Caen dans la fournaise
Le souffle de la liberté
frôle Caen dès l'après-midi du 6 juin. Mais les alliés sont stoppés aux portes
de la ville. Or, le général
Montgomery
, commandant en chef des armées
terrestres, avait annoncé : « Si l'ennemi nous devance à Caen et que ses
défenses se révèlent trop solides pour que nous puissions capturer cette ville
le jour J, Caen sera pilonnée par nos bombardiers afin d'en restreindre
l'utilité par l'ennemi. »
C'est ce qu'il advient. Jour
après jour, nuit après nuit, la
Royal Air Force
prend la cité normande pour
cible. Le cauchemar des Caennais qui, par milliers, survivent ou meurent dans la
fournaise, durera jusqu'au 19 juillet.
Localisation des rues et places citées
Plus que quatre jours. A Caen, dans sa petite chambre de la rue des Carmes, Gilles Rivière, vingt ans, révise son programme avec hantise du compte à rebours. Étudiant en troisième année de dro
it, il passe son examen le 9 juin. Dans quatre jours. A minuit, il ferme ses bouquins. Son copain fait de même, et regagne sa piaule située dans le même immeuble : le vénérable et prestigieux hôtel de l'Intendance.
Source: Collection privée, page 167 de ce livre. L'hôtel de l'Intendance, 44 rue des Carmes.
Un peu vanné, Gilles Rivière s'endort aussitôt. Demain, il faudra remettre ça.
Un peu plus au nord de la ville, place Saint-Martin, Jean Rolland, un lycéen de seize ans, fait ses devoirs en famille. Son père, avoué, compulse ses registres. Sa mère raccommode. Et son frère peine sur un problème de maths. Sous le grand lustre de la salle à manger, la soirée est paisible.
De l'autre côté du château, rue des Cordes, Bernard Goupil, trente-trois ans, dort du sommeil du juste. La journée a été harassante. Agent général d'assurances, Bernard Goupil a une grosse clientèle dans la campagne environnante et parcourt des dizaines et des dizaines de kilomètres à bicyclette. Aujourd'hui, sa tournée l'a conduit du côté d'Argences, à l'est de Caen. Les temps sont durs.
« J'espère que les Anglais vont bientôt arriver, lui a lancé un client plein d'espoir.
- Faut pas rêver, a répondu l'agent d'assurances, le débarquement n'est pas pour demain. »
Au théâtre municipal de Caen, Véronique, la pimpante opérette d'André Messager, fait un tabac. Comme d'habitude, de nombreux soldats allemands sont dans la salle, mais après le premier entracte, aucun d'entre eux ne revient s'asseoir dans les fauteuils. A commencer par l'Oberleutnant Rater qui avait pris place dans la loge réservée à la Kommandantur. Cette absence subite d'uniformes ne gêne évidemment personne, et rien ne vient troubler la suite de la représentation. L'administrateur du théâtre se frotte les mains. Demain soir 6 juin, pour la dernière, la salle sera encore comble.
A la sortie du spectacle,
Chantal Nobécourt (Note de MLQ:
dirigeante des équipes féminines des
Equipes
d'Urgence
) discute avec son frère Jacques. Parvenue sur la place
Saint-Martin, elle remarque le ciel changeant, rougeoyant.
"La lune est bizarre ce soir, dit-elle à son frère, il va se passer quelque chose."
Quelques minutes plus tard, des grondements sourds et réguliers se font entendre dans le lointain.
"Si vraiment il se passe quelque chose, il faut aller chercher du pain."
Jacques Nobécourt est interloqué :
« Du pain ! A minuit?
- Oui, je connais un boulanger. Il doit être en train de travailler. C'est sur notre chemin. »
Gilles Rivière se réveille en sursaut. Il est un peu plus de 7 heures du matin, et son copain de la veille vient de débouler bruyamment dans sa chambre :
"Tu as dormi, toi ?
- Bah oui...
- T'as rien entendu ? "
Le copain contemple Gilles d'un air effaré. Lui-même n'a pratiquement pas fermé l'œil de la nuit. Trop de boucan. Des avions, mais aussi un grondement sourd du côté de la côte : des bombes, peut-être même des canons.
« Ça a recommencé tout à l'heure. Mais plus près.
»Les deux amis sortent, cherchent à se renseigner. Mais le quartier Saint-Jean, cœur de la cité, présente son aspect ordinaire. Les gens sont calmes, commencent à s'aligner en longues files d'attente devant les boutiques. Sur le pavé, aujourd'hui comme hier, c'est le dernier salon où l'on cause. Les deux étudiants recueillent quelques évasifs tuyaux, quelques impressions invérifiables assenées comme des certitudes. Les habituelles rumeurs de la ville, les bobards.
Un peu avant midi, Gilles Rivière traverse la rue des Carmes, pénètre dans un immeuble qui fait face à l'hôtel de l'Intendance. C'est ici, chez une vieille dame, qu'il prend son déjeuner quotidien.
La vieille dame aussi affirme qu' « il se passe quelque chose ». Gilles veut bien la croire, mais quoi? La chambre réquisitionnée par l'officier allemand est vide et il possède un poste de TSF. Il suffit de tourner le bouton : c'est ainsi que le jeune homme prend connaissance d'un débarquement allié sur les côtes normandes.
9 H 17 : Le communiqué n°1 est publié : " URGENT, URGENT. Juin 6, 1944, communiqué n°1 du SHAEF : Sous le commandement du général EISENHOWER, des forces navales alliées, appuyées par de puissantes forces aériennes, ont commencé le débarquement des armées alliées ce matin sur la côte du nord de la France".
L'esprit occupé par la grande nouvelle, la tête pleine de questions, il passe à table, avale vite fait son repas. A 13 h 30, Gilles Rivière en est au fromage. Il le laissera dans l'assiette.
