Témoignage Jacques Kayser

Lundi 10 juillet

 

     La route nationale mène jusqu’à Caen (Note de MLQ: Jacques Kayser vient de Bayeux, 29 km au Nord-ouest de Caen). Aucune police de la route, aucun contrôle des papiers. Entre à Caen, c'est-à-dire encore sur le front, qui veut. Peu de convois. On avance très vite. Nous dépassons les hauteurs de Carpiquet où une action de tanks, il y a trente-six heures, nous avait arrêtés. Le combat a dû être rude. L'approche de la grande ville se signalait par l'abondance des maisons ; maintenant elle se signale par le foisonnement des mines. Nous passons l'« octroi ».

"Photo PAC" l'Octroi de La Maladrerie

 

    Nous sommes à Caen... en voiture. Nous y sommes arrivés sans avoir à faire de halte. Hier encore, les Allemands étaient là.

 

    Les rues sont jonchées de décombres, ravagées par des entonnoirs. Il faut avancer avec précaution : des soldats britanniques font encore sauter des mines. Les premiers habitants que nous rencontrons regardent passer leurs libérateurs - qui sont aussi les destructeurs - avec une expression bien différente de celle que je notais sur les routes entre Bayeux et Cherbourg. Là ils avaient déjà pris le pli, contracté des habitudes. Les enfants savaient faire le « V » et quémander bonbons et chocolat. Les contacts étaient des prolongements de dialogues ébauchés. Les habitants avaient acquis une technique et certains, sans doute, poursuivaient déjà un but.

 

    Ici rien de tel. L'expression des gens est ravagée, hallucinée mais soulagée. Des yeux rouges, des yeux qui reflètent encore des visions d'horreur et des saisissements d'angoisse mais, en même temps, des yeux qui savent dire « merci ». Une grande pudeur, une retenue dans les premiers contacts avec les Alliés qui n'exclut pas certaines accolades spontanées, le jaillissement de la libération.

 

    Pour nous, Français, c'est une succession d'hommages bouleversants. Ce ne sont pas les cris d'un enthousiasme superficiel et fabriqué, c'est quelque chose de profond qu'on nous offre. Ils nous attendaient, ils espéraient, ils nous aimaient. Ils nous considèrent, nous les hommes qui sommes partis et qui revenons, comme ceux qui ont le plus souffert et le mieux travaillé pour la France. C'est stupéfiant. Nous leur devons tout, nous devrions nous incliner devant eux... et cependant, malgré nous, contre nous, en dépit de ce que nous leur disons, il y a, de leur part, vers nous, une montée de reconnaissance qui me bouleverse et dont je ne me sens pas digne. Je ne peux répéter ici toute la gentillesse des propos qui m'ont été tenus, dans leur simplicité touchante. Ce sont les phrases les plus banales, dites avec un sourire mouillé de larmes. Ce sont les mains serrées avec les vibrations de l'émotion. Ce sont des encouragements et des remerciements, comme si nous avions, nous, à être encouragés, comme si nous avions à être remerciés.

 

Nous nous arrêtons devant le lycée Malherbe qui forme avec l'hôpital Saint-Sauveur et l'Abbaye-aux-Hommes un vaste ensemble architectural solide et miraculeusement intact.

 

 

Sur cette place étroite et profonde, beaucoup de monde. Dans quelques minutes, ce sera la première montée des couleurs.

 

Place du Lycée

 

 Je me présente à Daure , le nouveau maire (Note de MLQ: non le préfet du Calvados), et tout de suite je sens la valeur humaine des hommes de la Résistance, la compréhension qu'ils ont des questions qui se posent à eux ; je mesure la différence qui sépare un homme engagé dans l'action, comme c'est le cas de Daure, et l'homme qui vit dans l'administration. Le chef régional de la Résistance, le capitaine Gille , est un de mes camarades : il me réserve un accueil sympathique. Tout en donnant ses ordres, il me met au courant de la situation et nous parlons du travail à accomplir. A chaque instant, on vient le trouver avec respect. Il répond lucidement, brièvement. Un claquement de talon, un salut... et l'ordre sera exécuté.

