JOURNAL DU PÈRE LÉANDRE PERDREL

    Le père Léandre Perdrel, Eudiste, né le 16 juillet 1916, ordonné prêtre le 30 juin 1941, était vicaire de la paroisse Saint Jean-Eudes de Caen, située dans un quartier périphérique de Caen, au-delà de l'Abbaye-aux-Dames.

AGRANDISSEMENT

Rue de l'Epargne, quartier Saint Jean Eudes tel qu'il devait être juste avant la Libération de Caen

Source. Eglise Saint Jean Eudes

Il a noté au jour le jour sur des feuilles volantes contenues dans la couverture d'un petit carnet ce qu'il a vécu lors du Débarquement et du siège de Caen. Alors jeune prêtre, il accomplissait son ministère non seulement à la paroisse Saint Jean Eudes, mais également à l'hôpital, où il eut largement l'occasion de côtoyer la souffrance des Caennais qu'il a parfois aidé à tirer de dessous les décombres. On trouvera ici sur les événements de la guerre le point de vue du prêtre, attentif à apporter aux fidèles de sa paroisse, aux réfugiés et aux malades de l'hôpital tous les secours de la religion.

    Le père Perdrel est décédé à Plancoët (Côtes d'Armor) le 3 septembre 1992.

[sur la couverture du carnet:]
Les "77 jours" de la résistance du peuple caennais
pour sa libération.

[à l'intérieur:]
"600 à 700 réfugiés à l'hôpital"

Les 75 jours de la résistance du peuple caennais
pour sa libération.

Journées terribles et inoubliables où nous avons vécu dans la cave ou abris du matin au soir et du soir au matin, y mangeant, y dormant, y disant la messe. Vraiment, ce fut une vie de taupes.

    Dans la nuit du 5 au 6 juin, ce fut le commencement du débarquement. Vers minuit, on entend un roulement effroyable de canons ; ils débarquaient à Ouistreham et à Douvres (La Délivrande) à 12 ou 15 km de Caen. La matinée, le bruit se continue.

    L'après-midi, je me préparais à sortir ; je suis pris par un bombardement qui se décharge sur le centre de la ville. (Cette fois, il n'y eut pas d'alerte, car tout le courant électrique était coupé). Bombardement du centre de la ville qui fit de nombreuses victimes et jeta l'affolement dans la ville.

    Je descendis en ville pour porter secours aux blessés, mourants ; c'était effroyable et écœurant à voir. J'aperçus plusieurs victimes sous les décombres : c'était fini.

    Dans la nuit du 6 au 7 eut lieu l'effrayant bombardement de la ville qui fit tant de victimes et dura 40 minutes. Ce fut un passage d'avions effrayant. Je ne vois que des décombres. Voici mes impressions :

    Tout à coup à 2 heures, je suis réveillé par le sacristain croyant la chapelle en feu ; on y voyait comme en plein jour. C'étaient des fusées éclairantes pour les avions. Je bondis de mon lit (depuis, je n'ai plus couché dans mon lit), descends sous les cloîtres ou péristyles de l'hôpital avec le sacristain. A peine descendu et caché derrière une colonne avec le sacristain et les sentinelles allemandes, commence le bombardement terrible, 40 min. Nous prions, nous faisons des invocations à Saint Jean Eudes, à Sainte Thérèse ! Tout tremble, les carreaux tombent, les portes tombent par les déflagrations. Nos jambes fléchissent sous notre corps.

    Le bombardement terminé, je visite mes malades à demi-morts de frayeur, ainsi que les sœurs garde-malades. Un bon mot de consolation les rassure. Je sors et me dirige vers les endroits visés.

    A 50 mètres de là, rue de la Masse sur la paroisse, se trouvaient deux morts dont un enfant de mon catéchisme de 1ère communion. Je les extrémise - et nous conduisons à l'hôpital sur des brancards les grands blessés grâce à l'aide de deux vicaires de Saint-Pierre, à bout de forces après une après-midi passée à transporter les blessés de leur quartier. (L'un de ceux-là, l'abbé Poirier, devait être victime du bombardement du 7 juillet ). Cette nuit même, le P. Bocquene, un compatriote de Peillac, après avoir travaillé au déblaiement pendant le journée, restait enfoui sous les murs de la maison de la Miséricorde.

    Au retour de l'hôpital, je monte à la pouponnière de l'Hôtel-Dieu et j'aperçois tout le centre de Caen au milieu d'un immense brasier qui brûla deux jours et deux nuits, les pompiers ayant été tués (Note de MLQ: la caserne des Pompiers, rue Daniel Huet,  est anéantie avec son commandant (Capitaine Jules Foucher) et 17 Sapeurs-Pompiers) et le service d'eau détruit. Cette nuit fut détruit l'hôpital de la Miséricorde où il y eut de nombreuses victimes : 15 sœurs, 8 infirmières de l'école de chez moi <60 blessés de l'après-midi> dont l'une fut héroïque avec ses deux compagnes, Mlle Bourdet (Note de MLQ: en fait Mlle Jeanne Bourdais )

    Deux jours avant, le dimanche soir, je la rencontrais après souper allant rendre visite à son Christ parce qu'elle n'avait pas pu assister au Salut. Elle me disait en parlant des événements :« Il n'y a que lui seul qui puisse nous délivrer, c'est pourquoi j'ai besoin de lui dans ma vie ». Deux jours après, elle mourrait, offrant sa vie pour le relèvement de la France avec ses deux compagnes (dont la figure ne me revient plus) après une matinée d'agonie au milieu des décombres. Beaucoup de malades restèrent sous les décombres. C'est horrible à voir !

    Cette même nuit-là (6 au 7 juin), le monastère de N.-D. de Charité fondé par Saint Jean Eudes où étaient conservés tous les souvenirs Eudistes brûla. Les sœurs ne purent rien sauver ; je perdis une douillette et trois chemises envoyées au blanchissage. Il y eut 17 victimes.

Le couvent de la Charité après le 6 juin 1944, quai Vendeuvre et rue de l'Engannerie, à droite en arrière-plan l'église de la Trinité

    9 juin - Deux jours après, 9-10 juin, les oiseaux de l'air bombardèrent le quartier Saint-Gilles à 500 mètres de la chapelle de l'hôpital.

