malherbe». Marcel Girard était reparti pour Caen, chargé par moi de contrôler la zone côtière allant de Saint-Malo à l'embouchure de la Seine en passant par Cherbourg, et sachant que Londres attachait une importance particulière à être exactement renseigné sur la façon dont l'ennemi concevait la construction de son Westwall, ou «Mur de l'Atlantique ».

Il existait alors à Caen, tout près de l'église Saint-Pierre, un modeste bistrot dont Paul (café des Touristes, "chez Paul", 73 Bd des Alliés), le patron, servait de «boîte aux lettres» au petit groupe de résistants qui s'était rassemblé autour de Girard . Ceux-ci avaient l'habitude de se retrouver chaque soir «chez Paul» pour y échanger leurs tuyaux sous le couvert d'une inoffensive partie de dominos.

Au soir de ce mercredi 6 mai 1942, le peintre en bâtiment René Duchez , accoudé au zinc, buvait son apéritif en bavardant avec Paul, tandis que ses amis le plombier Deschambres, l'agent d'assurances Harivel et le garagiste Dumis jouaient aux dominos, parlant à mi-voix. En sa qualité de Lorrain, Duchez avait déjà éprouvé les rigueurs de l'occupation pendant la Grande Guerre et en conservait une haine solide des Allemands comme de toute forme de contrainte poussant ses convictions jusqu'à renoncer au tabac depuis qu'il était rationné. Emigré en Normandie, où il avait pris femme , il jouait aux Allemands des tours pendables, déclarant à ses amis justement inquiets des risques qu'il prenait, et qu'il leur faisait courir: «Il faut du sang-froid, toujours du sang-froid.»

Il entendit l'un d'eux faire allusion à l'Organisation Todt , chargée de la construction du «Mur Atlantique», et cela évoqua dans l'esprit de Duchez le souvenir d'une affichette qu'il avait vue à la mairie: il s'agissait d'une adjudication proposée par l'organisation en question, se référant à la pose de papiers dans deux pièces d'un immeuble de la rue de Geôle (au N°83) qu'elle avait réquisitionné. Vidant son verre, Duchez alla relire l'affichette et vit que l 'adjudication expirait précisément ce même 6 mai, à 17 heures. Le délai était passé.

J'ai déjà dit ce que je pensais de la force de l'instinct. Cette pose de papiers n'offrait aucun intérêt en soi, et Duchez n'avait pas jugé utile de soumissionner. Mais quelque chose le poussa à se présenter le lendemain matin devant l'immeuble de la rue de Geôle au volant de sa camionnette. La sentinelle qui se tenait devant sa guérite réclama au Français l'ausweis (Note de MLQ: un laisser-passer) dont il était dépourvu. Duchez répondit dans sa langue qu'il venait pour l'adjudication, mot que l'Allemand ne comprit pas. A son tour, Duchez parut ne pas comprendre le «Raus!»(Note de MLQ: Foutez le camp !) qui lui était lancé de façon impérative, et la sentinelle se fâcha. Attiré par le bruit, un sous-officier sortit de l'immeuble. «Je viens pour l'adjudication», répéta Duchez, qui ne fut pas davantage compris. Alors il fit mine de peindre à l'aide d'un pinceau imaginaire la guérite déjà recouverte de diagonales noires et blanches. Croyant que le Français se moquait, le sous-officier le saisit au col de sa veste et l'entraîna au corps de garde. Un officier passait dans le couloir et s'enquit des raisons du tapage. Ayant entendu son subordonné, il se tourna vers Duchez qui, pour sa  défense, parla de l'affichette qu'il avait vue à la mairie. Un lieutenant fut appelé et dit à Duchez après l’avoir interrogé: «C’est trop tard. Les offres devaient être faites hier, avant 5 heures de l'après-midi. Mais venez avec moi. Je désire savoir à combien vous estimez ces travaux.»