 

Il y a eu, il y a encore à Caen une résistance organisée, militarisée. Elle est l'âme de la ville. Elle s'impose à elle. La ville est dirigée, les ruines sont déjà vengées.

 

    J'entre au lycée Malherbe. Les couloirs, les pièces, les classes, le cloître, tout est occupé par les réfugiés de la ville. Plus de dix mille personnes sont là depuis des jours, blotties les unes contre les autres, couchées sur de la paille, entourées de quelques objets usuels ou précieux qu'elles ont pu arracher à la destruction. C'est là que je note les sentiments les plus touchants à mon endroit. Des vieilles femmes, des jeunes femmes tenant des bébés dans leurs bras, des vieillards, des anciens de la guerre de 14, tous s'approchent de moi, me regardent avec des yeux de tendresse, font cercle quand je m'arrête et, loin de se plaindre, parlent de leur libération et de la France... Et souvent aussi de De Gaulle. Car on sait ici enfin qui est de Gaulle ; on parle de lui ; les drapeaux portent la croix de Lorraine ; on est gaulliste parce qu'on a la foi, parce qu'on a souffert.

    C'est l'heure de la cérémonie. La foule est nombreuse. Un commandement, un silence que ne domine pas le bombardement continu et tout proche, car les Allemands tirent sur la ville. Un soldat, avec peine, fait lentement monter les trois couleurs à la hampe d'un lampadaire. Elles se déploient. La croix de Lorraine se détache sur le blanc. Le drapeau ne sera pas hissé jusqu'au sommet. Il restera en berne car il y a trois mille morts au moins dans la ville. La Marseillaise éclate, sombre, déchirante, vengeresse. Une Marseillaise qui est un acte et que chacun lance avec sa foi. Une Marseillaise qui est une promesse de solidarité dans la détresse. Des gens sanglotent. Et les cris de « Vive de Gaulle », « Vive la France », jaillis avec une intensité dramatique, montent de cette place où sont groupés ceux qui ont le droit de parler ; ces cris, en imprégnant les ruines de Caen, leur confèrent leur juste symbole.

Photo collection Jean-Pierre Benamou avec son aimable autorisation  Remarquez le drapeau à mi mât

Voir à la fin de ce film la cérémonie

    J'avance un peu dans la ville, dans ce qui fut la ville. C'est indescriptible. Il y a des blocs entiers qui se sont effondrés en un amas informe. Il y a des maisons, coupées en deux, qui offrent aux regards des passants le contraste entre la désolation et la paix : une petite chambre bourgeoise avec le fauteuil et sa housse, une armoire à glace brillante, un parquet ciré qui surplombent le chaos. Il y a des maisons qui tombent en cascade. Il y a des maisons sans façade et des façades sans maison. Il y a des rues dans lesquelles on ne peut plus pénétrer parce qu'il n'y a plus de chaussée. Il y a le ravage de l'incendie et l'écrasement du bombardement. Mais, par-dessus tout, maintenant, il y a la liberté et ces gens qui marchent dans la ville, qui remplissent des missions, qui commencent à se rendre compte qu'ils peuvent impunément regarder, interroger, sortir, ces gens qui subissent encore l'épreuve de la guerre parce que l'ennemi bombarde, tous portent en eux la dignité d'hommes libres ; ils ont le soulagement d'hommes qui se sont vengés, la confiance que leur détresse n'est pas une détresse vaine. Caen-la-martyre n'est pas Bayeux-l'opulente bourgeoise, ni même Cherbourg-l'incertaine. Caen-la-martyre irradie la France.

    Nous traversons l'hôpital. Tous les yeux des malades, lorsque nous passons, convergent vers nous. Des sourires, souvent, se dessinent, marqués comme des rictus. On me conduit vers un vieillard encore solide, une espèce de colosse.