L'horreur. Acte I. Un bruit énorme, terrifiant recouvre la ville. Puis c'est la grande secousse. Un déluge de bombes écrase le quartier Saint-Jean, le quartier Saint-Julien, les abords du château. Premiers incendies, premiers morts, premier désastre.
L'alerte passée, Gilles Rivière s'élance au-dehors. Il enfourche son vélo, fonce à travers les ruines. Il ne va pas loin. Cinquante mètres plus loin, ses deux pneus sont crevés. Il continue à pied, court dans les gravats. Responsable de l'Equipe d'urgence des étudiants des facultés, Gilles Rivière n'a qu'une idée en tête :
rejoindre au plus vite son lieu de rendez-vous prévu en cas de coup dur le lycée Malherbe.
Le lycée Malherbe, à droite Saint Etienne.
A la même heure, Jean Rolland est déjà à pied d'œuvre. A seize ans, c'est l'un des plus jeunes, sinon le plus jeune membre de la Défense passive (DP) de Caen. « C'était autant pour me protéger que pour me rendre utile », dit-il modestement aujourd'hui. Car les Allemands surveillaient de très près l'identité des jeunes pour le Service du travail obligatoire. Ils procédaient à des vérifications à la sortie des établissements scolaires, notamment au lycée Malherbe où Jean était élève. S'enrôler dans les rangs de la Défense passive diminuait les chances d'être réquisitionné, le rôle de la DP étant relativement respecté par l'occupant.
De plus, l'exemple vient d'en haut pour Jean Rolland : son père est chef du poste sanitaire n° 2. Et au moment de son affectation comme agent de liaison, le discours du paternel a été très clair : « Si tu es de service lors d'une alerte, tu viens. Si c'est en période de composition scolaire, tu continues à travailler. S'il y a des bombardements, service ou pas service, composition ou pas composition, tu viens. »
En ce mardi 6 juin, Jean Rolland est donc arrivé très tôt dans le local de la place Blot, situé au nord de Caen, près du jardin des Plantes. Le vacarme de la nuit, la canonnade sur la côte ont d'ailleurs mis tout le personnel en alerte. Sans aucun ordre, la quarantaine de brancardiers, les médecins et les infirmières ont rallié le poste sanitaire n° 2, et lorsque survient le bombardement de 13 h 30, ils sont immédiatement opérationnels.
Par bonheur, les bombes qui dévastent le quartier Saint-Julien et les abords du château épargnent le poste sanitaire n° 2. Les agents de la Défense passive partent en mission. Organisés par îlots, ils repèrent les immeubles effondrés, tentent de dégager les malheureux enfouis sous les décombres, coincés sous des tonnes de gravats. Les blessés affluent place Blot. On n'y garde que les plus légèrement touchés. Les autres sont immédiatement transportés à l'hôpital du Bon Sauveur. Course contre la montre, course contre la mort.
Le jeune Rolland est surpris de se sentir si calme, si résolu. Une chose l'impressionne : le formidable dégagement de fumée et de poussière provoqué par les explosions et l'effondrement des bâtiments. « L'odeur de poussière surtout, une poussière suffocante qui vous prenait aux poumons et vous asphyxiait. »
Premier choc. Premières séquences atroces.
Place des Petites-Boucheries, un agent de la DP, coiffeur de profession, trouve sa propre maison complètement rasée. Mais sa femme gît sous les ruines. Elle est vivante, on l'entend. Le coiffeur dirige lui-même les recherches, oriente les sauveteurs qui déblaient avec frénésie. Peu à peu sa voix faiblit, puis s'éteint. On l'arrache enfin à son carcan d'éboulis. Elle est morte.
Le vieux notaire, lui, est bien vivant. On a pu le dégager à temps. Hébété, choqué, il semble ailleurs, dans un monde de calme et de plénitude, loin de tout ce bruit et cette fureur. Il demande à voir M. Rolland, l'avoué qu'il connaît bien : « Veuillez m'appeler un taxi, demande-t-il avec dignité, sinon ma femme va finir par s'inquiéter de mon retard. »
Rolland envoie son fils à la direction de la Défense passive à l'hôtel de ville, pour rendre compte de la situation, pour prévenir également que le poste sanitaire n° 2 est intact. Jean enfourche sa bicyclette mais, parvenu à la place de la Mare, bute sur un océan d'obstacles.
La Place de la Mare au bas du Gaillon
Il prend son vélo sur l'épaule, entreprend un parcours de vélocross, escalade les collines de gravats, traverse des barricades de pierres, dégringole dans les trous béants. Jusqu'à la mairie, place de la République.
Là, c'est plus dur encore. Un univers de cris, de larmes, de souffrances. Les salles se remplissent d'hommes, de femmes et d'enfants blessés, parfois atrocement mutilés. Toutes les énergies sont réquisitionnées. Jean doit donner un coup de main pour les soins. Il est dans la salle des pansements, s'oblige à regarder, à ne pas se détourner.
« Je me souviens m'être dit :" Tu dois faire face, ce n'est qu'un début... »
Quelques jours plus tard, alors qu'il brancardait un blessé dans les couloirs du lycée Malherbe, Jean Rolland fut « soufflé » par l'explosion d'une bombe. Fortement commotionné, il devait souffrir de bégaiement durant de longues années.
Retour place Blot. Les secouristes continuent de se battre, creusent à coups de pelle et de pioche, déblaient à mains nues.