Les deux pièces qu'il montra à Duchez étaient vides. Toujours écoutant son instinct, notre camarade énonça un chiffre très inférieur au prix de revient. Surpris, le lieutenant sortit pour revenir l'instant d'après: «Le Bauleiter Schnedderer va vous recevoir, dit-il. Suivez-moi.»

Le lendemain 8 mai, Duchez mit sous les yeux de Schnedderer ses albums d'échantillons, Tandis que l'Allemand les examinait, on frappa à l'une des deux portes de son bureau . Duchez vit entrer un officier accompagné d'un sous-officier porteur d'une haute pile de documents qui fut déposée sur un coin de la longue table à laquelle le Bauleiter (Note de MLQ: littéralement chef de chantier, équivalent à un grade de major dans la Wehrmacht ) était assis. Se levant, celui-ci prit le document du dessus de la pile, se dirigea vers la fenêtre, et le déplia en partie pour l'examiner par transparence. Duchez reconnut le tracé de la côte normande allant de l'embouchure de la Seine à celle de l'Orne.

Ayant discuté en allemand avec l'officier Schnedderer remit le document sur la pile et, restant seul avec Duchez, recommença d'examiner les échantillons. On frappa une nouvelle fois, mais cette fois à la porte que le Bauleiter avait dans son dos. Quand elle s'ouvrit, Duchez aperçut par l'embrasure une vaste pièce où des secrétaires tapaient à la machine à écrire. Un sous-officier entra, et murmura quelques mots à l'adresse de son chef qui, priant Duchez de l'excuser, repoussa son fauteuil et alla vers la porte demeurée ouverte. S'appuyant de la main sur le chambranle il prit connaissance d'un papier qu'on lui montrait et donna des ordres, tournant le dos à Duchez. Sans le perdre de vue, notre camarade s'approcha de la pile de documents posée sur la table puis souleva d'un doigt le plan que Schnedderer avait examiné. Une inscription en lettres gothiques lui apparut, et il lut STRENG GEHEIM. Le plan du dessous portait la même inscription, suivie du même numéro, et Duchez en déduisit que l'ensemble de la pile était fait de copies.

Reculant d'un pas, puis de deux, puis de trois, il explora du regard la configuration de la pièce, et constata que le grand miroir pendu au-dessus de la cheminée était légèrement incliné. Reculant davantage, il mesura mentalement l'intervalle qui séparait ce miroir du mur et se dit qu'il pourrait y glisser le plan. Schnedderer continuait de lui tourner le dos, parlant toujours. Quelques secondes plus tard, le document du dessus de la pile se trouva caché derrière le miroir, non sans que Duchez eût été obligé de le déplier tant il était épais.

Au soir du mercredi 13 mai, la carte était en possession de Marcel Girard qui prit immédiatement le train pour Paris. Elle me fut remise dans la matinée du jeudi 14 par «Lavoisier». Je la dépliai sur le tapis, la carte me sembla mesurer plus de trois mètres de long et soixante quinze centimètres. Tout le tracé de la côte normande allant de Cherbourg jusqu'à Honfleur s'y trouvait reproduit.  On y voyait porté un grand nombre de blockhaus, de nids de mitrailleuses, de réseaux de barbelés, de champs de mines. Le calibre des pièces d'artilleries prévues y était souvent précisé. J'avais là rien de moins que la large portion du fameux Mur de l'Atlantique.

Peu après la libération de Paris, un général américain auquel faisaient escorte quelques officiers entra dans un petit restaurant de la rue de Lille, demandant à voir «le colonel Personne». Notre camarade Jacques Piette , de l'Organisation civile et militaire, se leva de la table où il déjeunait avec quelques amis. «C'est moi, mon général, dit-il. Que puis-je faire pour vous?»

