LES EQUIPES D'URGENCE DE LA CROIX-ROUGE FRANÇAISE AU TRAVAIL

 

Les désastres dont fut victime la ville de Caen au cours des furieux combats qui se livrèrent aux alentours et sur son territoire même permirent à nombre de ses habitants de faire montre de vertus civiques et aussi de qualités humaines qui, sans un tel concours de circonstances dramatiques, n'auraient peut-être jamais eu l'occasion de se révéler.

Ce fut ainsi que les étudiants membres des Équipes d'Urgence de la Croix-Rouge témoignèrent, durant les deux mois de la grande angoisse caennaise, d'un cran magnifique qui fit l'admiration de toute la population. Les dévouements ne manquaient pas, cependant, et dans toutes les classes sociales. Hommes, femmes, Jeunes filles exposaient quotidiennement leurs vies pour sauver les vivants ou pour dégager les morts et tous mériteraient de voir conserver, à titre d'exemple pour la postérité, le souvenir de leurs actes de courage et d'abnégation.

Sans prétendre établir une hiérarchie parmi les héros du devoir anonyme ni une classification des actes méritoires accomplis sous ses yeux, M. Charles Macary, étudiant à Caen, a bien voulu nous relater très simplement ce que fut, durant des semaines, la vie dangereuse et harassante de ses camarades des Equipes d'Urgence.

 

        « Les Équipes d'Urgence de la Croix-Rouge française » , tel est le nom de l'un des groupements qui ont eu l'occasion de déployer leur activité bienfaisante à Caen, aux côtés de la Défense passive et des Equipes nationales , pendant les deux mois qu'a duré la gigantesque bataille.

        Déjà de nombreux étudiants s'étaient inscrits aux « E. U. » dès le mois de mars, et plus encore, après le bombardement de Rouen du 19 avril.

        Ce récit n'a pas la prétention d'être l'histoire de ces équipes, ni un compte rendu intégral et définitif de leur action au cours de la bataille. Il donnera quelques aperçus de l'activité déployée et des dangers courus par les jeunes étudiants volontaires qui ont tout osé pour soulager les victimes des bombardements.

        Répartis en plusieurs équipes, au Lycée Malherbe, à Vaucelles: aux Petites Sœurs des Pauvres et au poste de D. P. de la Demi-Lune, aux ambulances de la Croix-Rouge, ils se sont pliés à toutes les exigences, ils ont fait tous les métiers, toujours avec le même mépris du danger : déblayeurs, brancardiers, déménageurs, pompiers. Ils ont également assuré en partie le ravitaillement des abris du Lycée, partant en camions ou à pied dans la campagne collecter: bétail, légumes, farine, beurre, cidre et eau.

        Ce sont quelques épisodes de la vie qu'ont menée une quinzaine d'entre eux : les « E. U. » du poste 85, (c'est-à-dire les Équipes d'Urgence des Ambulances Croix-Rouge, 85, rue Caponière), que l'un de ces volontaires va conter dans ces quelques lignes.

        Dans cette « Section de Croix-Rouge » , abritée dans quelques petits bâtiments lézardés autour d'une cour où sont rangées les voitures, (car leur garage a été bombardé dans l'après-midi du 6 juin), une demi-douzaine de conductrices de la Croix-Rouge Française, une quinzaine de « convoyeurs d'ambulances » ont vécu fraternellement trois mois environ d'une existence chaotique, pleine d'imprévus et de périlleuses aventures.

        Ces convoyeurs des Équipes d'Urgence , pendant les premières journées qui ont suivi le débarquement, ont fait leurs débuts dans le groupe comme déblayeurs. Après quoi, ils ont été affectés aux ambulances, conformément au plan prévu.

Voici quel fut leur rôle : tout d'abord, en qualité de convoyeurs, il leur fallait guider la conductrice, à la carte, au cours de missions à travers la campagne. Ce rôle était assez ardu lorsque la mission s'effectuait dans la nuit noire, parmi la plaine ravagée et déserte, car les Boches avaient fait disparaître tous les poteaux indicateurs, et menaçaient de vous fusiller lorsqu'on se hasardait à allumer un simple feu rouge pour arriver plus vite au but. En cas de panne, événement quotidien, il leur fallait se débrouiller avec les moyens du bord, chercher du secours, réparer l'ambulance, ou du moins tenter de le faire, se débrouiller pour faire le plein d'essence.

