Mademoiselle Colette Vanier

    Mon récit sera court pour plusieurs raisons : en premier lieu parce que, bien que présente pendant les 69 jours de la bataille de Caen et dans la période qui a suivi, j'ai joué un rôle modeste ; ensuite, parce que je dois avouer que mes souvenirs sont très parcellaires et qu'ils se sont bien effrités au long de ces quarante années au cours desquelles j'ai surtout vécu tendue vers l'avenir, essayant d'abord d'apporter ma pierre au redémarrage de l'hôpital, tout en essayant de continuer l'œuvre commencée par madame Saulé à l'école d'infirmières.

Source. Ecole d'infirmières de l'hôpital civil de Caen

    L'école d'infirmières installée en 1932 dans les locaux nouvellement construits ne fut pas occupée par les Allemands,

Entrée de l'hôpital Clemenceau transformé en Kriegslazarett

alors que tout le reste des bâtiments hospitaliers, à l'exception du pavillon des contagieux et de la communauté, le fut.(Note de MLQ: dans l'enceinte de l'hôpital civil de la route d'Ouistreham)

"Photo collection Heintz", vue aérienne à 9 000 mètres le 24 juin 1944

    A la veille du Débarquement, madame Saulé, dont la santé était déjà atteinte, en était la directrice, Françoise Henry et moi, les monitrices.

    Si les Allemands nous avaient laissé notre école, ils avaient par contre pris les bâtiments administratifs ; aussi hébergions-nous à l'école le directeur, monsieur Masure, et son adjoint monsieur Leroyer (dans mon bureau), l'économe monsieur Bauduin et son personnel (dans le salon), le service des entrées et le standard téléphonique dans la lingerie et la salle de démonstration.

    Dans la nuit du 5 au 6 juin, le bruit sourd du débarquement ne nous permit guère de dormir et je passais une partie de la nuit auprès du standard téléphonique en quête de nouvelles.

    Tôt le matin, il fut décidé qu'infirmières et élèves quitteraient l'école pour se rendre dans leurs différents postes et stages, certaines d'entre elles étant affectées à la Défense passive au Bon-Sauveur, à la Miséricorde et à l'hôpital complémentaire des Carmes.

    A 6 h 30, c'est un groupe plein d'entrain, en uniforme avec casques et masques à gaz en bandoulière, que je vois partir sur le perron de l'école.

    La matinée ayant été relativement calme, je pus me rendre à bicyclette dans les différents centres afin de vérifier que chacune était bien à son poste. J'en profitai pour aller embrasser une partie de ma famille qui habitait rue de l'Oratoire.

    A midi, certaines infirmières et élèves purent revenir déjeuner à l'école, ce qui me permit de tenter d'aller prendre un ersatz de café chez mon amie Elisabeth Maunoury, au deuxième étage de l'école.

    Notre café fut immédiatement interrompu par le premier grand bombardement de 13 h 30.(Note de MLQ: lire à 13H30)

    Toutes alors repartirent très vite vers les services hospitaliers où elles devaient travailler.

    Je ne devais plus revoir plusieurs d'entre elles, car c'est dans la nuit du 6 au 7 juin qu'elles trouvèrent la mort, soit à la Miséricorde, soit à l'hôpital des Carmes, replié dans l'ancienne clinique de la Miséricorde. Françoise Henry, ma coéquipière, et Elisabeth Maunoury, mon amie, furent de celles-là.

    Madame Saulé m'ayant demandé dans l'après-midi d'aller donner des soins à des habitants du quartier réfugiés dans des tranchées, je fus prise en route par le bombardement de 16 h 25 et je vis ce que c'était que des chapelets de bombes descendant du ciel ! Je n'avais pas peur, ne me rendant pas compte des dégâts qu'allaient entraîner ces bombes !

    Partie à l'hospice Saint-Louis dans la soirée, j'y passais la terrible nuit du 6 au 7 dans les caves, au milieu des morts, des malades, du personnel infirmier et congréganiste. Je regagnais l'école le lendemain matin au grand soulagement de madame Saulé qui pensait que j'avais été tuée dans le parc.(Note de MLQ: voir la photo aérienne ci-dessus)

    Hélas, il me fallut vite apprendre à notre directrice la mort de nombreuses de « ses filles » dans l'écrasement de la Miséricorde.