Il avait reconnu le général Omar Bradley , commandant en chef du corps expéditionnaire américain. Celui-ci recherchait des renseignements sur la zone allant de l'embouchure de la Seine à la frontière belge, que contrôlait Piette en sa qualité d'inspecteur régional des Forces Françaises de l'Intérieur pour la «région A » (Note de MLQ:  La "région A" couvre : Aisne, Nord, Pas-de-Calais, Somme et Seine-inférieure). Après l'avoir entendu, Bradley lui déclara: «J'ai à vous témoigner la satisfaction de l'armée américaine à l'égard de votre réseau. C'est en effet à la suite de la réception à Londres du plan des défenses côtières de la Manche que nous avons choisi le point de débarquement et que nous avons fait notre planning. Les renseignements qui figuraient sur ce plan étaient d'une telle valeur que nous avons pu réussir l'opération de débarquement avec le minimum de pertes en hommes et en matériel.»

Source complémentaire.

2- La version de Gilles Perrault au sujet du vol de la carte, pages 48 à 59 de ce livre

 

Duchez  serait précieux dans une école d'espionnage: il est l'exemple parfait du type d'homme qu'on ne doit à aucun prix employer dans un réseau de renseignements. Peintre en bâtiment, marié, père de famille, il est bavard et imprudent. Le meilleur homme du monde, certes, et d'une bravoure qui n'a pas son égale dans la bonne ville de Caen. Mais, chaque jour, la clientèle des bistrots est informée par ses soins des péripéties du match René Duchez-Adolf Hitler (c'est le second, malgré ses moyens, qui va le plus souvent au tapis). Fanfaron comme un Méridional n'oserait pas l'être, il fait recette à l'heure de l'apéritif. On sourit, on rit, on lui tape dans le dos. Sacré Duchez ! On se dit que s'il était vraiment Résistant, il y a belle lurette qu'il aurait été invité à visiter les caves de la Gestapo, au n° 25 de la rue des Jacobins (Note de MLQ: au N°44) . La plupart des membres du réseau Centurie, dont fait partie Duchez, croient fermement que la chose ne saurait beaucoup tarder. Le peintre en bâtiment est leur souci constant. Ils multiplient en vain les supplications, les avertissements, les mises en demeure. Duchez répond en leur conseillant de garder leur sang-froid. Sa phrase favorite : « Du sang-froid, encore du sang-froid, toujours du sang-froid! » Une calamité. Il n'est guère que deux catégories d'hommes dont Duchez ne trouble pas le sommeil : ses chefs, d'une part, et notamment l'avocat Léonard Gille , parce qu'ils connaissent la ruse énorme du personnage; les sbires de la Gestapo d'autre part, car ils croient le peintre trop bête pour être dangereux.

Le matin du 7 mai 1942, Duchez lut un avis officiel affiché sur le tableau de la mairie de Caen. Il émanait de l'Organisation Todt , qui avait déjà commencé la construction des fortifications du Mur. Ayant quelques travaux d'entretien à faire effectuer dans l'un de ses immeubles, elle invitait les peintres en bâtiment à indiquer leurs conditions. Ces soumissions devaient être déposées avant le 6 mai à dix-sept heures, et Duchez arrivait donc après la bataille. Mais il lui était douloureux de renoncer à pénétrer dans l'un des repaires de la Todt. C'était là le genre d'exercice qui alimentait sa légende. Ses camarades en auraient un frisson rétrospectif, ils lui expliqueraient que le premier devoir d'un agent de renseignements est de rester dans l'ombre, et il leur répondrait: « Du sang-froid! Encore du sang-froid! Toujours du sang-froid! » D'autre part, il fallait compter avec la Providence: peut-être fournirait-elle quelque occasion inattendue de faire le mal.

Duchez roula dans son antique camionnette Peugeot jus- qu'à l'immeuble qu'occupait à Caen l'Organisation Todt, il était situé rue de Geôle, dont le nom pénible eût sans doute éveillé dans un cœur timide de noirs pressentiments. Des rouleaux de barbelés isolaient la maison et un soldat était en faction devant la porte.

- Laissez-passer! exigea réglementairement ce soldat.