        Ces équipiers, mécanos improvisés, étaient aussi brancardiers. Là encore, c'était au cours des missions en dehors de la ville que leur action se révélait particulièrement bienfaisante. Très souvent les blessés râlaient sans soins dans un endroit inaccessible à l'ambulance. Un soir, deux de ces convoyeurs durent « brancarder » un malade, dans une des galeries des mines de May-sur-Orne, sur une longueur de près d'un kilomètre. Ils marchaient dans un étroit sentier bordé d'un côté par un petit ruisseau qui coule dans la galerie et de l'autre par les jambes de centaines de réfugiés allongés sur la paille qui végétaient dans une atmosphère d'une moiteur déprimante.

        Ce travail parfois très pénible, souvent dangereux, cette vie trépidante où l'on ne connaissait pas de repos, rendaient les équipiers moins accessibles à la peur et à l'angoisse qui accablaient ces milliers de malheureux dans leurs abris misérables.

    La section travaillait dans une atmosphère juvénile qui, en galvanisant l'énergie des équipiers, leur donna la force de tenir quand même alors que leurs forces étaient à bout. Chaque jour ils se retrouvaient autour de leur grande table du « Mess des Jeunes au casque blanc ». Ces équipes où se coudoyaient lycéens, ouvriers, étudiants, conductrices, travaillaient jour et nuit sous l'œil maternel des dirigeantes de la Croix-Rouge qui veillèrent pendant deux mois sur le sort de ces jeunes gens et s'employèrent avec un inlassable dévouement à aplanir pour eux toutes les difficultés matérielles.

        Cette jeunesse ardente faisait confiance à la poignée de femmes admirables de calme, de sang-froid et d'énergie qui menaient si héroïquement la barque. Chacun les vénérait et gardait les yeux fixés sur elles. Qui donc eût osé laisser transparaître ses crainte, voire un simple soupçon, d'angoisse, alors qu'elles restaient toujours si crânes, si maîtresses d'elles-mêmes?

        Les repas étaient, pour tous, les seuls moments de détente. Sauf dans les heures tragiques du début de juin et du début de juillet, il y régnait une bonne humeur que chacun s'ingéniait à alimenter avec le récit du dernier « pépin » survenu au cours de la mission qui venait de s'achever. Ils étaient brusquement interrompus au moins une fois sur deux. Il fallait alors, en engloutissant une ultime bouchée de haricots ou de bœuf en sauce, charger à nouveau les brancards et repartir vers la zone rouge. On était toujours prêt, toujours volontaire au premier appel du chef.

        Fin Juin. - Quatre heures de l'après-midi. (Note de MLQ: en fait le 5 juillet) Un homme arrive, en vélo, à la section. D'une voix hachée, il s'explique : « J'arrive de Carpiquet. Les Anglais occupent les issues du village. Tous les habitants sont réfugiés dans une carrière souterraine à l'autre extrémité. Depuis plusieurs jours, Carpiquet se trouve sur la ligne de feu. Les deux artilleries ne cessent de se contrebattre. Ce matin, les hommes sont sortis à l'entrée de la carrière comme chaque jour, pour faire la cuisine. Ils ont été fauchés par une salve. Il y a treize morts, trente blessés. Envoyez plusieurs ambulances immédiatement... » Plusieurs équipes étaient déjà en mission. Le chef de section organisa rapidement le départ.

        Les deux grosses ambulances allaient partir, la première avec Mlle X.., et un convoyeur, la seconde avec une autre conductrice et deux convoyeurs. Comme d'habitude, avant le départ, nous inscrivîmes nos noms sur les fiches préparées d'avance : « Mission n°... Destination... Heure de départ... Heure de rentrée... ». Heure de rentrée? Les visages étaient graves.

Selon le témoignage de Mlle Danielle Heintz il y avait également un interne en médecine et une infirmière elle-même

Selon le témoignage de M. André Heintz les ambulancières étaient Mlles Hélène Gillet et Jacqueline Cholet et parmi les Equipes d'Urgence: les frères Ewald Jean-Luc et Régis, scouts routiers parisiens.