    Elle en ressentit un grand chagrin et ne s'en remit pas. Elle fit crise sur crise d'œdème aigu du poumon. Auparavant, il me fallut aussi apprendre à Andrée Maunoury, directrice de la pouponnière, la mort de sa sœur.

    Quel fut mon travail à l'hôpital ? Libéré très rapidement par le départ des Allemands, il devint centre d'accueil pour plusieurs centaines de personnes des quartiers voisins. Avec Jeanne Gardrimier, infirmière restée aussi à l'hôpital, nous installâmes un petit dispensaire au rez-de-chaussée du pavillon 9, le matériel de la salle de démonstration de l'école étant notre seule ressource, les Allemands ayant vidé tout l'hôpital avant leur départ. Nous prodiguions donc nos soins, sous la conduite du docteur Olivier, présent à l'hôpital, à cette population fatiguée et effrayée. J'ai gardé le souvenir de volumineux œdèmes des pieds et des jambes présentés par ces gens qui restaient assis de longues heures dans les abris. S'il y avait beaucoup de réfugiés dans les sous-sols de l'hôpital, on rencontrait par contre dans les cours de malheureuses vaches, celles qui habituellement paissaient dans le parc et qui erraient, affolées par les bombardements.

Des vaches dans le parc Saint-Louis

Plusieurs furent tuées, l'une dans l'allée des marronniers de l'école.

    Le reste de mon temps et mes nuits se passaient à l'école d'infirmières où j'étais seule avec madame Saulé. Je couchais dans sa chambre au rez-de-chaussée, et je dois dire que j'avais très peur car les bombardements étaient fréquents et j'enviais les personnes qui pouvaient bénéficier d'abris souterrains.

    La santé de madame Saulé se détériorant, elle fut transportée au Bon-Sauveur pendant quelques jours, mais désira vite revenir à Clémenceau. Un jour, je décidais de l'emmener dans les abris sous le bloc chirurgical, bien m'en prit car la nuit suivante, un obus détruisit sa salle de bains et le mur de sa chambre. Nous aurions été tuées toutes les deux.

    J'allais plusieurs fois au Bon-Sauveur, l'une de ces fois j'eus la chance de me trouver là au moment où arrivait l'une de mes amies à laquelle un obus venait d'arracher une main. Etant donneuse universelle, je pus avec joie lui donner mon sang. Je me suis rendue plusieurs fois aussi au lycée Malherbe voir des amis blessés, couchés sur les tables de marbre du réfectoire. J'avais appris que mes parents, ma sœur, mon beau-frère, mon neveu et ma petite nièce âgée de quelques mois avaient trouvé refuge dans les caves à charbon du Lycée. Je fus bouleversée de les retrouver dans un état pitoyable, et dans une promiscuité invraisemblable, mais ils étaient vivants alors que notre maison rue de l'Oratoire était complètement détruite comme tout le quartier Saint Jean.

    J'avais encore des membres de ma famille dans quatre autres directions et ne savais pas ce qu'ils étaient devenus ; personne ne fut tué. Seul, un de mes cousins germains, Bernard Vanier, qui faisait partie de la Résistance, fut fusillé par les Allemands, mais après la libération de Caen.

    Un jour, monsieur Leroyer me demanda de venir avec lui visiter les carrières de Fleury car il était question d'y transporter les malades de Saint-Louis. Je traversai avec lui en bicyclette la ville en ruine ; la passerelle sur l'Orne n'était pas encore détruite et nous pûmes nous acheminer vers les carrières.

Malgré l'inconfort de ces champignonnières, la décision fut prise d'en faire un hôpital souterrain, au moins momentanément.

    Madame Saulé, de son lit, désigna quelques jours après trois infirmières, mesdemoiselles Dabosville, Horel et Mutel pour rejoindre malades et religieuses dans les carrières. Elles y passèrent de longs jours, fort difficiles.

    Un jour, revenue à l'école pour prendre des affaires, je fus surprise par un terrible bombardement : 2 000 forteresses volantes bombardèrent la ville pendant 45 minutes ! Je descendis dans la cave de l'école, le bruit infernal me fit perdre la notion du temps et de la réalité... Je ne pensais pas du tout que ma dernière heure pouvait être arrivée !

    Le 9 juillet, nous vîmes apparaître dans l'abri où se trouvaient les contagieux et madame Saulé un soldat canadien ; nous pensions voir bientôt la fin du cauchemar, hélas ce ne fut que le 13 août que les derniers obus tirés par les Allemands de la rive droite de l'Orne et des carrières de Fleury tombèrent sur l'hôpital.