Duchez arbora un sourire de crétin satisfait qui avait le privilège de désarmer ses interlocuteurs en même temps qu'il leur donnait un fallacieux sentiment de supériorité intellectuelle. Mais la sentinelle y fut insensible. Duchez tenta en vain d'expliquer le motif de sa visite et l'Allemand le refoulait déjà vers la chaussée quand un sous-officier, alerté par le tumulte, sortit du poste de garde.

- L'adjudication! cria Duchez. Je viens pour les travaux de peinture!

Et, comme le sous-officier semblait perplexe, il se précipita vers la guérite de la sentinelle et, à grands gestes éloquents, fit mine de la peindre. Les événements qui survinrent alors furent à la fois inattendus et regrettables. D'une manchette à la nuque, le sous-officier précipita le peintre à terre, tandis que la sentinelle lui délivrait une volée de coups de pied au derrière. Pris les deux Allemands traînèrent Duchez, meurtri et déconcerté, à l'intérieur du poste de garde. Là, un capitaine de l'Organisation Todt ôta son monocle et demanda gravement au prisonnier s'il savait ce qu'il en coûtait de se moquer du Führer. Duchez, abasourdi, n'y comprenait plus rien et tout son sang-froid ne l'empêchait pas de se sentir dépassé par la situation. Mais quand le capitaine détailla son réquisitoire en évoquant, pour finir, l'ombre redoutable du poteau d'exécution qui attendait le prisonnier, celui-ci se souvint que son ennemi intime, Adolf Hitler, avait été lui aussi peintre en bâtiment et il comprit que son exhibition sur la guérite avait été mal interprétée. On s'expliqua, on rit avec bienveillance du côté allemand, avec soulagement du côté français, et Duchez fut présenté au jeune lieutenant qui avait la charge de l'entretien de l'immeuble.

Interrogé sur le prix qu'il exigerait pour recouvrir de papier peint les murs de deux bureaux, il cita un chiffre assez bas pour être sûr d'enlever l'affaire. Épanoui, le lieutenant le conduisit alors dans le bureau du bauleiter Schnedderer.

Le commandant Schnedderer, gros homme au visage balafré, avait des goûts arrêtés en matière de papiers peints. Il voulait des cavaliers bleus sur fond jaune clair ou bien des canons argent sur fond bleu marine. Duchez déclara que ce choix était d'un homme de goût, jura qu'il ferait tout pour le satisfaire et proposa de revenir le lendemain avec des échantillons, ce qui fut accepté. Il consacra son après-midi à fouiller dans ses stocks et sa soirée à raconter, au Café des Touristes, boulevard des Alliés, comment il avait réussi à s'introduire chez les soldats de l'autre peintre en bâtiment.

Le lendemain matin, un peu avant dix heures, il entrait pour la seconde fois dans le bureau du bauleiter Schnedderer, ses échantillons sous le bras.

Duchez devait raconter, plus tard, que tout s'était passé comme dans un rêve. Il lui semblait que ses mains avaient agi de leur propre initiative et qu'il s'était borné à les regarder faire.

Il est à trois pas du bureau massif et contemple le crâne chauve du bauleiter Schnedderer, qui est penché sur les échantillons. Cette seule confrontation résulte déjà d'une singulière série de hasards. Duchez aurait pu ne pas lire l'affiche de la Todt. L'ayant lue, il aurait dû renoncer à toute tentative puisqu'il était hors délai. Sans le quiproquo avec les soldats du poste de garde, le lieutenant de la Todt ne l'eût même pas reçu. Mais le plus extraordinaire est encore qu'un bauleiter se soit intéressé à ce mince problème de papiers peints. Si Schnedderer n'avait eu un faible pour les cavaliers bleus sur fond jaune et les canons argent sur fond bleu, il est certain qu'il n'aurait jamais demandé à voir le peintre en bâtiment. La présence de Duchez dans le bureau de l'un des grands patrons de la Todt a donc exigé plus de coïncidences heureuses que n'en comportent d'ordinaire les affaires humaines. A ce stade, le joueur le plus audacieux se prend à craindre que la chance ne tourne.