    Je célébrais ma messe. Tout tremblait, mais le Christ était là sur l'autel, je me sentais fort avec Lui. Je mis ma main sur le calice pour empêcher qu'il ne fût renversé ; je continuais la messe avec une voix émue, tout en gardant mon sang-froid, malgré l'affolement de 2 ou 3 sœurs qui sortirent et se mirent à crier. Depuis ce jour, je fus toujours fort avec le Christ dans mon cœur ; ce fut toujours Lui qui me permit de tenir le coup.

    Après la fin de la messe, je m'en vins sur les lieux sinistrés ; on entendait des cris et des beuglements de bêtes blessées. Plusieurs personnes étaient enfouies dans leurs abris : je vis retirer 10 morts du même abri.

    Le 11 au soir, je passe devant ma chapelle de l'hôpital ; à peine passé, 3 obus de la marine anglaise arrivent sans prévenir et éventrent ma chapelle. Pieds fermes, je continue mon chemin ; je monte dans ma chambre ; une autre rafale de 2 obus tombe encore sur la chapelle, remplissant ma chambre d'un nuage de poussière.

    A partir de ce jour, je dus assurer le service des sœurs de Bétharam et des frères à 4 bras (Frères des écoles chrétiennes) (Note de MLQ:  aujourd'hui une maison de convalescence du CHU) privés de leurs aumôniers à cause de la ligne de démarcation. J'allais donc leur porter la communion sous les rafales d'obus à 3 heures, en longeant les murs pour éviter les éclats. Je célébrais la messe dans une chapelle n'ayant plus de carreaux. C'était le grand air au milieu des obus.

Bétharam à Hérouville.

    Là je fus encore privilégié. Le soir, je confessais avec beaucoup de consolations et de nombreux retours au Christ, car ces gens avaient échappé aux bombardements, c'étaient des rescapés ; après mon départ, un obus tombe sur leur chapelle et fait encore 2 blessés : une joue emportée et un nez déchiqueté. Ces retours au Christ se trouvent dans tous les abris (à l'hôpital, à la paroisse) - La souffrance fait réfléchir.

    Temps tragiques sous la mitraille de la D.C.A., des obus de marine faisant jusqu'à 1,50 m de longueur. Malgré tout, je réussis à garder mon sang-froid.

    Dans la nuit du 13 au 14 juin, nouveau bombardement qui atteint notre quartier avec des bombes incendiaires. A l'abri tout le monde se lève et prie, et même se confesse. Immédiatement après le bombardement se dégage une odeur asphyxiante de poudre. Je sors avec un jeune homme et tous les deux nous avons failli recevoir les 3 dernières bombes d'un avion retardataire qui fit trois victimes dans notre quartier (Chavillac) (?).

    Dès ce jour-là on parle d'évacuation du quartier. Affolement général. Le soir de 4 h à 7 h 30, je confesse et communie en viatique dans l'hôpital et dans les abris du puits Picard où il y eut des retours au Christ. Le soir à l'hôpital, je confesse de nouveau. Le lendemain, communions et messe très ferventes.

    Tout le monde a confiance dans Saint Jean Eudes. L'incendie se propage avec le vent et les fusants et grâce aux Allemands, qui après avoir pillé le magasin mettent le feu, on éboule les maisons pour empêcher l'incendie ; rien ne l'empêche, parce que le vent est très actif.

    Le 16 -journée fervente à l'hôpital avec les réfugiés qui montent toute la journée la garde d'honneur devant le Saint-Sacrement exposé (fête du Sacré Cœur). <Le 20 neuvaine pour la Paix> - Le soir, je visite la ville de Caen ; c'est inimaginable le spectacle affreux qui s'offre à mes yeux... odeur de cadavres sort des décombres.

    Le 17 - Triste nouvelle : ordre d'évacuation. La tristesse est jetée sur les visages, il faut tout quitter et partir sur la route à pieds (50 km sinon 60 km), May-sur-Orne (Note de MLQ: 10 km au Sud de Caen) , pour ensuite être dirigés sur le Midi en cars.

    Le soir, en allant dire au revoir aux paroissiens dans les abris, un obus pénètre dans l'église et je suis pris dans le nuage de poussière. Émotion-choc.

    Le 18 - Journée d'évacuation, c'est un triste dimanche. A l'hôpital, on ne veut absolument pas que je parte de l'hôpital. Quoique le père Curé le désire pour accompagner les paroissiens, je renonce à l'évacuation parce que voix fatiguée, santé très défectueuse. Journée terrible sur les routes avec la pluie. Beaucoup de gens quittent le quartier parce que le ravitaillement est supprimé.

    Le 19 - Journée d'accalmie ; cependant le soir deux morts à Calix par un éclat d'obus. L'obus est traître parce qu'on ne l'entend pas venir.

    Le 20 juin - Journée très agitée par les tirs d'obus : 2 blessés, plusieurs maisons enfoncées. Eclats d'obus un peu partout dans la cité. Commencement d'une neuvaine pour la paix qui se termine par le non-aboutissement d'une nouvelle alerte d'évacuation de l'hôpital.

    Le 21 - Journée assez calme

    Le 22 - Toute la journée tirs réciproques de canons, terrible car le passage continuel de gros bombardiers. Le soir à 7 heures, bombardements des hauts-fourneaux (Note de MLQ: la SMN à Colombelles à droite de l'Orne) à un km de l'église, prélude des combats de chars du lendemain.

    Le 23 - Très agitée toute la nuit et matinée, grande bataille de chars commencée, impossible de sortir le matin ; accalmie l'après-midi.

    Le 24 - Le soir suis très fatigué ; je vais coucher dans ma chambre et me déshabiller ; impossible de dormir. A minuit je redescends à l'abri. Le sacristain y reste et dort très bien ; je le réveille le lendemain matin, pourtant la nuit fut très agitée. Ce soir-là je fis nettoyer la chapelle pour dire la messe le lendemain. Cela dura seulement deux dimanches.

    Le 25 - 3 messes, une aux abris, l'autre pour les gens courageux à la chapelle éventrée, la 3e dans un abri en plein air. A un moment donné deux fusants éclatent à côté. Emotion, agitation dans l'assistance ; on tient le coup cependant ; assistance nombreuse avec beaucoup de communions. Un retour de 18 ans...