Il y a encore des vies en péril, des blessés qui agonisent. A 16 h 30, le ciel s'emplit à nouveau d'un terrible bruit d'avions.L'horreur. Acte II. Cette fois, le cœur de la ville est touché de plein fouet. Tout tremble, tout vacille, tout s'écroule. Épargnés par le premier raid, des pâtés de maisons tombent en poussière, ensevelissant dans leur chute des dizaines et des dizaines de personnes. Des bombes s'éparpillent sur la ville. Un pavillon du Bon-Sauveur s'écroule sur les malades : pour signaler aux avions la présence de cet hôpital, on se hâte de fabriquer une gigantesque Croix-Rouge avec le champ opératoire des blessés : compresses, pansements maculés de sang.
Au poste sanitaire n°1, aménagé dans le vieux et monumental pensionnat Saint-Jean 29 rue des Carmes, on compte les morts que les secouristes amènent sur des civières ou sur des brancards de fortune, des persiennes, des portes...
C'est Bernard Goupil, l'un des deux chefs-adjoints du poste qui est chargé de les identifier. Sous ses yeux, défilent les victimes : il faut fouiller les cadavres, chercher leurs papiers, inscrire les noms, remplir les fiches. Certaines d'entre elles restent en blanc. On ne sait rien de ces malheureux, on ne saura jamais rien.
Bernard Goupil reconnaît une famille entière : les parents, les enfants... La famille d'un entrepreneur de maçonnerie qui avait bétonné son abri pour le rendre plus solide. Deux obus sont tombés en même temps de chaque côté de la tranchée, écrasant les occupants entre deux parois de béton.
Le ciel est à nouveau serein, mais Caen se débat dans les flammes de l'enfer. Malgré les efforts désespérés des pompiers et des secouristes, les incendies se propagent, prennent des proportions considérables. On doit faire évacuer la clinique des Oblates (ou clinique Saint Joseph au N°11 rue de l'Engannerie), trop exposée, et quatre-vingts blessés se retrouvent au poste sanitaire n°1. Pas pour longtemps. Bientôt, le vent pousse le feu vers le pensionnat Saint-Jean. Les blessés sont à nouveau déplacés, transportés dans le dispensaire de la Miséricorde, transformé en hôpital complémentaire.
La nuit tombe sur un hallucinant brasier. Quelques avions sillonnent à nouveau le ciel de Caen. De nombreuses fusées parachutes se balancent dans l'air. Elles encadrent le quartier Saint-Jean, illuminent les ruines comme pour un sinistre son et
lumière. Quelques minutes plus tard, un millier de LancasterL'horreur. Acte III. Le cœur de la ville explose, s'émiette, se pulvérise. Entre la Prairie et le port, la rue d'Auge et le boulevard, Caen est haché par les bombes.
Tragédie parmi les tragédies, le dispensaire de la Miséricorde, qui quelques heures plus tôt avait accueilli les blessés du poste sanitaire, s'effondre. On ne pourra dégager qu'une douzaine de rescapés. Près de la Prairie, la caserne des pompiers est rasée. Dix sept hommes sont tués, tout le matériel est anéanti.
"Collection particulière, avec l'aimable autorisation de François Robinard" La caserne des pompiers.
Le quartier Saint-Louis est dévasté, l'église Saint Jean s'embrase. Les abris de la place de la République s'affaissent, se referment en un piège mortel sur ceux qui s'y étaient réfugiés. Rue de Geôle, les bombes engloutissent l'imprimerie du Journal de Normandie. La rotative est en miettes. Personne ne lira le numéro du 7 juin, avec à la une l'édito de son directeur qui titrait : « Et si c'était le débarquement ? »
Recueilli auprès d'André Gosset, alors ouvrier du Livre à l'imprimerie du journal.
Dans ce chaos dantesque, l'ancien pensionnat Saint-Jean de la rue des Carmes a tenu le choc. Mais les secouristes sont réduits à l'impuissance, prisonniers d'une jungle de débris infranchissables, cernés par des montagnes de décombres. Toute action est devenue impossible. Ordre est donné de se replier sur le poste n° 2 de la place Blot.
"Archives départementales du Calvados". La rue des Carmes, dans le fond l'église Saint Jean.
Comme tous ses copains des Equipes d'Urgence, Gilles Rivière a fouillé, creusé, déblayé, transporté, sauvé... Avant de s'écrouler, de prendre quelques heures de repos au « quartier général »: les douches du lycée Malherbe.
« C'est là que nous nous reposions. Parmi les pics, les pelles, et les pioches, si serrés les uns contre les autres que nous ne pouvions tous nous étendre que d'un seul côté. Avec interdiction de bouger. Le premier qui se retournait obligeait les autres à faire de même. »
Vers 4 heures du matin, Gilles voit surgir son camarade de l'hôtel de l'Intendance. Le visage couvert de traces de plâtre.
"C'est tombé sur la baraque, annonce-t-il sobrement, elle est en train de brûler"
Source: page 84 de ce livre; l'Hôtel de l'Intendance
Il raconte aussi que tous ceux qui sont descendus à la cave sont indemnes. Mais le couple de propriétaires et les quatre employés restés dans la cuisine sont morts.
Gilles Rivière décide de se rendre sur place. Plus facile à dire qu'à faire. Une fois parvenu aux abords du quartier Saint-Jean, il se rend compte avec effarement qu'il ne retrouve plus son chemin. Ce parcours qu'il connaît par cœur, qu'il accomplit quotidiennement depuis trois ans n'existe plus. Il n'y a plus de rues, plus de places, plus de carrefours, plus rien. Pour se repérer, il doit faire le tour jusqu'aux rives de l'Orne, puis revenir en longeant le canal.
Quand il arrive enfin rue des Carmes, l'hôtel de l'Intendance est la proie des flammes. Seules quelques chambres sont encore épargnées par le feu, dont la sienne. Il rentre dans l'immeuble, réapparaît quelques secondes plus tard : il a sauvé un pantalon et ses cours de droit. Il veut y retourner. On le retient. Il était temps. La toiture s'écroule.