- Entrez! dit Schnedderer sans lever les yeux.

L'officier qui a frappé entre dans la pièce, salue en claquant les talons et pose sur le bureau du bauleiter un gros paquet de cartes. Remercié d'un hochement de tête, il disparaît aussitôt. Schnedderer repousse les échantillons et prend la première carte. Renversé dans son fauteuil, il la déplie, mais elle est si longue qu'il ne peut la développer dans sa totalité. Elle est dessinée sur papier transparent et Duchez reconnaît le tracé de la côte normande. L'examen de Schnedderer ne dure que quelques secondes. Il repose la carte et revient aux échantillons,
Mais on frappe de nouveau. Un sergent, figé au garde-à-vous, fait
son rapport au bauleiter. Duchez n'en saisit pas un mot. Le bauleiter se lève et ouvre une porte placée derrière son fauteuil. Le sergent est reparti. Schnedderer, appuyé contre le chambranle de la porte, parle d'une voix monocorde, en détachant ses mots, comme s'il dictait un message à quelqu'un que Duchez ne peut apercevoir. Les yeux fixés sur le dos massif de l'Allemand, qui risque de se retourner à tout instant, Duchez fait un pas en avant. Il est à pore de main du bureau. Il fait glisser jusqu'à lui la première carte. Elle est couverte d'annotations et de signes cabalistiques. Il déchiffre quelques mots:
« Blockhaus », « Ligne principale de défense », Dans un coin, en grasses lettres rouges, la mention « Sehr Geheim. » Il sait que cela veut dire : « Très secret. »

Bien entendu, il ne doit à aucun prix tenter de subtiliser la carte. Le premier devoir d'un agent de renseignements est d'assurer sa propre sécurité, qui conditionne celle de tout son réseau. Or, Duchez n'a pas une chance sur dix mille de réussir. Il n'est même pas sûr que toutes les cartes soient identiques. Dans la négative, et si Schnedderer, après avoir fini de dicter, cherche la carte qu'il examinait et ne la trouve plus, Duchez sera pris dans les quinze secondes qui suivront le vol. Même si les cartes sont semblables, on s'apercevra vite qu'un exemplaire a disparu dans le bureau du bauleiter et l'enquête remontera facilement jusqu'au peintre.

Duchez prend la carte. Parce qu'il estime que ce document vaut le sacrifice de sa vie? Parce qu'il est d'une témérité insensée? Parce qu'il est prisonnier de son personnage et qu'il se doit de faire ce qu'un autre ne ferait pas? Il ne le sait pas et ne le saura jamais exactement. Éperdu d'angoisse, l'estomac noué, le cœur dans la gorge, trempé de sueur, il voit ses mains se lever et s'emparer du document. Il assiste à cette folie. Schnedderer dicte toujours à trois mètres de lui, appuyé contre la porte.

Et maintenant? Que faire de cette carte? Derrière lui, un miroir est pendu à un clou. Il n'adhère pas parfaitement au mur. Duchez recule sur la pointe des pieds. Il est contre le mur. Il lève la main droite, tâtonne un peu, réussit à glisser la carte dans l'interstice entre le mur et le miroir. Il revient en face du bureau. Il a le visage défait d'un homme qu'on vient de martyriser. Schnedderer se détourne enfin, lui jette un coup d'œil distrait, ne remarque rien. Il désigne au peintre les échantillons qu'il a choisis et lui ordonne de commencer son travaille lundi suivant.