    Le 26 - Combat de chars très dur entre Carpiquet et Verson à 4 km de Caen. (Note de MLQ: à 6 et 8 km à l'Ouest de Caen) Les obus nombreux tombent sur un hôpital (Bon Sauveur) où se trouvent 850 blessés, malades et sinistrés. 21 blessés sont atteints de nouveau, 6 morts, affolement.

    Le 27 - Journée très agitée. Caen est encerclé par les chars. Nombreux tirs d'obus. Avions chasseurs font du piqué sur le centre de la ville et sur le calvaire Saint-Pierre (Note de MLQ: en haut de la rue de La Délivrande au Nord de Caen) . Enterrement de 2 jeunes gens fusillés par les Allemands dans le quartier (19 et 18 ans).(Note de MLQ: Rue de la Hache, plaque en souvenir de Raoul Jeffrotin et François Le Bloas , fusillés à cet endroit en 1944, mur du cimetière)

"Source: Collection ONAC, Calvados" Inauguration 28 juillet 1945.

    Le 28 - Combat de chars continue avec lance-grenades. Tous les jours arrivent à l'hôpital au moins 40 blessés graves de tous les côtés.

    Le 29 - Triste journée : la bataille s'approche. Les gens de Caen évacués sont refoulés. Les gens de Bretteville, Venoix, Verson sont évacués sur Caen qui doit lui-même évacuer de nouveau (ordres et contre-ordres). Ce soir-là, les malades, impotents, vieillards sont évacués de la ville par des autos de nettoyage de la ville. C'est triste. Tout le monde attend le lendemain avec impatience.

    Le 30, jour anniversaire de mon ordination. Journée très triste. L'évacuation est suspendue. Le maire ne veut pas ; le préfet démissionne (Note de MLQ: c'est un bobard !); d'ailleurs c'est envoyer les gens à la mort.

    Le 1er juillet, jour anniversaire de ma première messe (3 ans). Quartier Saint Jean-Eudes arrosé d'obus, éclats un peu partout.

    Le 2 - Journée très agitée. Nombreux fusants sur la cité. 3 messes très ferventes avec des retours au Christ. Oh ! la souffrance fait s'accrocher au Christ.

    Le soir à 7 h 30, 2 pères de famille du quartier trouvent la mort : MM. Launay et Brège (?), père de 5 petits enfants ayant échappé aux bombes sur Saint-Gilles, 48 ans et 30 ans. L'un déchiqueté, l'autre boîte crânienne défoncée.(Note de MLQ: en fait Launey et ?)

    Plusieurs maisons enfoncées par les obus.

A 4 h du matin, une femme a les 2 jambes coupées dans un lit. Je la vois une demi-heure après morte au bout de son sang. C'est triste de voir les chairs pantelantes.

    Le soir, Salut à l'abri avec une grande assistance. J'en suis tout « en nage » par suite de la chaleur.

    Le 3-4 - Semblant du déclenchement de la grande offensive. Combat de chars très vifs.

    Le 5 juillet - Gros passage de bombardiers cherchant à couper les ponts de la ville. Un avion atteint par la D.C.A. ou gêné par la chasse allemande (l'un des seuls jours où il y en ait eu) se décharge sur le bureau des entrées de l'hôpital à 25 m de ma chambre. Heureusement, je venais de quitter pour rejoindre le presbytère. L'un éclate en faisant des dégâts matériels : à mon retour tout est bouleversé dans ma chambre : terre - fenêtres et portes enfoncées par la déflagration. Aussitôt je baptise un petit russe, fils de l'interprète allemande d'origine russe et de religion orthodoxe <qui m'a retrouvé les années dernières, elle habite la Belgique>.

    Le 6 juillet - Journée d'émotions. Nouveau bombardement en piqué pour couper les ponts à 9 h du matin et midi et demi ; rafales d'obus, feux croisés de part et d'autre. Ce jour-là encore je l'ai échappé belle. Je venais de rentrer au presbytère avec la « doctoresse » qui était allée voir un petit enfant dans l'abri au presbytère. Ce midi 5 vaches furent éventrées dans le parc.

Des vaches dans le parc Saint-Louis

Ce fut le commencement des tirs sur l'hôpital. Le soir, nombreuses confessions.

    Le 7 - Très belle messe de communion (1er vendredi ). Messe fervente avec adoration toute la journée. Nombreux tirs d'obus dans le Clos-Beaumois tout près.

    A peine j'ai écrit ces mots, un avion puis 2,3,4, apparaissent. Je les aperçois de ma fenêtre avec le sacristain. Le 1er lance des fusées : il était 9 h 50 du soir. Nous descendons sous les péristyles de l'hôpital ; il tremble. Nous les apercevons jeter leur chapelet de bombes (au moins une vingtaine chacun) pendant une demi-heure. Ils semblent se rapprocher de l'hôpital ; nous descendons dans un abri n° 10. Affolement - De nouveau je prie ; leur trajet est dévié par de nouvelles fusées avec des rangs serrés (??). Ils (...) à 500 mètres de moi pendant 40 minutes, 450 bombardiers et 2 500 fusées. Ils bombardent les quartiers non atteints jusque-là, Saint-Martin, rue Pasteur, place de Bretagne. La ville devient encore un immense brasier pendant un jour. Saint-Sauveur, Saint Julien, les Bénédictines sont atteints. Une bombe tombe à côté d'un abri des Bénédictines où se trouvaient 20 personnes et personne ne fut blessé. Saint Julien fut atteint aussi.

L'église Saint Julien après le déblaiement des rues.

Une famille de 10 personnes fut enfouie... (garçon et fille venaient de quitter l'hôpital).

    Beaucoup de gens furent enfouis dans leur cave ; ils appelaient au secours ; dans un abri moururent 60 personnes. Quelle tristesse ! Aucun objectif militaire ne fut atteint. Pendant ce bombardement, le curé de Saint-Pierre et un vicaire, l'abbé Poirier, trouvèrent la mort. Cette nuit, 200 blessés graves furent transportés au Bon-Sauveur. Ce bombardement qui dura 40 minutes me fit beaucoup plus d'impression que ceux de nuit. La nuit fut terrible. Leur principe d'aviation est celui-ci : "s'il y a de la résistance, tout bombarder et pilonner". C'est ce qu'ils font autour de chez nous le 7 juillet.(Note de MLQ: lire le récit de ce bombardement).