L'horreur. Acte IV. L'ordre, croit-on, est venu de la Kommandantur de Rouen. Avant que Caen ne succombe sous les coups de boutoir des alliés - ils sont déjà aux portes de la ville - il faut supprimer « les terroristes » emprisonnés à la Maladrerie. Aucune autre explication plausible ne peut être fournie pour l'acte monstrueux qui va suivre. Il n'y a dans la ville aucun signe de soulèvement depuis l'annonce du débarquement. Pas le moindre sabotage, pas le moindre attentat qui auraient pu entraîner de sanglantes représailles. A la prison elle-même, les détenus ne tentent aucune mutinerie. Pas même le plus petit chahut. Aucune provocation. Tout est calme.
Vers 10 h 30, ce sont les premières exécutions.
Extrait de sa cellule située au troisième étage,
Marcel Barjaud
(témoignage recueilli en 1984) , résistant du
réseau Arc-en-Ciel,
arrêté le 23 mai 1944 sur dénonciation dans son imprimerie de la rue de la
Monnaie, se retrouve dans le couloir, en tête d'un groupe de six hommes.
D'autres groupes, toujours de six hommes, se forment également. Un officier
allemand commande les déplacements, note les passages. Apparemment, quelque
chose ne colle pas. Cafouillage, bousculade. Poussé dans le dos par un soldat,
Marcel Barjaud se retrouve propulsé dans un autre groupe. En queue du peloton de
la demi-douzaine de prisonniers qui se dirige vers les courettes de promenade.
Nouvel arrêt à l'entrée des courettes. Un autre officier intervient, un cahier d'écolier à la main. Sur ce cahier, une liste. Il demande son nom à Barjaud, ne le trouve pas, fait sortir le prisonnier du rang et lui ordonne de se plaquer la face contre le mur, bras en l'air. Collard (
Note de MLQ: Jacques Collard arrêté avec son père Arthur CollardBarjaud attend son tour. A trois reprises, l'officier revient vers lui, l'interroge sur son nom, et à chaque fois le traite de menteur. Or, le Français ne ment pas. Il sait qu'il va être exécuté et il veut que sa famille puisse le retrouver et récupérer son corps.
Mais l'officier s'entête, ne décolère pas. Sur son cahier, est inscrit le nom de Mariaud. Il n'a pas de Barjaud. Un R et un I qui sauvent le Caennais. Avec Collard, qui lui non plus ne figure pas sur la liste, il se retrouve projeté sur sa paillasse, souffrant simplement d'un coup de pied au cul.
André Lebrun
(témoignage recueilli en 1984) - également
membre du réseau Arc-en-Ciel, arrêté le 28 mai 1944 - voit la porte de sa
cellule s'ouvrir brusquement : « Jouvin, Loslier... Raus ! »
Le 7 juin 1944, une colonne d'une vingtaine de prisonniers dont Arthur et Jacques Collard ainsi qu’André Lebrun, s’ébranle de la maison d'arrêt de Caen sous la surveillance d'une quarantaine d'Allemands, en direction de Fresnes, dans la région parisienne. Ces hommes ont échappé au massacre du 6 juin. La colonne traverse Caen et se dirige vers Falaise puis Argentan. Les prisonniers sont requis à Argentan pour déblayer les ruines. Puis la pénible marche reprend et ils arrivent à Fresnes le 23 juin. Les hommes sont entassés dans de sinistres cachots et les interrogatoires et les tortures recommencent, notamment pour les résistants d'Arc -en-Ciel.
Les prisonniers vont connaître des fortunes très diverses. Arthur Collard est conduit un matin de juillet 1994 au Mont Valérien où il est fusillé.
Pour André Lebrun et Jacques Collard, les tourments ne sont pas terminés. Au début du mois d'août, ils avaient été transférés à la prison Saint-Gilles de Bruxelles. La débâcle allemande entraîne leur chargement à la hâte dans des convois à destination des mines de sel de Silésie. Mais le train est bombardé et doit faire demi-tour vers Bruxelles où les détenus sont maintenus dans les wagons. Les prisonniers décident de s’évader et se dispersent dans la ville. Ils sont libérés quelques heures plus tard, le 3 septembre 1994, par l'entrée des Alliés dans la ville.
On leur dit de laisser leurs affaires, ce qui n'est pas bon
signe. Lebrun reste seul. Il n'est pas du voyage. Monté sur les châlits, il se
contorsionne, parvient à glisser un regard à travers le vasistas. Depuis les
premiers coups de feu, il n'avait plus guère d'illusions, mais cette fois, c'est
une certitude : il aperçoit le corps du lieutenant Martin
, baignant dans son
sang.
MARTIN,
Georges. Né le 16 avril 1905 à Parcé (Sarthe). Marié, deux enfants. Lieutenant de Gendarmerie à Redon, muté dans le Calvados en février 1944 pour commander la section de Caen. Membre de l'Armée secrète puis des FFI en Bretagne (avec le grade de capitaine). Arrêté par la Gestapo à la caserne de gendarmerie de Caen le 28 mai 1944,
sur instructions venues de Rennes. Pourrait avoir quitté la maison d'arrêt de Caen au début du mois de juin 1944 et n'aurait donc pas été fusillé en cet endroit. Disparu.