    Dans l'intervalle, la santé de madame Saulé s'aggrava et le 14 juillet rien ne put enrayer son ultime crise d'œdème aigu du poumon. Elle avait sa connaissance, et une foi profonde, et put me dire que si j'avais de l'affection pour elle, il ne fallait pas souhaiter qu'elle se rétablisse, qu'elle serait plus utile à l'école de là-haut.

    Je garde une reconnaissance émue à Mère Marie-Emmanuel Mabin qui entoura madame Saulé avec sollicitude dans ses derniers moments, et m'aida beaucoup à accepter sa mort.

    Le corps de madame Saulé fut transporté dans la petite chambre du rez-de-chaussée du bloc chirurgical. Hélas, il fut criblé d'éclats d'obus. L'inhumation eut lieu quelques jours plus tard : seule avec monsieur Masure, je suivis le camion qui se rendait de l'hôpital au cimetière Nord-est, emportant 9 cercueils, un seul de ces cercueils contenait un corps français, celui de madame Saulé.

"Photo collection Heintz", vue aérienne à 9 000 mètres le 24 juin 1944

Le cimetière Nord-est à proximité de l'hôpital civil avenue George Clemenceau.

Les obus qui éclatèrent avenue Georges Clemenceau ne me permirent pas d'aller jusqu'au cimetière.

    La vie de l'hôpital-centre d'accueil continua, une excellente camaraderie régnait entre les religieuses, l'interne de garde depuis le 6 juin, les équipiers nationaux toujours disponibles pour toutes les corvées et les infirmières qui, libérées dans leur travail de certains postes, revinrent à l'hôpital.

    Le 13 août, les derniers obus tombèrent sur l'Hôpital. Il était temps de se préoccuper de l'avenir, il fallait pouvoir recevoir les nombreux blessés des villes environnantes récemment libérées, je pense à Lisieux (Note de MLQ: confusion de date Lisieux n'est libérée que le 23 août) tout particulièrement.

    Il fallait pouvoir les accueillir, les soigner, les nourrir avec des moyens rudimentaires, mais Caen, à défaut de toute la France, était libérée, aussi le courage, malgré la fatigue, ne manquait-il pas.

    Dans le courant du mois d'août, le docteur Cayla,(Note de MLQ: docteur Jean-Simon Cayla, Directeur de la Santé et des Services Sanitaires de Protection Civile du  Département du Calvados). le marquis de Clermont-Tonnerre (Note de MLQ: Délégué départemental de la Croix-Rouge Française) et la direction de l'hôpital me demandèrent si j'accepterais de remplacer madame Saulé qui était à la fois surveillante du personnel infirmier laïque et directrice de l'école d'infirmières et d'assistantes sociales. Envisageant l'ampleur de la tâche à accomplir, je n'acceptais pas immédiatement.

    Puis devant la solution envisagée de faire venir une directrice de Paris, je pris la décision d'essayer de remplacer madame Saulé.

    Auparavant, je me rendis à Paris au ministère de la Santé. J'étais en uniforme d'infirmière et fis du stop, et grâce à un camion militaire conduit par des noirs américains, je pus aller au bureau des infirmiers prendre informations et directives.

    S'il me fallait songer à contribuer au fonctionnement de l'hôpital malgré les creux laissés par les infirmières tuées, s'il me fallait aussi songer à la rentrée de l'école, section sociale et section hospitalière, je devais auparavant aider au déblaiement de la Miséricorde et à l'identification des 80 personnes ensevelies depuis la nuit du 6 au 7 juin.

    Ce fut une période très dure et pendant de longs mois, je fus poursuivie par le spectacle des corps de mes anciennes élèves aplaties entre des pans de béton et dont seuls les numéros d'uniforme ou les nominettes (Note de MLQ: petite bande de tissu placée sur un vêtement et permettant d'en identifier le propriétaire)  permirent l'identification.

    Je fus récompensée par les remerciements des familles, heureuses, malgré tout, de pouvoir ensevelir les restes de leurs filles. Ce ne fut pas le cas pour toutes, le feu ayant fait son œuvre.

Mlle Colette Vanier,
infirmière-monitrice à l'école d'infirmières,
puis directrice de l'école.
Caen, janvier 1984

Témoignage paru dans ce livre

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