Tout cela tenait du rêve ou du cauchemar. Mais pour Duchez, le plus difficile consista à se présenter, le lundi à huit heures du matin, au poste de garde de la rue de Geôle. Il n'espérait pas que le vol serait passé inaperçu et il savait que les soupçons devaient fatalement se porter sur lui. Retourner dans l'immeuble de la Todt constitue donc un acte assez proche du suicide. Revolver sur la nuque, ün agent professionnel se résoudrait peut-être à le faire. Mais Duchez n'est qu'un amateur qui ignore les règles. Son pot de colle à la main, ses rouleaux sous le bras, il passe gaillardement devant le poste de garde et s'installe dans le premier bureau à retapisser. Pendant deux heures, il chante des romances en travaillant, et un soldat doit venir l'informer que sa voix de fausset tourmente les officiers. Duchez arbore son sourire de crétin déçu et demande quand il pourra voir le bauleiter Schnedderer. Il est maintenant tout à fait rassuré: le vol n'a pas été découvert et il ne lui reste plus qu'à récupérer la carte.

- Le bauleiter Schnedderer n'est pas là, répond le soldat.

Et il ajoute finement: si vous voulez le voir, il faudra prendre le train de Saint-Malo ...

- J'attendrai plutôt, dit Duchez avec un rire frais. Il sera là demain?

. - Ni demain ni après-demain: il a été muté. C'est le bauleiter Keller qui le remplace ici.

Adieu muet et désespéré à la carte: Duchez n'entrera plus jamais dans le bureau au miroir. Sa plus prochaine destination semble devoir être un cachot de la Gestapo. Car si Schnedderer a été muté aussi soudainement, ce ne peut être que par mesure disciplinaire, à la suite de la disparition de la carte. Pourquoi Duchez n'est-il donc pas déjà arrêté? Il renonce à comprendre. Il aime la fantaisie, mais à présent, il a l'impression de nager en pleine folie. A cinq heures, il a terminé son travail et quitte l'immeuble sans être inquiété. Il dîne de bon appétit et dort comme un loir. Le lendemain matin, il se présente au poste de garde avec son fourbi de peintre et demande à voir le jeune lieutenant chargé des travaux. On l'appelle.

- C'est pour le bureau du commandant Keller, lui explique Duchez. Je commence quand?

- Mais il n'en a jamais été question! Le contrat ne prévoyait que les deux bureaux que vous avez faits hier.

- C'est le commandant Schnedderer qui me l'avait personnellement demandé. Il a dû en toucher un mot à son remplaçant ...

Troublé, le lieutenant accompagne Duchez dans le bureau au miroir et fait son rapport.

- Pas au courant! tonne le bauleiter Keller. D'ailleurs, notre budget ne nous le permettrait pas.

Duchez arbore son sourire de crétin incompris et explique qu'il n'avait pas été question d'argent entre le bauleiter Schnedderer et lui. En fait, il avait offert de faire le travail gratuitement, en gage d'amitié pour l'armée allemande. Une émotion vraie adoucit le visage du lieutenant. Duchez baisse pudiquement les yeux. Keller lui assène dans le dos une tape affectueuse et donne au lieutenant l'ordre de faire enlever tous les meubles qui sont dans son bureau, afin que le bon peintre puisse travailler. Duchez proteste avec énergie. Il ne veut pas que les soldats allemands se donnent cette peine. D'ailleurs, c'est inutile: il réunira tous les meubles au centre de la pièce et les recouvrira d'une bâche. Il a l'habitude de travailler ainsi. Le bauleiter apprécie cette délicatesse supplémentaire. Le lieutenant déborde d'amabilité. On est entre braves gens. C'est un pauvre diable d'électricien, qui a travaillé lui aussi dans l'immeuble de la Todt, que l'on malmènera quelques jours plus tard pour lui faire avouer le vol.
« Mais quelle carte?  répétera-t-il des heures durant, la mine hébétée. On finira par le relâcher. Duchez, lui, ne sera pas inquiété.

La carte, qui mesurait trois mètres de long sur soixante-dix centimètres de large, arriva à Londres le 21 juin 1942 dans les bagages du légendaire colonel Rémy , chef du réseau Confrérie Notre-Dame, dont dépendait pour ses liaisons le réseau de Duchez. Elle révélait, à l'échelle du 50/1000, ce que devait être le Mur de l'Atlantique entre Cherbourg et Honfleur, avec ses blockhaus, ses lance-flammes et ses batteries de marine. Les spécifications techniques des principaux ouvrages étaient indiquées, ainsi que la portée et les angles de tir de chaque batterie, l'emplacement des dépôts de munitions et de vivres, les réseaux téléphoniques et les différents postes de commandement.

