Les carrières de Carpiquet le 5 juillet 1944 par Danielle CLEMENT-HEINTZ

Témoignage paru dans ce livret pages 31 à 42.

ajout MLQ

Voici un long mois, depuis le débarquement allié en Normandie, le 6 juin 1944, que la libération de Caen s'éternise ... Et que chaque jour apporte son lot de bombes, d'obus du diamètre "75" jusqu'au "380 de marine'', suivis de victimes, morts et blessés.

Ce 5 juillet, en début d'après-midi, se présente à la porte du Bon Sauveur, cet asile d'aliénés évacué et transformé en vaste poste d'urgence et de secours médical pour les rescapés des bombardements de la ville, un homme à demi hagard et apeuré, encore tremblant d'émotion. "J'arrive de Carpiquet", bredouille-t-il d'une voix entrecoupée. Il ne sait même pas comment il a pu parvenir jusqu'ici: au départ, sur sa bicyclette, puis lâchant tout, il a couru, s'est jeté à plat ventre dans des trous à de nombreuses reprises, puis repartait, gardant chaque fois l'espoir d'échapper à la mort.

On lui a indiqué qu'au Bon Sauveur de Caen il pourrait trouver du secours pour les autres, ces réfugiés qui, depuis vingt-huit jours, "survivent" dans une pénible promiscuité, ayant faim, soif et peur, dans une carrière de Carpiquet, située entre la ligne de chemin de fer Paris-Cherbourg et l'aéroport.

Carte Sheet 7F/I en noir la ligne de chemin de fer

Photo collection Pierre Marie, Carrière au Nord de la route de Caumont, actuellement la zone industrielle.

Ce dernier lieu, à une dizaine de kilomètres de Caen, est en permanence visé par l'artillerie dont les projectiles, ainsi que ceux des avions, retournent la terre comme si elle était labourée par une charrue. Des bombes, des obus sont tombés à l'entrée de la carrière, faisant de nombreux blessés. Depuis plusieurs jours, ces malheureux se meurent, faute de soins, et souffrent sans médicament, ni pansement. C'est pour eux, pour ces blessés que cet homme, ancien prisonnier de la "Maison d'Arrêt" de Caen qui, dit-il, "n'a rien à perdre", s'est décidé à franchir les lignes ennemies, avec tous les dangers que cela comporte. Mais, fort ému, il explique qu'il paraît bien difficile à des ambulances d'aller dans ce "no man's land" entre Allemands et Anglais. La route reste infernale et il est quasi impossible d'y arriver sans encombre.

La décision est vite prise. Des volontaires se présentent rapidement.

Deux ambulancières avec leur voiture n'hésitent pas. Quatre brancardiers, des Scouts Routiers venus de Paris à l'annonce du Débarquement, voulant prendre les armes aux côtés des Alliés, et en attendant, engagés dans les « Equipes d'urgence » de Caen, se proposent d'accompagner les ambulances, en se plaçant chacun sur une aile des voitures contre le capot, pour brandir et agiter un drapeau français . Un interne en médecine et une infirmière (moi-même) se présentent pour aller donner les premiers soins en emportant une valise de médicaments.

Notre petit convoi se met en route. Nous traversons la Maladrerie, banlieue ouest de la ville, apparemment déserte, aux maisons délabrées. Des pierres, des fils électriques pendants, des ruines partout... Quelques canons, des soldats allemands couverts de poussière, d'autres en position d'attaque (ou de défense !), genou en terre et mitrailleuse prête à tirer, apparaissent ici et là. Plus les ambulances avancent, plus la présence humaine se raréfie. Nous engageant sur la route de Carpiquet bordée d'arbres, nous avons une curieuse impression d'absence de vie. Du reste, ce qui était la chaussée est parsemée de trous plus ou moins profonds et jonchée de cailloux, de branches d'arbres et de feuilles déchiquetées, entre lesquels les ambulances se fraient un passage ...

Source. Entrée de Carpiquet par la route de Caen

Nous ne tardons pas à nous rendre compte que nous abordons  une zone entre lignes ennemies. De nombreux avions sillonnent le ciel. Nous n'avons guère le temps de nous appesantir sur nos sentiments ni de réfléchir, quand un premier obus éclate non loin , sur notre droite, suivi par d 'autres qui se rapprochent. Nous nous précipitons hors des voitures pour nous étaler dans le proche fossé, tentant ainsi de nous protéger de la salve d'obus : nous avons été vus et " ils" nous le font savoir. Il est vrai que les Croix rouges ne suffisent peut-être pas car les Allemands , peu respectueux des conventions internationales, sont coutumiers du fait de l'utilisation des ambulances pour transporter des munitions.