 « Un Français ! Oh ! mon capitaine. Je serre la main d'un Français! »

 Et il éclate en sanglots:

 « C'est impossible. Ils me l'ont tué. Pourquoi, Monsieur ? Mon fils, il était à côté de moi. Ils ont arrosé la ville. Il n'y avait plus de Boches. Mon fils voulait sacrifier sa vie à son pays. Je comprenais. Mais pas comme ça ! »

    Il n'avait pas de haine contre les Alliés, cet homme, mais une colère indignée contre le bombardement jugé inutile. On m'a tenu souvent des propos semblables : lorsque les Alliés ont détruit Caen, les troupes allemandes n'y stationnaient plus. Indispensable, le bombardement n'aurait pas soulevé de protestations. Mais à tous les habitants avec qui je me suis entretenu de la question, il a paru gratuit, comme une sécurité supplémentaire, un luxe de précautions. La mort de centaines et de centaines de civils, l'anéantissement d'une grande ville ont été le prix, connu à l'avance, de cette sécurité totale que le commandement allié recherche et qu'on ne trouve jamais dans une guerre.

    Quelqu'un m'a dit, dans les ruines: « Puisse l'exemple de Caen protéger les autres villes de France !» Quand on parle à des soldats ou à des officiers alliés, quand on les observe devant le spectacle de la désolation, on sent qu'ils reconnaissent leur responsabilité, qu'ils s'interrogent eux-mêmes avec malaise et ne parviennent pas à répondre à la question :« Était-ce vraiment nécessaire ? »

Note de MLQ: pour les bombardements de Caen lire

    Nous sommes reçus par une des infirmières-chefs, Mme Socrate Bouillon. Son mari, frère de Franklin et de Voltaire, agonise. Elle me demande de lui dire quelques mots d'encouragement en anglais. Dans une arrière-salle de l'hôpital, on improvise un rapide déjeuner agrémenté d'une vieille bouteille de pommard et d'une bouteille plus récente de champagne. Nos levons souvent le verre à la France, à la liberté, à la victoire. Aujourd'hui, dans ce cadre et sur ce fond d'horreur, ces mots, prononcés par les infirmières et par les hommes de la Résistance, dépassent le symbole qu'ils représentent pour atteindre la réalité. Mon voisin, porteur du brassard à croix de Lorraine, revient d'avoir fait le coup de feu. Il sort de sa poche un cigare : «Je le gardais depuis trois ans pour aujourd'hui. C'est mon dernier. » Il fume avec volupté, les yeux mi-clos, esquissant un sourire.

    Je prends contact avec les futurs animateurs et rédacteurs du journal dont je souhaite hâter le démarrage. Il paraîtra demain ou après-demain. Je suggère pour titre : Liberté de Normandie.

    En accompagnant un correspondant de guerre allié à la préfecture, je croise le lieutenant Georges , le second du capitaine Gille, qui dirige un petit groupe d'hommes armés à brassard, marchant à belle allure. Georges a obtenu l'autorisation d'aller nettoyer un quartier du port où des snipers persistent à tirer. Il a réuni une quinzaine de volontaires. Il marche en tête, les gants blancs en évidence, serrés entre son ceinturon et son uniforme noir.

Jusqu'à présent, ces hommes avaient combattu clandestinement, dans les guérillas. Pour la première fois, ils paraissent en public, attaquent l'ennemi en face : ils n'ont plus à se cacher.

    Je sers d'intermédiaire entre les correspondants de guerre qui arrivent les uns après les autres et Daure (Note de MLQ: confusion il doit s'agir de Joseph Poirier ), le préfet, le capitaine Gille et d'autres personnalités susceptibles de satisfaire leur curiosité. Je crois leur avoir été utile et je me rends compte que je dois désormais m'acquitter de l'essentiel de ma mission. Il faut que je me trouve dans les villes au moment de leur libération.