A Londres, les officiers de renseignements alliés étudièrent cette merveille avec une admiration teintée de mélancolie. Car il était certain que les Allemands, après le vol de la carte, allaient modifier leurs plans, et que le Mur réel ne ressemblerait pas à celui que les ingénieurs de la Todt avaient conçu et dessiné sur la carte dérobée par Duchez. Cette conclusion était en effet logique, mais il était écrit que, jusqu'au bout, la logique n'aurait pas la moindre chance de s'insérer dans cette histoire démentielle. Les chefs de la Todt, atterrés, ne prévinrent pas la Gestapo du vol de la carte, ni l'État-Major de la Wehrmacht, ni même leurs supérieurs hiérarchiques. Les travaux furent entamés conformément au plan établi. Quelques semaines plus tard, quand les premiers rapports sur les réalisations en cours arrivèrent à Londres, les officiers de renseignements crurent à leur tour qu'ils plongeaient en plein délire. Mais les photos aériennes interdirent de conserver le moindre doute : les Alliés possédaient bien le plan complet et détaillé du Mur de l'Atlantique dans la future zone de débarquement.

 ... Deux ans se sont écoulés depuis l'exercice de prestidigitation de René Duchez, mais l'État-Major allié s'intéresse toujours aussi passionnément aux blockhaus du Mur. Tel un architecte consciencieux, il délègue sur le chantier des inspecteurs très discrets qui surveillent l'avancement des travaux. Connaître l'emplacement et la forme d'un blockhaus, c'est bien. Mais découvrir la qualité du béton employé pour l'édifier, le poids de son armature, la surface des embrasures, c'est mieux. René Duchez excelle à cet exercice. A midi, il entre dans les petits bistrots de la côte que fréquentent les travailleurs de la Todt. Il arbore son sourire de crétin vaniteux et parle métier, laissant entendre qu'il a construit, en son temps, de formidables ouvrages destinés à défier les siècles. D'une langue pointue, il laisse tomber quelques critiques. On s'énerve. On le jetterait volontiers dehors. Il y a toujours un malin pour prendre un bout de papier et démontrer à Duchez, crayon en main, qu'il n'est qu'un crétin incompétent, Duchez opine tristement, paye une tournée et s'en va après avoir fourré le papier dans sa poche.   

 

3. La version de Bernard Michal au sujet du vol de la carte, pages 207 à 209 de ce livre

 

Tout a commencé au matin du 7 mai 1942. Passant tout à fait par hasard devant la mairie de Caen, René Duchez , peintre en bâtiment, honnête citoyen français et brave père de famille, y lit une affiche indiquant que l'organisation Todt , celle-là même à qui Berlin a confié l'édification du mur de l'Atlantique, lance un appel d'offres pour des travaux de peinture à effectuer dans ses locaux de la rue de Geôle. Sans trop savoir pourquoi, Duchez n'hésite pas une seule seconde et, au volant de sa vieille Peugeot, se rend au siège de l'organisation allemande. En fait, notre artisan a une arrière-pensée. Quelque chose lui dit que cette visite ne sera pas tout à fait inutile et qu'il trouvera peut-être certaines informations à glaner. Duchez appartient en effet au réseau de résistance « Centurie».

Introduit auprès d'un des chefs de service de l'organisation Todt, notre peintre fait ses offres de services et, sciemment, propose des prix très bas qui devraient lui permettre d'enlever le marché. Une discussion technique s'engage entre les deux hommes, souvent entrecoupée de coups de téléphone et d'entrées et sorties de plantons qui apportent des notes à signer ou divers documents.