    Le 8 - Je monte à ma chambre comme d'habitude pour me raser, récite mon bréviaire sous les péristyles. Après la messe retour à ma chambre pour déjeuner. Un nuage de poussière : les obus tombent partout, il faut descendre dans les caves. Tous les pavillons sont atteints. Matinée terrible où personne ne peut sortir par suite des éclats d'obus tombant partout, tout le monde reste calme.

    Ce fut un véritable enfer toute la journée - A 3 heures je suis pris entre deux feux d'artillerie pendant un quart d'heure à la conciergerie de l'hôpital déjà bien endommagée ; j'ai bien cru que c'était la fin. Prière fervente pour lui demander de me conserver la vie si je suis encore nécessaire <Saint Martin :« si je suis encore nécessaire, non recuso laborem »(Je ne refuse pas le travail)

    Cela fait une grande impression !!!

    Le 33e jour de la résistance du peuple caennais. Nuit assez calme. Pillage de la cuisine de l'hôpital par des Allemands. La veille au soir, plusieurs gens du quartier ayant leur maison détruite rentrent à l'hôpital. Ils viennent se réfugier là quoique le directeur, M. Masure (être inhumain), ne le veuille pas.

    3 messes bien ferventes à l'abri. La dernière à 9 h 30 fut pour mes paroissiens réfugiés à l'hôpital.

    Après mes 3 messes je voyage sans casque vers le presbytère ; je rencontre dans la rue Tortue les 10 derniers Allemands très fatigués. En arrivant à l'église, j'aperçois les Canadiens (Note de MLQ: bizarre! ce quartier a été investi par le 3rd Reconnaissance Regiment RAC (8th Northumberland Fusiliers) de la 3rd British ID), ils entrent sans obstacle. A peine entrés au presbytère, 4 obus anglais de tir trop court tombent dans le jardin, tuent et blessent deux des leurs. - Continuant leur chemin une trentaine arrivent à l'hôpital ; on leur demande

« Pourquoi nous avez-vous arrosés d'obus ?»

« Nous cherchions deux pièces d'artillerie »

 (qui tiraient en réalité de plus loin). En tout cas, l'hôpital fut dans leur champ de tir. Nombreux dégâts par l'artillerie anglaise et continuation par l'artillerie allemande qui les prend à rebours.

"Photo collection Jean-Pierre Benamou avec son aimable autorisation" Le quartier Saint Jean Eudes le 9 juillet, à gauche l'église de la Trinité de l'Abbaye aux Dames.

    Un officier visite les abris, fait une prière à la chapelle, demande de prier beaucoup et de ne pas quitter les abris avant 4 ou 5 jours. Ils craignent la réplique des Allemands. Le soir, chars et tanks rentrent à Caen pour la bataille de la nuit. Dans la nuit il y eut de nombreux îlots de résistance <qui se manifestèrent>.

    Ce jour-là j'entendis une réflexion du médecin-chef de l'hôpital dont une phrase me fit bien plaisir: « Les prêtres et les sœurs sont héroïques pendant les bombardements, ils n'ont peur de rien. Pourquoi ? Parce qu'ils sont préparés pour une autre vie, une deuxième vie ». Voilà la force du chrétien : le Christ en soi, l'espérance dans le Christ <la vie de l'après-mort>.

    J'entendis le matin en distribuant la communion une réflexion d'un enfant de 12 ans n'ayant pas encore communié qui demandait à sa sœur pas trop instruite qui venait de communier: « C'est bon cela ? » Triste question ! Ignorance ne pas savoir ce qu'est le Bon Dieu, l'Hostie.

    Le 10 - 2 aumôniers anglais arrivent à l'hôpital ; ils sont sympathiques ; je parle «français-anglais-latin~> ; ainsi on réussit à se comprendre. La veille au soir j'avais administré l'un des leurs victime d'une embuscade. Tous sont navrés de voir la ville saccagée. Tous les prêtres chez eux sont engagés volontaires et capitaines pour les malades.

    La vie d'enfer se continue : réplique de l'artillerie allemande. Surpris par les obus à l'hôpital, 3 blessés : M. Lemonnier, pharmacien, est blessé et meurt (Note de MLQ: le 31 juillet voir plus bas). Cette synonymie avec "1'aumônier" me fera passer pour blessé grave ce qui est bien faux. Ce jour-là fut tué le fils Michaut et fut blessée par une balle perdue Mme Briol.

    Le 11 -Journée plutôt calme avec tir intense de l'artillerie anglaise se trouvant à 80 mètres derrière.

( ) renfort de l'artillerie, mais la chasse allemande réapparaît, ce qui semble mauvais pour nous.

Le 12 - Préparation dans le quartier d'une attaque contre un îlot de résistance. Le matin, je descends dans la ville. Tir intense d'artillerie sur le quartier où se trouve le nid de résistance allemande.

    Le 13 - Nuit terrible. Matinée très calme, excepté tir de l'artillerie anglaise - A 1 h 30, 4 obus tombent devant notre abri ; nous venions de finir de dîner. Heureusement un obus est tombé un peu plus loin pour nous prévenir. - Le quartier est très atteint cette nuit-là. Mme Renault est tuée (Note de MLQ: en fait Renauld ), 3 blessés, MM. Dim ???, Le Claire, X assez gravement. La boulangerie de l'hôpital détruite.

    A partir de ce moment ce fut un tir réciproque d'artillerie ; les gens ne peuvent plus tenir dans leurs caves. Les nids de résistance sont difficiles à détruire : grottes, abris souterrains. Il n'y a que les grenades et bombes pour les chasser.

    L'après-midi eut lieu l'enterrement de M. Jean Michaut. Assistance militaire nombreuse ; préfet, sous-officier canadien. Les gens de la Résistance de Caen. Ce fut beau mais dangereux parce que les obus pleuvaient partout. L'hôpital fut tellement arrosé d'obus que 100 (ou 200 ??) Canadiens sanitaires durent quitter leur pavillon ; le soir un incendie faisait rage au loin du côté de Vaucelles.