Mardi 11 juillet

    Dans la camionnette mise à ma disposition par le major Kelly, d'Arromanches je retourne à Caen avec Janine Serreulles et Antoinette Michel. Après Carpiquet, les Allemands tirent encore depuis les coteaux à l'extérieur de la ville. Les soldats se jettent à plat ventre sur les bords de la route mais le bruit du moteur nous oblige à l'inconscience et jusqu'à Caen nous ne savons pas si le prochain obus ne nous est pas destiné.

    A Caen, je prends tout de suite contact avec Gille et les futurs animateurs du journal. Je présente Janine et Antoinette. Des tâches sont confiées à mes collaboratrices qui passeront leur journée à des conversations et à des enquêtes dont nous enverrons le compte rendu d'urgence à Londres, pour la diffusion. Elles iront comme moi dans la ville bombardée, traverseront des quartiers morts, secoués soudain par une rafale ou un coup isolé. Pendant que nous délibérons avec Gille, la maison voisine est touchée.

    Après le déjeuner, raid aérien et tir violent de la DCA. Un avion allemand pique verticalement, heurte le sol d'où rebondit une épaisse fumée noire tandis que, haut dans le ciel, un parachute translucide semble encore presque immobile. Quelques secondes après, une longue traînée de flammes, une trajectoire qui se détend rapidement : c'est la chute d'un deuxième appareil ennemi.

    Ma journée avait débuté par une visite à l'hôpital, au lieutenant Georges qui, hier, partait avec des camarades à la recherche des snipers dans le port. On l'a ramené avec deux balles dans le corps.

 « Et les autres ? », demande-t-il à Gille qui m'accompagne.

 L'un d'eux est tué (Note de MLQ: il s'agit de Robert Castel  . Georges se raidit pour ne pas pleurer.

« Quand est son enterrement ? J'irai, je peux marcher ; je veux y aller. »

 Il explique comment ils sont tombés dans une embuscade, comment ils ont tiré jusqu'à l'épuisement de leurs munitions. Il raconte comment il a ramené le cadavre d'un de ses hommes, comment le fusil mitrailleur s'est enrayé et comment, enfin, il a été possible de décrocher. Mais, déjà, Georges songe à l'avenir et à la reprise de l'action.

    Dans le même hôpital, nous nous dirigeons vers la salle des blessés sans espoir. Gille se penche sur le lit d'un de ses meilleurs lieutenants, Sauvage. Sauvage râle déjà. On n'aperçoit de lui qu'un morceau de visage décomposé, d'un visage qui fut, il y a peu de temps encore, celui d'un homme robuste. Gille s'en approche aussi près qu'il le peut ; et d'une voix lente, forte malgré l'émotion, il scande:

 « André, entends-moi. André, écoute. Au nom du général de Gaulle je te remets la croix de la Libération. »

    Sauvage a-t-il compris ? Pas un mouvement. Mais un long râle et soudain, après que Gille a accroché le ruban avec des hésitations nerveuses, une main, que pare une triste alliance, tâtonne et tout à coup se crispe sur la décoration. Nous sortons les larmes aux yeux. (Note de MLQ: André Sauvage n'est pas dans la liste des victimes ?)

    Je passe les multiples entretiens que j'ai eus au sujet du journal avec le préfet, avec Courcel qui le seconde, avec Coulet , avec les gens des Civil Affairs pour les questions de censure. Il n'y a pas de difficulté essentielles.

    L'auto dans laquelle nous déjeunons, à côté du lycée, devient immédiatement le lieu vers lequel confluent jeunes et vieux : au dialogue qui s'engage, nous ajoutons une distribution de bonbons, de chocolat, de biscuits, même de chewing-gum... tant que nous en avons. Toujours les mêmes propos:

« Comme on est content ! »,

 même si les yeux sont rougis par les pleurs. Un petit gosse, bonne frimousse de séducteur, me demande presque suppliant:

 « Est-ce que j'irai bientôt en Angleterre? On y sera bien. »

Je n'entends pas ici parler ravitaillement : ces graves soucis sont le fait de ceux qui, ayant à manger, peuvent se préoccuper de leur ventre, des gens de Bayeux ou des riches fermiers !