Il y a aussi le docteur Derrien
, abattu l'après-midi, et qui horriblement
torturé quelques jours plus tôt, avait confié à André Lebrun : « T'en fais pas,
on est dans le bon, c'est pour bientôt. » Il y a le comte Guy de Saint-Pol
,
originaire d'Amayé-sur-Seulles, qui le matin encore servait la soupe aux
détenus. Abattu quelques heures plus tard. Il y a l'unijambiste inconnu qui
voulut mourir de face, tenta de saisir la mitraillette de son assassin. Fauché
par une rafale en pleine tête alors qu'il hurlait de toutes ses forces : «
Salaud, salaud ! »
Autre version selon page 57 de
Toujours dissimulé derrière sa cloison, le surveillant Jelot voit se poursuivre l'infernal manège avec un troisième et ultime groupe de prisonniers. L'homme placé en dernière position avance péniblement. Il a une jambe de bois*. Lorsque son tour arrive de pénétrer dans la courette, il est pris d'un mouvement de recul à la vue des corps de ses camarades et glisse. L'officier qui se tenait à ses côtés le saisit alors et lui tire une balle dans la tête avant de l'envoyer rouler sur le sol au milieu des mares de sang.
*André ROBERT
.
Né le 21 septembre 1915 à
Meuvaines
(Calvados). Célibataire. Cultivateur à
Longvillers.
Membre du réseau «
Alliance ». Arrêté à son domicile par la
Gestapo le 4 mai
1944.
Il y a les autres. Les exécutions durent toute la journée du 6 juin et une bonne partie de la nuit. Les survivants tapent contre les murs de leurs cellules pour faire les comptes. Le matin du 7 juin, quand on les embarque pour Fresnes, ils continuent, tente de chiffrer le nombre des disparus : quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-six, quatre-vingt-sept, plus encore... Ils ne savent pas.
On ne saura jamais.
Cinquante ans après, on ignore toujours ce que les Allemands ont fait des corps des fusillés de la prison de Caen. Il est généralement admis qu'ils furent transportés dans la campagne environnante - l'hypothèse de la forêt de Balleroy est souvent citée -pour y être enterrés.
7 juin. Le jour se lève sur une ville fantôme. Hébétés, les habitants s'extraient peu à peu des caves et des abris, errent dans les ruines comme des naufragés rejetés sur un rivage inconnu. Le désastre est trop soudain, le malheur trop grand : il y a moins de vingt-quatre heures, on annonçait les Anglais aux portes de la ville, on les avait aperçus au bout de la rue des Tilleuls. La libération, si longtemps attendue, si longtemps désirée, était à quelques centaines de mètres, à portée de main. Et puis le trou noir, le cauchemar. Très vite, l'incompréhension colle au désespoir : pourquoi cet acharnement à vouloir détruire Caen, à vouloir massacrer des vies innocentes et amies? Il y a des centaines de morts, des centaines de blessés, des milliers de sinistrés, dans une cité qui ne compte guère qu'une garnison de trois cents soldats allemands. Pourquoi donc cette injustice ?
Ce bombardement intensif avait pour but d'empêcher le passage des renforts allemands, notamment les blindés, en direction du front. Stratégie dont l'utilité soulève aujourd'hui encore bien des controverses parmi les Caennais. La capitale de la Basse-Normandie - surnommée « l'enclume de la victoire » par un historien britannique - ne fut donc libérée que le 19 juillet. L'artillerie allemande pilonna ensuite la ville jusqu'au 17 août.
Et si ça recommençait? Le feu qui dévore le centre attise la peur. A tout moment, la mort peut jaillir du ciel. Et ça recommence, et ça va recommencer jour après jour, nuit après nuit, semaine après semaine. Tandis qu'à quelques kilomètres, les
cloches des églises tintent joyeusement en l'honneur de la liberté retrouvée, que l'on danse sur l'air de la fraternité et de la reconnaissance, Caen s'enfonce dans un long, très long crépuscule de souffrances : la population émigre dans la campagne, se dirige en troupeaux vers les centres d'accueil ou se terrent comme des troglodytes au fond des grottes creusées dans les carrières de pierre. Il n'y a plus d'eau, plus d'électricité, plus de gaz. Le quotidien est cassé, fracassé, laminé. Plus rien ne va de soi : ni manger, ni dormir, ni même enterrer ses morts. Il n'y a plus qu'une seule routine : survivre.C'est la grande fuite. Sinistrés et paniqués, hantés par la perspective d'avoir à affronter de nouveaux bombardements, poussés par les flammes comme des animaux par un feu de forêt, les Caennais désertent la cité de l'indicible peur, s'écartent du périmètre de la mort. Des milliers d'entre eux s'arrêtent au nord-ouest de la ville, trouvent asile dans une sorte d'énorme forteresse de la sauvegarde, elle-même composée de trois monuments de la vie urbaine, jumelés par les murs et l'histoire locale : l'abbatiale Saint-Étienne, l'hospice du Bon-Sauveur et le lycée Malherbe.
Le plan ci-dessous est orienté différemment
Ce qu'on a appelé le « grand îlot sanitaire » de Caen naît ainsi, dans un déferlement de réfugiés qui s'engouffrent sous les portails, se répandent sous les voûtes historiques, s'éparpillent dans les travées, les couloirs, les salles, les classes et les bureaux, échouent sur des paillasses, et quand il n'y a plus de matelas, sur de la paille étalée à même le pavé. Comme dans une étable...
En l'espace de quelques heures, cette enceinte à trois têtes se transforme en un gigantesque camp de nomades. Arrachées à leurs maisons et à leurs habitudes, les familles reconstituent sur quelques mètres carrés un chez-soi précaire et dérisoire. Dans un va-et-vient continuel, elles ramènent valises, balluchons et quelques babioles sauvées de la catastrophe. Elles s'agitent, s'activent, s'installent sous le regard vide de vieillards prostrés, tandis que les gosses aux rires insouciants courent et slaloment entre les paquets. Les bombes n'ont pas seulement rasé les maisons, elles ont fait exploser les barrières sociales : riches et pauvres, nantis et démunis, se côtoient, se mélangent, affrontent à égalité la même épreuve. Ne demeure plus qu'un privilège, qu'un seul : celui d'être encore en vie.