    Toute la ville est arrosée d'obus. Deux cars anglais faisant l'évacuation de la ville sont atteints par les obus. Plusieurs blessés et victimes. Sécurité nulle part sinon dans l'abri et encore... Il fallait voir ce midi l'affolement au moment où tous les carreaux tombaient... On se bouchait les oreilles... On priait aussi. La chapelle était auprès de nous, donc rien à craindre.

    Prier pour qu'il n'y ait pas trop de victimes, car on parle encore d'un bombardement massif sur les abris de Fleury où les Allemands se sont terrés avec 4 à 5 000 réfugiés : vieillards, malades, impotents. Ce serait bien triste.

    Nuit du 13 terrible pour le quartier Saint-Étienne où se trouvaient beaucoup de réfugiés. Plusieurs tués et blessés au Bon-Sauveur.

    Le 14 juillet - Journée calme avec nombreux tirs d'artillerie anglaise sans réponse. Perte de 3 villages conquis. Vraiment on se demande si on pourra sortir de cette lutte.

    Nuit du 14 au 15 effrayante pour tout le quartier. Les quartiers épargnés sont atteints. Les gens sont à bout de nerfs. L'abri de l'hôpital très éprouvé : par deux fois des obus sont tombés dessus la clinique, le bruit des carreaux tombant a effrayé tout le monde... L'affolement est vite jeté. Le matin à 6 h, immédiatement avant la messe, un obus tombe sur l'entrée de l'abri ; un jeune homme très chic <Jean Lavrat (??)> a failli y rester.

    Un nuage de poussière a envahi l'abri : tout le monde s'est levé et on assiste à la messe avec ferveur, malgré l'absence de lumière (carbure). ,

    Dans l'après-midi, je fais 8 enterrements (2 Anglais - le pasteur protestant enterre le sien, moi les catholiques - un Allemand, 2 Polonais, un Français inconnu, une Corse et Mme Renauld) au milieu du sifflement des obus. A peine rentré à l'hôpital, une rafale d'obus et de grenades arrivent sur le quartier et le presbytère. 3 blessés dont la bonne du presbytère (Marie) qui a les 2 jambes coupées (obus de 220). Cuisine, salle à manger, vaisselle pulvérisées. Il ne reste plus que ma chambre qui est encore habitable. Le soir, souhait de mon anniversaire (28 ans) par les 40 personnes de mon abri (un Ecce homo, une Sainte-Face comme cadeau).

    Nuit du 15 au 16 terrible. Au moins 50 obus tombent sur l'hôpital, clinique... Groupement de chars en milieu de la nuit ; les gens s'affolent, quittent leurs lits pour se mettre dans le couloir du milieu. La panique est vite jetée. Le matin à 5 h tous les couloirs sont pleins de gens - Je suis obligé de les réveiller à 5 h pour sortir.

    3 messes bien ferventes, assistance nombreuse, chaleur épouvantable - Retour au presbytère pour avoir des nouvelles de la veille. Le Père est parti voir la bonne. Seule ma chambre reste habitable. Au retour rencontre de patrouilles anglaises à la recherche des Allemands blottis dans les caves ou ailleurs. Ils pénètrent chez moi à l'hôpital et enfoncent 3 portes. « Ce n'est pas chic », ils font des excuses une fois les dégâts causés. Journée assez calme, sauf tir d'artillerie anglaise. Cependant le soir très fort tir d'artillerie allemande sur l'hôpital et bombardement en piqué.

    Nuit du 16 au 17 - Encore plus terrible que la précédente. Bombardement et obus tombent non loin des murs de l'abri. Déflagration produit une grosse secousse, vrai affolement dans l'abri.

Journée assez calme sauf le soir rafale d'artillerie anglaise et allemande.

    Le 18, 43e jour de la résistance du peuple caennais pour sa libération - Nuit assez calme avec 2 rafales d'obus sur l'hôpital et le quartier. Je ne parle pas de la ville où ce fut un tir ininterrompu d'obus. Le matin de 5 h 40 à 9 h 40 enfer. Effroyable. Bombardement des nids de résistance avec 2 200 canons 8 000 tonnes de ( ) et avec tir d'artillerie ; après 6 h 40 le bombardement et le tir continuent plus loin en arrière... Ce fut effroyable toute la matinée. Nuage de poussière asphyxiante et tir d'artillerie, chars.(Note de MLQ: c'est le déclenchement de "Operation Atlantic" conquête de la rive droite de Caen, ce jour là 24 000 obus canadiens furent tirés sur Vaucelles)

    A ce moment-là le quartier fut encore arrosé d'obus avec des grenades françaises lancées par la machine infernale allemande (lance-grenades).(Note de MLQ: ce que les Caennais appelaient "lance-grenades" étaient les Nebelwerfer qui ne lançaient pas de grenades françaises mais des roquettes)

    Immédiatement avant la nuit (?) commence le bombardement : j'ai vu les premières fusées : les avions prenaient leur temps, ils étaient très bas. Une messe fut fervente, mais le bruit des bombes ne fut pas étouffé par les prières.

    A la fin de la messe, je vais porter le Bon Dieu aux malades. Je fais 50 mètres dehors dans un nuage de poussière asphyxiant et au milieu de tirs d'artillerie. Le Christ était avec moi, donc rien à craindre.. Mais je n'ai pu sortir de l'abri qu'une heure après ma messe pour aller déjeuner tellement le bruit était infernal.

    Cette atmosphère s'est continuée toute la journée. L'artillerie anglaise située auprès de ma chambre n'a aucun répit. Oh ! Que cela est triste ! Tant de victimes - Tant de dégâts matériels (hauts fourneaux en feu) etc.

    Le soir, enterrement de la bonne du presbytère, victime du bombardement, 2 jambes coupées.

    Vers 21 heures, visite de quelques bombardiers allemands ; 22 heures, obus sur Vaucelles, Canadiens, une erreur de tir.

    Le 19 juillet - Journée calme excepté tir de l'artillerie anglaise très renforcée. Les champs de blé de la plaine sont saccagés, couverts de D.C.A. et de canons. Nettoyage de l'église Saint-Jean-Eudes ; 2 obus retrouvés dans l'église ; plusieurs trous dans la toiture.

    Le 20 - Au moins 10 pièces d'artillerie de gros calibre, préservée chacune par 6 à 7 pièces de D.C.A., là à 20 mètres de ma chambre, tirent toute la journée. Bruit infernal faisant tout trembler. Nettoyage de la chapelle de l'hôpital. Le matin à 6 h dernière rafale de gros obus allemands.