    Pendant une heure, accompagné par un des administrateurs du journal, j'essaie d'avancer dans ce qui fut Caen, de passer par la rue Saint-Pierre et la rue Saint-Jean que barrent les écroulements et les entonnoirs. Je ramasse quelques pages noircies de fumée, échappées d'un livre. C'est la page 414 d'une histoire d'Angleterre consacrée à l'année 1759. J'y lis ces lignes:

 « La plupart des maisons étaient des ruines, mais les murs et les parapets n'étaient nullement endommagés. »

    Vers 14 heures, le boulevard des Alliés n'est pas moins sinistre qu'au cours de la matinée. C'était le cœur de cette ville active. Ici, des rideaux de fer battent sans fin, lamentablement, ne protégeant plus rien. Là, des fumées se dégagent encore. Je prends une photo : dans mon champ de vision je n'aperçois qu'une seule personne - ce qui accentue l'impression de désert.

J'essaie d'atteindre l'ancienne Kommandantur près du champ de courses.

 

A droite les ruines de l'hôtel Malherbe, siège de la Feldkommandantur 723.

 

Mais la sécurité veille : on me conseille la prudence. Un sniper invisible tire de temps à autre. Une femme a été tuée il y a peu de temps. Je m'avance hors de l'angle habituel de tir ; devant la masse sombre des bâtiments camouflés et détruits, je vois enfin, au sommet d'une colonne blanche, la statue dorée de la Victoire (Note de MLQ: il s'agit du Monument aux Morts de la guerre 14-18) : elle est très laide, sans doute, mais elle dessine un essor triomphant sur la ville qui, parce qu'elle est libre, commence à sortir de l'agonie. Nous quittons Caen assez tard, sur une vision burlesque : un petit gosse salue les voitures, déguisé en peau-rouge - sans doute son dernier jeu, sa dernière richesse.

    Je reste d'une admiration stupéfaite devant le courage des habitants de Caen. Tout à l'heure, un homme passant devant une Jeep a sorti d'un sac une assiette intacte et a éclaté de rire en disant aux soldats qui le regardaient:

 « C'est tout ce qui me reste ! »

    Aujourd'hui, c'est le renouveau de la liberté. Mais que sera demain ? Après les miracles de foi et d'espérance, ce sera l'accoutumance. Demain on aura réfléchi, mesuré, comparé, calculé. On ne sera plus dans la fièvre de la bataille, dans la joie du retour à la vraie France, dans tout ce qu'apporte de nouveau et d'exaltant cette libération achetée à un tel prix. Quand les esprits seront démobilisés, qu'après l'œuvre de ces derniers jours viendra l'interminable chaîne des épreuves sans espoir immédiat des prochains mois, quelles seront les réactions, quelles seront les attitudes ? Aujourd'hui, deux éléments favorables jouent. D'abord, le retour à la liberté ; il faut avoir vu les habitants de Caen se libérer pour comprendre vraiment que « liberté » n'est pas un mot abstrait : l'euphorie d'une respiration retrouvée après une asphyxie, voilà ce qui stimule les Caennais, enfants comme adultes. Tous les écrasements, toutes les annihilations ne changeront rien à la primauté de cette respiration. A part le Français de l'hôpital, je n'ai pas entendu une seule personne se lamenter:

 « Pourquoi lui ? Pourquoi pas moi ? Que n'ai-je moi aussi disparu avec les miens dans ma maison ? »

    Non, même celui qui a tout perdu, celui qui reste seul au monde, seul dans une solidarité qui ne sera que précaire, celui-là dit aussi sans forfanterie et sans défi :