Microcosme d'un monde chamboulé, fellinien jusque dans ses odeurs, cet univers baroque traîne dans son sillage toutes les extravagances, toutes les contradictions du genre humain : déchéance et dignité, abattement et vitalité, courage et lâcheté, folie et lucidité.
Avec effarement, l'abbé Lenormand, vicaire de l'église Saint-Étienne se rend compte que les centaines de Caennais qui s'entassent sur les bas-côtés de l'édifice croient en la parole du poète anglo-normand Robert Wace :
« Quand Saint-Étienne croulera,
monarchie anglaise disparaîtra... »
La rumeur s'est répandue comme une traînée de poudre : de ces deux petites lignes, de cette légende médiévale, les réfugiés de Saint-Etienne tirent une certitude stratégique : la Royal Air Force ne peut mettre en péril l'existence de son roi. Ils se raccrochent à ce fol espoir, trouvent une preuve évidente de leur conviction : le quartier de l'église a été épargné.
Entre le 10 et le 15 juin, la résistance locale et la préfecture parvinrent, en plusieurs tentatives, à entrer en contact avec l'état-major allié et lui demandèrent d'épargner l'îlot sanitaire Saint-Étienne. Des officiers supérieurs britanniques promirent de faire leur possible, et la promesse fut globalement tenue. LIRE ICI
« Que leur dire, si ce n'est que j'y croyais aussi ? » avoue aujourd'hui l'abbé Lenormand. C'est un curé de choc, qui officie à la dure. Parfois, les habitants matinaux le voient traverser l'aube blafarde. Aumônier de prison, il assiste les condamnés à mort avant leur exécution. A Saint-Etienne au moins, rien n'est perdu.
A Malherbe, où les postes sanitaires n° 1 et 2 ont finalement dû se replier et créer un hôpital complémentaire, les blessés reposent sur les grandes tables de marbre du réfectoire des lycéens. Au Bon-Sauveur, dans la salle de triage, c'est le spectacle abominable des chairs éclatées, mutilées, déchiquetées. La première semaine, le triage ne désemplit pas. On classe par ordre d'urgence, et on opère, on coupe, on scie. Il faut sauver.
Et quand on ne sauve pas, il faut enterrer. Les morgues de l'îlot sanitaire regorgent de cadavres : on a trop à faire avec les vivants pour se préoccuper des morts. Il y en a partout, dans les casiers, sur le pavé, alignés tels qu'ils sont arrivés, qui baignent dans leur sang, avec attaché à leur cou, un numéro d'ordre. Mais au bout de deux ou trois jours, l'odeur n'est plus tenable. Il n'y a plus de
cercueils - la « réserve » de cinq cents cercueils des pompes funèbres est partie en fumée - et les cimetières sont inaccessibles. On enveloppe les corps dans des housses de papier huilé - mais bientôt, ils n'auront plus rien que leurs vêtements -, on relève quand c'est possible l'identité des défunts et on les dépose dans de grandes fosses communes.« Ainsi, dit Bernard Goupil, j'eus à surveiller le transport dans la Prairie des victimes des premiers bombardements, jusqu'alors placées dans des classes du lycée, et qui se putréfiaient sérieusement. Tous ces cadavres furent emmenés dans une grande fosse, creusée près des tribunes du champ de courses. Il était important d'établir le plan et l'ordre dans lesquels avait lieu cet enfouissement pour permettre aux familles de faire exhumer les leurs ultérieurement. »
On enterre ensuite dans le jardin du lycée Malherbe. A la va-vite, entre deux alertes. LIRE ICI
« Un jour, se souvient l'abbé Lenormand, le sacristain m'annonce : inhumation à 15 heures. A l'heure dite, je me rends à la morgue, le corps était déjà parti. Je me rends dans le jardin, j'aperçois un rassemblement de personnes, je m'approche, et j'entends quelqu'un parler du Seigneur à voix haute. Quelqu'un avait pris ma place ! Je m'approche encore et je me rends compte qu'il s'agissait des obsèques d'un protestant. Je me suis contenté de présenter mes condoléances à la famille. »
Etonnante tour de Babel. Hantée par la mort, peuplée de souffrances, couverte de meurtrissures, elle grouille pourtant d'une vie intense, d'une vie en urgence. La nuit, dans l'église refuge, des couples font l'amour, trop peu sûrs d'avoir un lendemain.
Au sein d'une population hagarde, une poignée d'hommes et de femmes, quelques centaines, refusent de se laisser aller, de se laisser glisser. Resté en place après les inévitables « désertions », ce noyau dur d'irréductibles qui risquent leur peau pour sauver celle des autres, est éclaté, disséminé dans tous les secteurs indispensables à la subsistance de la cité martyrisée. On les trouve partout : à la Défense passive, à la Croix-Rouge, au Secours national, parmi les médecins, les sapeurs-pompiers, les infirmières, les ambulancières bien sûr. Mais également dans les services municipaux, ceux de la préfecture, dans l'église, à la police, aux Ponts et Chaussées ou encore au service du ravitaillement. Il faut héberger, nourrir, soigner quotidiennement des milliers de personnes. Il faut accoucher les femmes enceintes, trouver du lait pour les nourrissons, du carburant ou du combustible pour les véhicules, trouver du sang pour les transfusions également, alors qu'il en coule tant et tant. Il faut tenir la baraque, juguler le désordre, improviser, organiser, rendre possible l'impossible. Il faut sévir aussi, faire la police. Contre les tricheurs, les truqueurs, les voleurs : requis pour effectuer des corvées, des hommes valides refusent de bouger. Ils sont privés de repas. Du chirurgien au cuistot, de la religieuse au brancardier, de la blanchisseuse au mécano, c'est la course au miracle, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sans le moindre répit.