    Le midi je rencontre deux aumôniers catholiques anglais, dont l'un faisait partie des Pères du Saint-Esprit (donc de la même congrégation que celle de Marcel Berthe). Il avait fait ses études à Mortain et à Paris. Il rencontre à l'hôpital le docteur Ollivier, compagnon d'études à Manchester. Tout va bien, dit-il, mais Caen est très endommagé.

    Le soir on apprend que 16 000 Allemands étaient déjà prisonniers, que 8 000 (hommes) avaient été enterrés par les Anglais et les Canadiens - 3 cimetières : à La Délivrande, Hermanville, Bény (Canadiens, Anglais, Irlandais)

    Le 21 - Journée calme avec gros passage de troupes et de matériels. Journée orageuse avec une pluie torrentielle qui achève de détruire le reste des maisons et mobiliers ; car toutes les maisons sont éventrées par les obus ou éclats d'obus.

    Ma chapelle à l'hôpital est remplie d'eau, l'escalier de ma chambre ruisselle d'eau. Ah ! vraiment, il fallait que les Normands fussent bien coupables pour que le Bon Dieu les punisse ainsi.

    Dans la matinée, je vais chercher un corps sous les débris d'une maison ; il est là depuis 6 semaines. Ce n'est plus que pourriture et vers et combien d'autres sont dans le même cas.

    Le 22 - Journée calme à cause du mauvais temps. Visite du 1er avion allemand sans pilote (Note de MLQ: V1) - et Mr Churchill sur les ruines de la ville.

Visite de Churchill, Montgomery et Dempsey sur les bords de l'Orne le 22 juillet.

     Le soir, 47e jour de la résistance, je vais me coucher dans un lit : à peine suis-je déshabillé et couché qu'une rafale d'obus allemands arrive et tombe sur l'hôpital. Je me lève ; j'aperçois un beau feu d'artifice dans les environs ; les canons anglais à longue portée se mettent à tirer. Inutile d'essayer de dormir dans la chambre, il faut descendre à l'abri. En descendant on arrête l'interprète allemande de l'hôpital, jeune fille russe et assez suspecte. <retrouvée ces années dernières (...) en Belgique>.

    Le 23 - 2 messes : l'une aux abris, l'autre à la chapelle en plein courant d'air. Beau Salut avec chapelet médité sur les mystères glorieux. Visite de 2 aveugles emménagés à l'hôpital. Ils revenaient des carrières de Fleury où ils ont été jusqu'à 12 000 personnes dans les abris. Pas d'hygiène, ravitaillement très minime, ils se passent parfois de dîner, de souper.

    Journée du 24, 48e jour de la résistance - Très calme. On commence à respirer. Demain Saint Christophe, fête de mon père ; à la messe je prierai bien pour lui et toute la maison afin qu'elle ne s'inquiète pas trop sur mon sort et qu'elle reçoive de mes nouvelles.

    25 juillet, 49e jour - Hier soir, j'ai encore essayé de dormir dans un lit. Au bout d'une heure, j'ai dû descendre à l'abri. Impossible de dormir avec le bruit des canons, les départs d'obus remplissent l'atmosphère de lumière ; une heure après les avions allemands jettent quelques petites bombes-torpilles et font sauter 2 dépôts de munitions. Le quartier du presbytère est atteint sans doute à cause du nombreux matériel stationné dans la plaine au milieu des blés. 4 bombes tombent dans le jardin du presbytère dont l'une tout auprès de l'abri.

    Les éclats rentrent dans l'abri et font 4 blessés légers. Nuit très agitée après le bombardement avec un bombardement anglais à l'aube et un tir d'artillerie intense durant depuis 2 h du matin jusqu'à 10 h.

    A l'hôpital, les malades rentrés dans les pavillons la veille sont affolés - les infirmières aussi - dans la journée quelques Anglais viennent apporter bonbons et chocolat aux malades - L'après-midi, je fais une tournée des malades ; je rencontre de la misère et des retours au Christ. Oh ! que cela est consolant.

    Une jeune fille de 15 ans ayant passé 7 heures enfouie sous les décombres de sa maison avec 9 personnes de la famille est atteinte de typhoïde très gravement ; elle n'a pas suivi le catéchisme et n'a pas fait de communion.

    Dans le quartier plusieurs personnes sont découragées en voyant leurs maisons inhabitables et toutes remplies d'eau. Ce sont de véritables taudis - Et chose étrange ce sont toujours les « couailles »(?) qui sont épargnées. Oh ! que les desseins de Dieu sont impénétrables !

    26 juillet, 50e jour - Nuit terrible. Bombardement de convois anglais par les Allemands à minuit. La ville est éclairée de fusées. Les malades tremblent dans le rez-de-chaussée des pavillons. Mon sommeil est profond, je n'entends pas les avions à l'abri. Je suis appelé à une mourante immédiatement après le bombardement. La nuit est noire, mais bien éclairée par les foyers d'incendies...

    8 camions de munitions brûlèrent.

    Le 27, 51e jour - Encore bombardement dans la nuit. Nuit pas reposante du tout avec tous les bruits des tirs des canons.

    Recul des Alliés à May-sur-Orne. Les canons reviennent derrière l'hôpital.

    L'après-midi on ramène des grands malades des carrières de Fleury, l'un meurt en route, l'autre est mourante. C'est triste, c'est effroyable la misère qui a existé dans ces carrières. Vieux et jeunes meurent : au moins 60 (?)

    Le 28, 52e jour - Réveillé dans la nuit par un bombardement des Allemands sur la ville avec un gros tir d'artillerie anglaise.

    Le 29, 53e jour - Nuit assez agitée par la chasse anglaise. Entre 6 h et quart et 8 h 30 deux bombes allemandes sont tombées à 5 mètres du pavillon des malades. L'après-midi, deux enterrements, arrivée d'obus allemands. Gros passage de matériels anglais.

    Le 30, 54e jour - Nuit assez calme surtout pour moi qui n'ai rien entendu depuis 22 h jusqu'à 5 h du matin - 2 messes à l'hôpital, l'une à l'abri et l'autre à la chapelle. A 10 h je suis allé à la grand-messe à la paroisse où un aumônier canadien officiait pour les siens et pour les paroissiens. Parmi eux se trouvaient des soldats connaissant très bien nos pères Eudistes du Canada.