« Je suis content d'être ici, je suis content de vivre ces journées. »

    Et puis, entre tous, n'existe-t-il pas, inavouée mais puissante, une émulation dans le malheur qui crée une émulation dans la dignité ? Chacun sait qu'il a été plus cruellement atteint que l'un de ses voisins et moins cruellement qu'un autre. D'où, par rapport au premier, un certain sentiment de fierté et, par rapport au second, la volonté de « tenir le coup » aussi bien que lui? Personne ne dit:

« C'est à moi que le pire est arrivé. »

    Dans sa détresse, chacun trouve encore qu'il y a des détresses plus profondes que la sienne.

    Quels problèmes pour demain ? Problème local et régional, national et international. Problème social et moral. Si Caen ne pouvait être qu'une exception effroyable ! Mais déjà on sait que Saint-Lô présente un aspect analogue et rien n'indique que les Alliés vont modifier leur tactique impitoyablement inhumaine. Caen va partir de zéro : l'égalisation sociale y est faite, le fameux nivellement par le bas. Oui, mais à trente-cinq kilomètres, à Bayeux, pléthorique, les toits sont sur les maisons et les joues des enfants sont éclatantes de santé. Oui, mais si, dans les campagnes, on sait enfin ouvrir les bras, les conditions seront tout de même trop dures pour les habitants des villes. Les inégalités sociales s'aggraveront. Elles n'auront plus pour base les inégalités de naissance, d'origine, de classe, mais le hasard des champs de bataille, les fluctuations du front, d'un croisement de routes, d'un nœud ferroviaire. Vont-elles ajouter encore à la tension qui oppose les centres urbains à l'individualisme cossu des paysans ?

    Tard dans la soirée, auprès d'une petite lampe à essence, avec Janine Serreulles et Antoinette Michel, je rédige des articles et des notes que nous enverrons demain à Londres par l'intermédiaire d'un étrange correspondant de guerre à monocle qui, j'en ai l'impression, fait sans doute ses articles à l'hôtel. Je ne l'ai vu à Caen ni samedi, ni dimanche, ni lundi. Il n'a pas assisté à la cérémonie du lycée Malherbe et n'a pas eu de contact avec le nouveau préfet. Sans doute réunira-t-il ses chroniques qu'il « téléscripte » chaque jour sous le titre Choses vues... par les autres ou Ce que les autres ont v

Jeudi 13 juillet

    Vers la fin de l'après-midi, je file sur Caen. Le premier numéro de Liberté de Normandie est paru.. Solide à lire, propre. Mais un journal en miniature. Une atmosphère plus lourde pèse sur la ville, toujours bombardée. Des convois de réfugiés sont dirigés sur les secteurs tranquilles du territoire déjà libéré ; la misère profonde apparaît sur beaucoup de visages et le rayonnement de la joie s'atténue.

    Un obus tombe place du Palais de justice. La voiture de Courcel est endommagée et son chauffeur blessé. Après des soins sommaires à l'hôpital, je le ramène dans ma voiture jusqu'à Bayeux.

Vendredi 14 juillet

    Je pars à l'aube pour Caen. Arrivée dans la ville plus déserte, plus morte que de coutume. Les premières conversations m'indiquent que la nuit a été cruelle ; les Allemands ont poursuivi leur bombardement, faisant des victimes. Le havre de salut - l'abbaye, le lycée et l'hôpital - a été touché. Les salles de chirurgie sont détruites. Les réfugiés, parqués là comme ils devaient l'être au Moyen Age et qui, jusqu'à présent, avaient échappé aux coups directs, deviennent maintenant une cible.

    Je contemple longuement la façade intacte de l'abbaye et ses deux longs clochers, défis pacifiques à la rafale. Ils n'ont pas une égratignure. Seules s'aperçoivent les échancrures dessinées et sculptées par les hommes, les ouvertures aménagées par eux pour l'élégance et la beauté du monument. Mais deux obus ont percé la toiture du transept. L'immense nef a été violée, maculée. Elle offre le même spectacle que celui de la ville dont elle avait été l'abri exceptionnel. Il n'y aura pas d'immunité.