Opération-survie : le danger balaie les hiérarchies, bouleverse les valeurs, terrasse les préjugés. Soudainement peu recherchés, le pouvoir et l'autorité trouvent leurs vrais serviteurs, ceux qui n'ont pas déserté. De nouvelles et lourdes responsabilités se concentrent sur quelques caractères bien trempés. Sans considération d'âge ni d'ancienneté. Exemple :
Dès le 6 juin, Gilles Rivière devient le patron des Equipes d'urgence.
Membre de la Résistance, le
chef des Equipes d'Urgence de Caen, Adeline, était en mission dans l'Orne le 6
juin. (Note de MLQ: le docteur Adeline chirurgien-dentiste n'est pas cité
dans ce CD
comme membre de la Résistance !) Gilles Rivière, responsable de l'équipe des étudiants des facultés, prit
alors sa place, secondé par
René Streiff qui dirigeait jusqu'alors « les lycéens
Malherbe ».
Rien, absolument rien ne l'a préparé à affronter l'ouragan de feu qui s'abat sur Caen. Seule sa participation et celle de ses coéquipiers au sauvetage des victimes de la terrible « semaine rouge » de Sotteville-lès-Rouen quelque temps auparavant' lui ont donné sans qu'il le sache un avant-goût de ce qui l'attend maintenant.
Afin de désorganiser le réseau ferroviaire, l'aviation alliée bombarda l'importante gare de triage de Sotteville-lès-Rouen à plusieurs reprises en mai 1944. Les dégâts furent considérables et il y eut de nombreuses victimes.
Le 19 avril 1944 de 00H13 à 00H58, un bombardement de Rouen par les Alliés atteint de nombreux monuments emblématiques de la ville, faisant près de 900 victimes sur Rouen et son agglomération. Près de 6 000 bombes sont larguées sur l'agglomération, plus de 3 000 impacts dans la commune de Sotteville-lès-Rouen, plus de 500 à Saint-Etienne-du Rouvray et près de 300 au cœur de Rouen.
Mais pour le reste... « Nous autres étudiants étions évidemment plus habitués à manier bouquins et cahiers que pelles et pioches. »
Étudiants et autres, car les membres des Equipes d'Urgence proviennent de tous les milieux. Ils sont jeunes, incroyablement jeunes, se battent sur tous les fronts, affrontent tous les coups durs. Formidablement unis et solidaires, audacieux et débrouil
lards, ils font preuve d'un enthousiasme, d'une insouciance qui contrastent avec le désespoir ambiant. Physiquement plongés dans un bouillonnement d'atrocités, ils noient spleen, écœurements et répulsions sous un déluge de blagues et de fous rires. Le présent est à la barbarie, mais l'avenir leur appartient. Même si, pour certains d'entre eux - Pierre Favier« Un jour, raconte Gilles Rivière, un copain retrouve deux bouteilles de butane intactes dans sa maison détruite. Pour nous, c'était Noël : on allait pouvoir faire chauffer notre tambouille au PC du lycée. Mais comme on craignait de se faire confisquer notre trésor par un service officiel quelconque, on a eu l'idée de mettre les deux bouteilles sur un brancard et de les recouvrir d'un drap. On a fait le chemin à pied, devant des gens qui, sur notre passage, se découvraient et se signaient. »
Infatigables, ils partent en commando sur les lieux bombardés, et avec leurs pauvres outils de terrassiers s'attaquent à des montagnes de gravats. Bien entendu, ils éprouvent un sentiment d'impuissance devant l'énormité de la tâche à accomplir. Remuer des tonnes de pierre, de béton et de ferraille avec une simple pelle, cela vous rend tout petit. Mais ils ne se découragent pas : il y a les vies à sauver, les emmurés à dégager.
Il n'y a pas seulement le travail de déblaiement. Il faut brancarder les blessés sur des centaines de mètres et le plus souvent sur des civières de fortune jusqu'aux ambulances bloquées par les décombres. Lutter contre l'incendie qui continue de dévorer le cœur de la cité. Là encore, avec des moyens dérisoires.
C'en est presque risible. Tout le matériel des sapeurs-pompiers a été détruit par le bombardement. Ozounian, un étudiant de l'Institut de Chimie, parvient tout de même à bricoler deux motopompes et à les remettre en activité, mais les lances sont trouées de partout. Elles fuient tant et tant qu'il ne reste plus à l'extrémité qu'un ridicule jet d'eau.
Grâce au courage et à l'intelligence d'un ingénieur du service des Mines dénommé Fredy, le feu sera vaincu au bout d'une douzaine de jours : accompagné des membres des Equipes d'Urgence, de volontaires de la police ou de sapeurs-pompiers, Fredy s'approvisionne à plusieurs reprises en explosifs au dépôt voisin de Saint-Martin-de-Fontenay. C'est un « salaire de la peur » avant l'heure, car la route est constamment mitraillée et une seule balle dans la cargaison suffirait à tout faire sauter. Mais les convois passent. Fredy utilise en tout douze cents kilos d'explosifs qu'il dispose, seul, au plus près des flammes. Il fait sauter ainsi un par un les immeubles menacés par les flammes, fait le vide, affame le sinistre.
Pendant les heures de « répit », les équipiers d'urgence participent à l'accueil des réfugiés, récupèrent vêtements et tous objets utiles, se mêlent aux périlleuses expéditions pour le ravitaillement.
Dès les premiers jours de « la bataille de Caen », trouver de la nourriture devient une obsession et un sport dangereux. Pratiqué au quotidien. Chaque jour, des milliers et des milliers de repas sont servis dans les centres d'accueil : mille cinq cents à l'hospice Saint-Louis, quatre mille au Bon-Sauveur, mille cinq cents au lycée Malherbe.