        Départ. Nous passâmes par La Maladrerie, aux maisons déjà crevassées par l'artillerie. A la sortie du bourg, deux Allemands nous arrêtèrent. Il fallut montrer les papiers, dire où nous allions. L'un d'eux haussa les épaules et nous lança en un français correct : « Allez ou vous voulez; à vos risques et périls. » L'autre exprima la même idée sous une forme plus lapidaire : « Tommy, Boum, Boum » et il pointa l'index en direction de l'aérodrome. Nous repartîmes sur la route de Carpiquet. Les voitures cahotaient en passant sur les branches vertes qui la jonchaient. C'étaient parfois des troncs d'arbres qu'il nous fallait franchir. Quel voyage! Mais l'ambulance robuste, haute sur pattes, tînt bon.

        Soudain, le grondement monotone de l'artillerie fut couvert par un sifflement aigu, puis deux, puis trois. Sur notre droite, trois obus éclatèrent; la conductrice leva un œil interrogateur vers son compagnon. Elle se signa et appuya paisiblement sur l'accélérateur. Une deuxième salve laboura un champ sur notre gauche. Cette fois, un obus éclata à quelques pas devant nous; les pierres volèrent sur le pare-brise. On n'entendait presque plus le sifflement des arrivées. Mauvais signe...

        Coup de frein brutal. Nous bondissons dans le fossé. L'équipage de la deuxième ambulance se précipita d'un geste instinctif à la même seconde, dans le même abri précaire. Nous restâmes là, terrés. Puis le tir se ralentit. Nous levâmes alors le nez et contemplâmes, éberlués, le chef du convoi, une grande jeune fille de vingt trois ans, qui riait, qui riait, d'un rire sonnant faux, hélas! dans ce décor de verdure hachée. En dégringolant le marchepied, nous nous étions abattus tous les cinq, en tas, dans le même fossé. De cette masse informe, émergeaient les casques blancs, entre une paire ou deux de godillots crottés de boue.          

        L'orage apaisé, nous repartîmes aussitôt. Encore 1 ou 2 kilomètres et nous étions au but. Un sentier descendait de l'endroit où étaient arrêtées les voitures, jusqu'au fond d'un ravin que l'on dominait de la route. C'est dans ce ravin que se trouvait une des entrées des galeries creusées sous cette petite colline. En hâte, nous dégringolâmes le sentier, les brancards sur l'épaule. Nous parvînmes ainsi à une sorte de grotte profonde où végétaient misérablement quelque cinq cents personnes, depuis plusieurs jours.

        On nous conduisit aussitôt auprès des blessés, que nous chargeâmes sur les brancards pour les rassembler à quelque distance de l'entrée. Dehors les obus s'écrasaient de tous côtés. Un murmure de terreur s'élevait de cette foule tapie dans l'ombre, que l'on pouvait à peine distinguer à la lueur de rares quinquets fumeux.

        Pendant ce temps, les conductrices impassibles manœuvraient là-haut, sous la mitraille, pour faire tourner les voitures sur la route étroite. Puis elles descendirent nous rejoindre. Il y avait dix blessés couchés à installer et trois ou quatre assis. Aidés par des volontaires, nous les transportâmes dans le ravin d'abord, puis dans le sentier de chèvres qu'il nous fallut gravir toujours sous les obus.

        La caravane sortit enfin et commença à gravir la pente. En tête, un jeune garçon de la carrière déployait un grand drapeau de la Croix-Rouge . Dans ce sentier abrité, nous nous sentions à peu près en sécurité. Mais à peine arrivés sur la route, les obus hurlèrent de plus belle et s'écrasèrent tout près de nous. Nouveau plat ventre, chaque porteur à côté de son brancard. Mais il fallait coûte que coûte arracher les blessés à la mort.

         En hâte nous les installâmes dans les voitures criblées comme des écumoires. Nous ajustâmes les brancards d'une main quelque peu fiévreuse. II fallait visser à bloc, sans quoi notre douloureux chargement risquait de s'effondrer sur la route cahoteuse du retour. La manœuvre nous sembla plus longue qu'à l'ordinaire. Enfin tout fut prêt.