L'un d'eux, précisément, attire l'attention de Duchez. C'est un plan, assez volumineux, plié en accordéon, qui est là, à quelques centimètres de lui sur le bureau du fonctionnaire. Mais Duchez n'arrive pas à lire à l'envers et, d'ailleurs, il ne connaît pas un traître mot d'allemand. Profitant d'une courte absence de son interlocuteur, il se lève, tourne le plan et en ouvre le premier pli: c'est la carte au 1: 50 0O0 e des défenses allemandes de Cherbourg à Honfleur, un document (il sera mesuré par la suite) de trois mètres de long sur soixante-dix centimètres de large. Duchez remet le plan à sa place, se rassoit et, l'Allemand revenu, reprend sa discussion. Comme prévu, notre héros enlève le marché, un marché qui ne souffre pas de retard, semble-t-il, puisque instruction lui est donnée de commencer les travaux le lundi suivant. Mais, avant de régler encore quelques détails techniques, la conversation est une fois encore interrompue par une nouvelle sortie du fonctionnaire allemand. Duchez bondit, s'empare du document et le dissimule derrière un tableau fixé sur le mur le plus proche. Notre peintre n'est pas très tranquille.

Il le sera encore moins le lundi suivant, lorsqu'il viendra conformément au marché signé commencer ses travaux, et qu'il apprendra que le fonctionnaire allemand avec qui il avait traité vient d'être subitement muté. Pourtant, Duchez ne sera pas inquiété. Le soir même, le précieux plan dissimulé sous son épaisse veste bleue, il quittera l'organisation Todt en toute tranquillité. Craignant sans doute de sérieuses représailles de Berlin, les dirigeants de l'organisation Todt ne révéleront jamais la disparition du plan. Ils préféreront étouffer l'affaire.

Le colonel Rémy , chef du réseau « Confrérie Notre-Dame », apporta la précieuse carte à Londres au cours d'un de ses innombrables voyages clandestins en juin 1942. Et désormais, il ne se passera pas un jour ou une nuit sans que Londres reçoive des renseignements, des croquis grossiers, des dessins, des plans ou des rapports précis permettant de modifier la carte volée par Duchez, en fonction des améliorations et aménagements apportés au fil des jours.

4. La version de Jean Quellien au sujet du vol de la carte, pages 366 de ce livre .

L'OCM et son réseau Centurie se sont livrés à une activité de renseignement de la plus haute importance. l'écho de l'affaire du « vol des plans» du Mur de l’Atlantique, dans les locaux de l'organisation Todt , par le peintre René Duchez au printemps 1942, a largement franchi les frontières du Calvados pour entrer dans la mythologie de la Résistance, principalement grâce aux écrits du colonel Rémy et accessoirement au film de Marcel Camus Le Mur de l’Atlantique où le rôle de Duchez était  tenu par Bourvil; version très romancée qui déplut fort à la famille.

Pour certains, la véracité de ce coup d'éclat reste sujette à caution, d'autant que les archives britanniques affirment ne pas posséder le fameux plan. Cependant, dans une lettre confidentielle adressée par Marcel Girard  à Robert Thomas en mai 1952, l'ancien responsable du réseau Centurie pour l'Ouest de la France semble authentifier les faits, du moins dans leurs grandes lignes: « En ce qui concerne le fond même de l'affaire, c'est-à-dire le plan Duchez, j'ai souvenance qu'en me le remettant un soir, à l'arrivée du train de Paris, dans un petit café situé en face de la gare et non au café des Touristes, Duchez m'a expliqué l'avoir subtilisé au Malherbe (C'est-à-dire à la Feldkommandantur et non au siège de l'organisation Todt ) d'une façon sensiblement identique à celle racontée. Autant que mes souvenirs le permettent, il s'agissait d'une carte à échelle réduite sur laquelle était marquée l'implantation des futurs ouvrages de défense qui devaient constituer le Mur de l'Atlantique de Honfleur à Cherbourg » Archives Robert Thomas.

Note de MLQ: Je me dois d'indiquer que ce vol par René Duchez ne fait pas l'unanimité.

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