    Le soir impossible de faire le Salut à la chapelle, obus et fusants allemands arrivent. On descend à l'abri où il fait très chaud. Chapelet médité sur les mystères joyeux.

    Dans la matinée gros bombardement dans le Sud-ouest de Caen pour déloger les Allemands ; ils sont accrochés dans les mines de May-sur-Orne. Les Anglais évacuent tous les gens des carrières de Fleury et Fleury même ; une grande offensive se prépare, semble-t-il, conjointement avec les Américains qui approchent du secteur.

    Le 31-07-44, 55e jour - Pendant la nuit, des obus allemands assez nombreux sont tombés dans notre paroisse et l'hôpital. Le pavillon 8, voisin du 9 où se trouvent 60 malades, a été atteint à 3 h du matin. Réveil brusque. A midi 30, deux obus tombent dans la cité Saint Jean-Eudes et blessent un homme assez gravement (cuisse et épaule). M. Lemonnier, pharmacien de l'hôpital, est décédé victime des obus. Un retour au pavillon des contagieux. Distribution de la Liberté de Normandie dans les chambrées de l'hôpital. Ce petit journal leur fait plaisir, c'est le premier depuis juin.

    Le 1-08, 56e jour - Très gros tir de barrage d'artillerie depuis 1 h 30 du matin jusqu'à 8 h; au moins 400 canons tiraient sur les lignes allemandes. C'était un véritable feu d'artifice et de tonnerre que ces départs des canons. Je me suis levé, ai fait un tour aux deux pavillons de malades où presque tous étaient éveillés par le bruit. Des nuits comme celle-ci ne sont pas aptes à les guérir. Que d'émotions pour eux !

    Le 2-08, 57e jour. Nuit agitée comme la précédente. Tir très intense d'artillerie toute la journée. Mort d'une diphtérée en 5 minutes. Enterrement de M. Lemonnier, pharmacien de l'hôpital victime des obus allemands.

    Le 3-08, 58e jour. Nuit semblable à la précédente avec tir intense d'artillerie : 70 % des effectifs blindés sur le front (le Normandie se trouvent à 10 km de Caen et sont composés de S.S. Lancement d'une offensive canadienne arrêtée par une division blindée - Heureusement les obus ont l'air de ne plus pouvoir nous atteindre. Deux retours au christ.

    Le 4-08, 59e jour - Nuit effroyable avec bombardement allemand sur la gare. Tir intensif de D.C.A. et des canons d'artillerie. Les malades tremblent comme des feuilles mortes parce qu'au moins 50 obus sont tombés à 100 mètres de l'hôpital.

    Le matin, je vais à la Miséricorde pour essayer de retirer le corps du père Bocquene, compatriote. Il a été, paraît-il, retrouvé par les Canadiens lorsqu'ils ont tracé la route, enterré à côté et porté le 4 (?) au Bon Sauveur. Toutes ces conjectures sont probables seulement ou fausses.

    A la Miséricorde, équipe de déblayeurs pour rechercher les cadavres enfouis sous de gros blocs de ciment. Ils doivent être encore 60 enfouis sous les décombres avec des sœurs, des infirmières dont Mlle Bourdais, cette « chic » fille, apôtre dans l'âme. Tous ces morts seraient des blessés du bombardement de l'après-midi. Leur identification est naturellement impossible à faire. Ce spectacle de ruines fait frémir !

    L'après-midi, nombreuses arrivées d'obus allemands derrière le quartier à 100 mètres et hier ils étaient à 100 mètres en avant. Pendant mon enterrement, 30 obus sont arrivés à 100 mètres du cimetière ; nous avons baissé le dos. Tir d'artillerie anglaise.

    Le 5-08, 60, jour - Journée assez calme.

    Le 6-08, 61e jour - Nuit assez calme.

    Une grand-messe à l'hôpital puis descendu à la Miséricorde. Les Canadiens ont déblayé avec des grues. On retrouve des cadavres. Gros passage de matériels. Rue couverte de poussière d'où difficulté de voyager à bicyclette ; aussi chute au bas d'une côte (côte Lemanissier) (Note de MLQ: près de l'église de la Trinité de l'Abbaye aux Dames). Rien de grave.

La rue Lemanissier est hors cadre à droite après le mur en pierres.

    Le 7-08, 62e jour - Journée assez calme. Après-midi trois enterrements.

    Le 8-08, 63e jour - Vraiment je ne suis pas chanceux. Je voulais dormir dans mon lit ce soir. Une demi-heure après mon coucher, deux obus allemands arrivent dans le parc. 1 000 (?) bombardiers anglais viennent sur le front sud de Caen distant de 5 à 6 km de la ville. (Note de MLQ: déclenchement de l'Opération Totalize) Très forte déflagration ébranlant tous les pavillons de l'hôpital, surtout les malades. Ils ne tiennent plus dans leur lit, ils veulent se lever. De 11 h du soir à 1 h du matin, je circule dans les pavillons. C'est à ce moment-là que le prêtre plus que le médecin est le confident des misères. Immédiatement après, une dizaine de pièces d'artillerie à très longue portée se mettent à tirer et continuent toute la journée. Tout est ébranlé dans les maisons, les serrures sautent, la vaisselle tombe, etc.

    De 2 h à 5 h je sommeille un peu malgré le bruit de l'artillerie - A 6 h une personne meurt au 9 en 5 minutes, mais bien préparée puisqu'elle avait communié la veille, et activée par la nuit si agitée. A 6 h messe au son de l'artillerie placée à 100 mètres de la chapelle.

    Dans la matinée, arrivée de 8 obus allemands faisant 3 victimes au 8. Plusieurs autres tombent dans le parc.

    A midi, nouveau bombardement du front par les forteresses volantes . Trop serrées, elles se heurtent et l'une se décharge en prenant feu à 500 mètres du presbytère ; les autres croyant le point de chute exact se déchargent aussi sur les leurs <600 bombardiers et 20 000 bombes jetées sur leurs lignes au moins 1200 victimes>(Note de MLQ: 70 bombardiers de la 8th USAAF qui devaient bombarder Gouvix ne trouvèrent jamais leurs objectifs et larguèrent leurs bombes un peu n'importe où, à Caen et dans la région de Thury-Harcourt. Cela eu pour résultat d'occasionner la perte de 350 Canadiens, Polonais et Britanniques dont le Major-Général RFL Keller commandant de la 3rd Cdn ID     gravement blessé au château de la Guérinière près de Cintheaux).  Bombardement assez massif produisant d'immenses incendies. Toute la ville est infectée par l'odeur de brûlé.