         Mais voici qu'un chasseur surgit alors au-dessus des branches d'arbres hachées. Il fonçait droit sur nous et, déjà, amorçait son piqué. Nous jetions des regards inquiets sur la peinture gris fer et bleu foncé des ambulances, sur leur lourde carrosserie grimaçante, sur les Croix rouges dont la peinture s'écaillait et qui nous paraissaient ridiculement étriquées. L'un des convoyeurs, très calme, agitait lentement un grand drapeau tricolore , au beau milieu du champ, bien en vue.

        On voyait distinctement maintenant les zébrures noires et blanches de l'avion allié. Minute angoissante... Qu'allait-il se passer? Seuls les blessés allongés dans le fond des voitures ignoraient le danger qui les menaçait. L'avion nous avait-il reconnus? Sans doute, car il vira sur l'aile et s'envola vers le sud.

        D'un élan joyeux, nous bondîmes sur les marchepieds, en agitant nos drapeaux, pour le simple plaisir de les voir claquer au vent. Cette alerte avait été chaude.

        A toute vitesse nous repartîmes. Une heure après, nous étions rentrés à l'hôpital où nous confiâmes nos chers blessés aux infirmiers. Nous rentrâmes exténués à la Section où nous attendait un Byrrh cordial et le sourire angélique de notre chef de section, Mlle Brouzais qui, hélas! allait être portée disparue quelques jours plus tard... (Mlle Denise Brouzet disparue en mission le 14 août à La Chapelle-Biche près de Flers dans l’Orne, après avoir été prisonnière des Allemands)

        Tant que dura la bataille de Caen, c'est-à-dire entre le 6 juin et les premiers jours d'août, les équipiers en mission, jour et nuit sur la brèche, ont connu de semblables péripéties. Nous ne citerons pour mémoire que les randonnées les plus périlleuses au cours desquelles la section a perdu deux de ses plus crânes conductrices et a eu plusieurs convoyeurs blessés. Fleury, Saint-André-sur-Orne, Esquay-Notre-Dame, May-sur-Orne, Vieux, Villers-Bocage, Aunay-sur-Odon, Saint-Sylvain et pour finir la région de Falaise : autant de champs de bataille où les ambulances de la Croix-Rouge Française ont arraché à la mitraille des centaines de blessés et de malades.

        Les équipiers, porteurs du « bleu » qui masquait la misère de leur garde-robe en haillons et coiffés du casque blanc, ont servi avec toute l'ardeur de leur jeunesse insouciante, exécutant à la lettre toutes les missions qui leur furent confiées. La reconnaissance attendrie des victimes à qui ils ont épargné bien des souffrances, qu'ils ont souvent arrachées à la mort dans l'enfer des bombardements et les horreurs de la bataille de Caen, furent pour eux, chaque soir, la plus enviable des récompenses.

        Ils ont servi d'un cœur généreux tant que durèrent les combats, autour de Caen. Les secours précieux qu'ils trouvèrent un peu plus tard auprès des forces alliées les ont considérablement aidés dans l'accomplissement de leur devoir.

        Le jour où le canon s'est éloigné, ils ont pris congé, non sans amertume, des « Equipes d'Urgence » pour rentrer dans leurs familles dont ils étaient séparés depuis le jour du débarquement et ont repris avec sérénité, avec fierté aussi, il faut le dire, leurs études et leurs occupations professionnelles, interrompues par ce sanglant intermède de deux mois consacré à la libération de leur petite Patrie.

                                                                                                                             Charles MACARY

 

Témoignage paru sous le titre : En marge des Combats de Caen : Les Equipes d’Urgences de la Croix-Rouge Française au travail (Charles Macary)  Bataille de Normandie de René Horval, Tome 1, Editions de « Notre Temps », 1947.

Nous disposons de 4 témoignages sur ce sauvatage de blessés à la carrière de Carpiquet:

- un article "Caen-Carpiquet Juillet 1944" de Frederick Jeanne dans Historica N°106 , Editions Heimdal, 2010.

- le témoignage de Mlle Danielle Heintz , imfirmière, qui y participa

- le témoignage de M. Charles Macary, Équipiers d'Urgence qui y participa

- le témoignage d'André Heintz , résistant et Équipiers d'Urgence qui était au Bon Sauveur.

 

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