    Une sobre prise d'armes, à la caserne de la rue Caponière, est plus émouvante par tout ce qu'elle évoque d'héroïsme, de périls et de misère humaine que par les mots et les gestes trop classiques. Ils sont là, quelques gendarmes, quelques engagés en uniforme, quelques hommes de la Résistance. Pas de clairon. Une sorte de transition entre le clandestin et l'officiel. Le colonel de Chevigné décore de la croix de guerre Gille, Georges et trois autres de leurs camarades. En quelques instants, la cérémonie s'est déroulée comme un élément de la vie dramatique de Caen avec laquelle elle s'est confondue.

"Source: Photo collection Jacques Vico" Avec un casque, à gauche, Léonard Gille, le bras en écharpe Georges Poinlane et René Duchez à la caserne Lorge, le 14 juillet 1944.

Lundi 17 juillet

 Je pousse avec mon adjointe mes enquêtes auprès de la Résistance, à la mairie et à la préfecture. Je veux en effet, dans la soirée, parler de Caen aux correspondants étrangers. Il y a à dire, il y a à faire.

Je rejoins Gille chez « Marraine », la bonne Marraine de la Résistance, où il achève de déjeuner. Peu de temps après mon arrivée, une porte s'ouvre, un cri : «Janine! » Une femme arrive, mal vêtue, les yeux étincelants, le cheveu en bataille. Elle dit quelques mots et s'enfuit dans la pièce voisine pour laisser éclater son émotion. C'est une des grandes héroïnes de la Résistance. Partie en mission dangereuse, elle était depuis huit jours coupée de ses amis de Caen et elle vient de traverser les lignes allemandes. Elle pose des questions. On lui en pose. Questions sur les camarades, sur les documents à l'abri, sur l'ennemi. Elle confirme qu'il ne reste que peu d'Allemands à Vaucelles, de l'autre côté de l'Orne, et elle s'étonne, comme tous les Caennais, qu'une action n'ait pas encore été entreprise pour libérer ce faubourg, dégager Caen d'une étreinte toujours inquiétante et chasser les Allemands de ces positions d'où chaque nuit, et souvent chaque jour, avec impunité, ils bombardent la ville. On a accepté les bombardements alliés qui ont anéanti Caen alors même que les Allemands n'y maintenaient plus que quelques patrouilles, on ne comprend pas aujourd'hui que les Alliés tolèrent ces tirs qui font une dizaine de tués par jour. Un assaut d'infanterie ou une action de la RAF devraient pouvoir les faire cesser.

Comme il est difficile, même à la préfecture, d'obtenir des renseignements utiles, précis ! Un exemple, entre autres : j'interroge le commandant B..., un agrégé, officier de liaison du préfet :

- Quelle est la situation sanitaire ?

- Elle est catastrophique.

- Y a-t-il des épidémies ?

- Non.

- Alors, qu'y a-t-il ?

        - Il n'y a pas d'eau et cela peut entraîner des épidémies.

Voilà comment naissent des propos alarmistes ; voilà comment on s'attire des démentis désagréables.

Comment va-t-on résoudre tous les problèmes qui ont surgi : celui de la fourniture du gaz, de l'électricité ? L'aide des Civil Affairs est appréciée mais il faudra du temps, un très long temps, avant que les usines puissent repartir. La situation alimentaire est bonne mais on se plaint du manque de vêtements et surtout de chaussures. La plupart des civils n'ont plus que le costume, les chaussures qu'ils portaient au moment de l'incendie, du bombardement. Et les gars de la Résistance, les fonctionnaires municipaux, me montrent, à leurs talons et à leurs semelles, combien sont destructrices les marches inévitables dans les décombres et les ruines.