    De tout cela il ressort le soir que les Allemands se sont avancés. Le décrochage est vraiment dur. Quelle nuit nous attend encore ! Ce soir les Anglais s'emparent de trois pavillons à l'hôpital.

    Le 9-08, 64e jour.

    Le 14 août - Nuit très agitée. Bombardement de la ville par deux ou trois avions allemands. Arrivée de 3 torpilles volantes. Joli feu d'artifice avec un vacarme épouvantable de la D.C.A.

    Le mardi 15 août fut une journée bien remplie ; je célèbre une messe aux intentions d'une mère pour sa fille. Je dis une première messe à l'hôpital avec la visite des malades pour la communion, et je dois me rendre à Saint-Jean-Eudes où il y eut beaucoup de communions et beaucoup de non-habitués à l'Eglise ; l'après-midi, je fais un reposoir pour la procession du 15 août. Le soir je suis très fatigué et très en retard pour mon bréviaire. Je suis tout au début le soir.

    Cette journée me rappelle ma première messe il y a trois ans au pays natal.

    Le 17 août - Journée vraiment apostolique et réconfortante. Les 40 grands blessés d'obus, Anglais et Allemands, arrivent. Plusieurs retours au Christ : 20 ans, 25 ans, 10 ans, 4 ou 5 ans. Pour tout cela je ne suis rien : c'est la grâce du Christ la souffrance du Christ qui agissent. A moi de prier et d'être un instrument malléable entre les mains du Bon Dieu.

    C'est effroyable : gens avec bras, mains, jambes pantelantes. Familles disloquées : enfant et père tués, une maman reste avec quelques enfants : un meurt, deux autres sont mourants. Les médecins font les opérations nuit et jour.

    Oh ! que le prêtre a un beau rôle à jouer -J'apprends la mort de deux paroissiens du quartier, deux pères de famille tués dans la Mayenne par rafale.

    Journée du 19 août - Fête de Saint Jean-Eudes fut fatigante. Le père curé absent, suis obligé de faire la décoration seul et de voyager entre la paroisse et l'hôpital.

    Le soir à 10 h 30, je confesse encore les grands blessés.

    Journée du 20 août - Suis à la paroisse, dérangé pendant la messe et les vêpres si bien que je n'ai pu entendre le sermon de l'aumônier anglais et du père Eudiste qui présida les vêpres : confrère canadien de Bathurst.

    Le soir à l'hôpital de 5 h 30 à 10 h 30 je suis dans les pavillons des malades. Plusieurs retours au Christ dont une disait qu'elle avait honte de dire depuis combien de temps elle s'était confessée. Ce furent surtout des hommes ce soir-là.

    Le 28 août - Journée très réconfortante à cause des retours au Christ. Arrivée de plusieurs gens brûlés par les mines ou les poutres... Deux jeunes filles : l'une de 13 ans meurt dans des souffrances atroces, sa sœur de 10 ans se prépare à la mort en faisant sa communion privée dans son lit.

    Le 1 septembre - Grosse activité d'aviation.

    La Liberté de Normandie écrit ce soir-là :« La victoire des Anglais et Canadiens dans le secteur de Caen a eu une action déterminante dans l'évolution des opérations. Les Allemands avaient massé toutes leurs troupes les meilleures. Un mètre de terrain gagné à cet endroit valait 10 km ailleurs ».

    Depuis le 6 juin, les Allemands ont perdu dans cette bataille près d'un demi-million d'hommes dont 200 000 prisonniers, 3 500 avions, 1 300 chars, 20 000 camions, 200 canons et 300 navires de toutes catégories.

    Le 9, 10 et 11 septembre, gros passage d'avions bombardiers vers Le Havre. Une fois de plus, portes et fenêtres sont ébranlés par l'explosion des bombes sur Le Havre distant de 80 km de Caen. Le 5 octobre le R.P. Bocquene est découvert sous les décombres ou plutôt sous une nouvelle route tracée par les Canadiens ; avec lui on y découvre 2 infirmières de l'école de l'hôpital.

    Le père Labrousse procède à l'inhumation de son corps dans le cimetière de Vaucelles.

    Tempête formidable les 17, 18 et 19 octobre. A l'église, les pots de fleurs, les lustres tombent. Impossible d'arrêter les courants d'air parce que nous n'avons pas de vitraux. A l'autel les pages du curé voltigent. Il faut caler l'hostie sous le calice pour l'empêcher de tomber. Le dimanche précédent elle tomba par terre par le vent.

Bilan des victimes et des églises détruites d'après la semaine religieuse du 15 octobre :

11 prêtres tués dans les bombardements

 100 religieuses

12 petits séminaristes

64 églises détruites

en tout 400 églises inutilisables sur 720

18 prêtres fusillés dans la Manche

Pauvreté extrême : des gens très riches n'ayant même pas une assiette et une cuillère pour manger. cf ( )

    18 novembre - J'ai reçu une lettre de mes parents et de M. le recteur de Saint-Gorgon, datée du 8 juillet. Elle m'a hait plaisir en m'apprenant l'arrivée d'un de mes messages en juin.   

    La basilique de Lisieux où étaient réfugiées les Carmélites aurait dû être détruite aussi. Voici une conversation d'un officier anglais avec la mère supérieure: "La basilique, mais elle devrait être rasée. On nous avait assuré qu'elle était pleine d'Allemands, comme pour Caen d'ailleurs. Elle devait être détruite. Le pointage était même fait avec précision. On n'attendait plus que l'ordre de tirer. Mais, une personne (vicaire) nous ayant assuré qu'elle ne contenait que des religieuses et des civils, nous avons voulu aller aux preuves et nous avons envoyé une estafette pour nous renseigner, car on ne détruit pas ainsi un tel monument. C'est ainsi que vous avez été épargnées et l'avez échappé belle"

Le 19 novembre 44.

Témoignage paru dans ce livre

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