C'est, cinquante ans après, le « calvaire » avoué de Chantal Rivière, à l'époque Chantal Nobécourt, responsable des équipes féminines d'urgence :
« A Malherbe, les gens étaient nourris en trois services successifs. A chaque fois, cinq cents personnes utilisaient les mêmes assiettes et les mêmes couverts. Sans les laver bien entendu. Pour moi, c'était le comble de l'horreur. »
Mais les assiettes sont garnies. Et le resteront jusqu'au dernier jour. Massacré par la guerre tout comme les humains, le bétail fournit de la viande en abondance. On installe même un parc dans les dépendances du Bon-Sauveur pour les animaux que l'on rapatrie des herbages. Ramassés par camions dans la campagne environnante, les produits laitiers ne manquent pas non plus. Les équipes d'urgence ont des vaches qui paissent dans la Prairie et qu'ils vont traire matin et soir pour approvisionner la biberonnerie du lycée. Il y a du vin et du cidre. Pour l'eau, par contre, il faut se débrouiller. Toutes les canalisations ont été détruites par les bombardements, des puits sont rouverts, remis en activité. C'est le temps des corvées de seaux.
« Franchement, ironise Gilles Rivière, on mangeait plutôt mieux qu'avant le débarquement. Car les vivres étaient bloqués,
ne disposaient plus de débouchés vers l'extérieur. On récupérait des tas de provisions, on raflait les réserves des épiceries en gros. Une fois, je me souviens avoir ramené avec un camion sept à huit tonnes de Livarot : on en a mangé assez pour nous en dégoûter jusqu'à la fin de nos jours. »De tous les témoignages, de tous les récits parus sur « la bataille de Caen », il ressort que le jeune chef - « D'abord, il n'y avait pas à proprement parler de chef, proteste celui-ci. On était tous dans la même galère et on avait autre chose à faire que de se soucier de l'organigramme du service. En fait, c'était l'inorganisation la plus totale. » - se montre d'emblée à la hauteur de la situation. On évoque son flegme, son sang-froid, son courage. On se souvient de son hospitalisation. Terrassé par un phlegmon à la gorge, il est« aux contagieux ». Survient le bombardement du 7 juillet, le plus terrible qu'ait connu la ville avec ceux du 6 juin. Gilles Rivière est debout, travaille toute la nuit à la tête de ses équipes : « Je n'avais plus rien, affirme-t-il, j'étais subitement guéri. Aujourd'hui encore, je ne comprends pas par quel miracle. »
Et il réfute en bloc tous les superlatifs pour ne revendiquer qu'une seule « qualité » :
« J'étais totalement inconscient. Et bien d'autres avec moi. Je n'ai pas peur de dire que ces journées terribles ont été les plus exaltantes de mon existence : j'avais vingt ans et la conviction de servir à quelque chose. De plus, j'avais une liberté d'action ahurissante. Nous étions totalement décrochés des servitudes quotidiennes. Je n'ai pas le souvenir, par exemple, durant ces deux ou trois premiers jours d'avoir réellement mangé, de m'être mis à table. On buvait un coup, on grignotait un morceau et on repartait. Enfin, j'avais la chance de ne pas avoir peur. Car l'héroïsme, le vrai, c'est de trembler et d'y aller quand même. J'avais un copain étudiant, Desprairies, qui était dans ce cas, qui crevait de trouille, et qui était volontaire pour les missions les plus dangereuses. Comme aller à Fleury sous les bombes, porter des médicaments aux réfugiés des grottes. Ça, c'est de l'héroïsme.
« Nos contacts avec la population étaient curieusement réduits au strict minimum, concède également Gilles Rivière. Manque de temps, toujours. Mais également le sentiment non avoué de ne pas vivre les mêmes événements ou tout au moins de ne pas les subir
comme la plupart des gens les subissaient pour diverses raisons humaines ou familiales. Ainsi, je me souviens que le 7 juin au matin, nous sommes allés visiter les abris qui existaient le long du canal et du bassin dans le quartier Saint-Jean. Nous avons appelé : pas de réponse. Craignant le pire, nous sommes descendus. Tout le monde était là, figé par la peur, refusant de sortir. Sur le coup, j'avoue avoir eu du mal à comprendre. »Secouristes en surface, secourus en sous-sol. Dès le premier bombardement du 6 juin, Chantal Nobécourt choisit elle aussi : « L'atmosphère avait été si angoissante, si oppressante dans l'abri que j'en suis sortie en me promettant que plus jamais je n'y retournerai. A partir de ce jour, j'ai préféré voir tomber les bombes. »
Elles vont tomber durant des semaines. Continuellement débordés, submergés par l'ampleur de la lutte à mener, les sauveteurs ne se préoccupent guère du sort de la bataille qui se joue aux portes de la ville. Ils captent les rumeurs de la foule ou bien écoutent parfois les bribes d'informations à la radio. Mais ce qui leur importe, c'est de savoir si les équipiers partis il y a quatre heures sont bien rentrés, si la voiture à bras espérée a pu être récupérée, si les occupants de l'immeuble ont bien été sauvés.
« Nous formions une sorte de clan, admet Chantal Rivière, grisé, dopé par les difficultés quasi insurmontables que nous devions affronter. Nous vivions dans un cercle très fermé. Ce chaos était presque notre chaos personnel et on ignorait complètement ce qui se passait à l'autre bout de la ville. »
Aux frontières de Caen. Là où les Anglais piétinent.
D'un seul élan ou presque, les Alliés s'étaient pourtant engouffrés sur les routes de la mer, avaient submergé Courseulles. Ouistreham ou Bernières. A l'aube du 6 juin, avant que ne commence leur calvaire, les habitants de la grande ville avaient plaint les plages de leurs vacances.
Source: chapitre II, pages 191 à 208 de ce livre. ajouts MLQ