En de nombreux points de la ville, des machines américaines charrient les pierres accumulées, les déplacent, les nivellent. Le déblai est rapide mais il est aveugle. Trois mille personnes gisaient sous les décombres, sept cents corps ont été jusqu'à présent retrouvés. Les autres ? Les machines, achevant l'œuvre des bombes et de la putréfaction, les amalgameront à la terre et Caen sera construite sur ses martyrs.

J'entre dans l'Abbaye-aux-Hommes, vidée de ses réfugiés qui, couchés sur de la paille, y dormaient, y mangeaient, y vivaient, avaient trouvé là un refuge. A travers cette immense nef à l'équilibre austère, un peu de ciel bleu apparaît ; sur le sol, des pierres et des débris. C'est la trace d'un obus. On charge dans une voiture à foin traînée par un cheval la paille sur laquelle couchaient les réfugiés.

Vers Carpiquet, ravagé, à la lisière d'un vaste aérodrome entouré de carcasses de hangars mais dont la piste ne semble pas avoir souffert, je m'arrête au PC d'une division écossaise (Note de MLQ: la 15th (Scottish) ID) qui espère atteindre Evrecy dans la journée. Je me présente à G2 (Note de MLQ : un officier d'Etat Major). Accueil très aimable.

Jeudi 20 juillet

    A Caen, nous apprenons que le préfet prend officiellement possession de Vaucelles, libéré hier. Pour nous y rendre, nous traversons le quartier du port, plus ravagé, plus en désordre que les autres, si c'est possible. Des ponts ont déjà été jetés sur l'Orne : c'est une étonnante réussite car les plus lourds camions peuvent les emprunter. En traversant Vaucelles moins définitivement détruit que Caen, j'arrive à grand-peine sur le lieu de la cérémonie comme elle vient de s'achever. Mais je peux parler avec quelques personnes qui nous disent spontanément ce que disaient les habitants de Caen le jour de leur libération : leur haine de l'Allemand.(Note de MLQ: cérémonie au grand calvaire du Cygne de Croix rue de Falaise/Bd Leroy avec le préfet Pierre Daure , le président du Comité de Libération Léonard Gille , Joseph Poirier , maire par intérim et des officiers des Civils Affairs)

    Nous montons à l'étage supérieur d'un petit immeuble d'où on découvre un panorama de Caen. C'est curieux comme, à distance, cette ville ne semble pas avoir été touchée par la guerre. Il faut un effort d'attention pour se rendre compte de l'immensité des destructions. Car, de l'Abbaye-aux-Hommes à l'Abbaye-aux-Femmes,(sic!) entre ces clochers debout comme autrefois, Caen, qui n'existe plus et ne vit plus, semble toujours exister.

    Nous retournons à Caen. Par des rues déblayées, nous arrivons à l'Abbaye-aux-Femmes,(re-sic!) peu touchée et à laquelle on devrait éviter la restauration pour qu'elle offre toujours l'émouvant spectacle de ses mutilations. Nous redescendons par la grand'place où se dresse la statue de la Victoire. (Note de MLQ: Le Monument aux Morts de la guerre 14-18)

    J'ai déjà dit, mais incomplètement, le cadre où elle se trouve. Incomplètement parce que je n'avais pu la contempler de face, les snipers cachés dans le champ de courses tirant sur les passants.

La tribune du champ de courses, en arrière plan l'hôtel Malherbe, siège de la Feldkommandantur 723.

    La colonne a reçu bien des coups mais elle a tenu. La statue dorée est intacte. Mais, tout autour de la place, c'est la désolation. Il n'y a pas que la Kommandantur qui se soit écroulée : tous les autres bâtiments ont subi le même sort. Ainsi seule la Victoire a survécu : la Victoire est là.

    Je vois longuement le préfet, très professeur, d'un sens moral et civique très élevé. Aura-t-il l'autorité nécessaire ?(Note de MLQ: Pierre Daure .

 

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et

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