Combien de temps cela dure-t-il ? Je ne sais pas. Cinq à dix minutes peut-être ?

Le calme apparemment revenu, chacun reprend son poste. Aucun de nous n'a été touché. Mais l'une des ambulances a deux pneus crevés et pas mal d'éclats dans la carrosserie. Cela ne nous empêche pas de poursuivre notre chemin vers la carrière. Nous y arrivons sans autre incident.

Des soupirs de satisfaction et d'espoir nous accueillent.

Ces gens ont souffert. Des morts gisent à l'entrée. A l'intérieur il y a plus d'une vingtaine de blessés. La hargne semble régner entre ces réfugiés qui ne peuvent même pas sortir enterrer leurs morts, sans risquer de se faire tuer eux-mêmes et qui se disputent les quelques grains de riz ou cuillerées de farine qui leur restent, sans parler du peu d'eau tellement comptée. Il s ont dû se battre, car certains en portent les traces ...

A peine sommes-nous tous descendus de voiture qu'un avion en piqué lance obus et mitraille à cinq mètres de 1'entrée de la carrière. L'un des obus tombe sur un tas de bouteilles vides dont il projette les morceaux de verre un peu partout , deux autres éclatent à proximité des véhicules, crevant par leurs éclats encore un pneu et traversant de part en part la cabine avant. Une fois l'alerte passée, les conductrices vont mettre les hicules un peu en arrière, camouflés sous des arbres, tandis que l'interne et moi-même faisons un tour rapide de l'ensemble des blessés de la carrière. Chaque ambulance ne peut contenir que quatre personnes allongées ou bien sept blessés légers assis. Tous ne pourront pas être emmenés. Un tri est donc nécessaire. Quel dilemme ! Faudra-t-il tirer au sort ? Comment tenter de sauver les uns et non les autres ?

L'interne désigne les huit blessés graves qu'il lui paraît possible d'emmener couchés. Pourtant, j'ai remarqun homme très atteint à la cuisse, souffrant beaucoup, semble-t-il, et le signale à l'interne qui ne parle pas de l'embarquer. Me tirant un peu à l'écart, il me dit " ce dernier est déjà condamné : blessé depuis trop de temps, sa jambe est violette, la gangrène est déclarée et ne tardera pas à l'emporter; aucune médication ne peut maintenant le sauver; il nous faut être efficace et transporter les blessés les plus graves que l'on est susceptible de pouvoir guérir". Il a sans doute raison ... Quel réalisme ! Quel drame !

Les brancardiers se hâtent de transporter les blessés dans les ambulances, entre deux salves d'obus. « Je n 'ai pas le coeur à laisser ces malheureux, dis -je. Si vous pensez pouvoir faire un deuxième voyage, je vais demeurer ici le temps de soigner ceux qui restent. J'ai de quoi faire vingt piqûres antitétaniques, de la morphine, des pansements pour les blessés gers. Je ferai de mon mieux ... ».

Les voitures se mettent lentement en route, en partie sur leurs jantes. Combien de temps mettront-elles pour aller à Caen et en revenir ? Peut-être deux ou trois heures. Et d'ailleurs pourront-elles revenir ? Je ne sais pas. Il y a tant à faire dans cette carrière pour apporter quelque soulagement que je ne vois pas l'heure passer. Pourtant, vers six heures du soir, c'est avec étonnement que j'aperçois les ambulancières.

Après un retour difficile sur Caen, car une fois les blessés chargés il n'est plus question de se réfugier dans le fossé lorsque tombent des obus, elles ont eu l'immense courage de repartir. Les voici prêtes à refaire le plein de leurs voitures.

Sans m'attarder, je suis contente d'accompagner les derniers blessés - le retour s'effectue cette fois sans dommage - et de retrouver mon frère André Heintz à Caen. Même si, au Bon Sauveur, la vie en ce temps de guerre n'est pas facile et reste dangereuse, du moins y trouve-t-on un esprit d'entre-aide et de fraternité, contrairement à la claustrophobie et au dénuement qui semble inhérents à cette carrière de Carpiquet.

Nous disposons de 4 témoignages sur ce sauvatage de bléssés à la carrière de Carpiquet:

- un article "Caen-Carpiquet Juillet 1944" de Frederick Jeanne dans Historica N°106 , Editions Heimdal, 2010.

- le témoignage de Mlle Danielle Heintz , imfirmière, qui y participa

- le témoignage de M. Charles Macary, Équipiers d'Urgence qui y participa

- le témoignage d'André Heintz , résistant et Équipiers d'Urgence qui était au Bon Sauveur.

 

Remerciements à Mme Maryvonne Lépine.

 

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