CAEN  6  JUIN  1944

 

Il s'agit de larges extraits de ce livre: La bataille de Caen  6 juin-15 août 1944 vue au jour le jour de Joseph Poirier , Caron à Caen, 1945.

Joseph Poirier 3ème adjoint au maire, directeur urbain de la Défense Passive.

 

 

Caricature publiée dans le Journal de Normandie du 24 mai 1940

 

            CAEN, la capitale de la Basse-Normandie, CAEN, la ville aux clochers, CAEN, l'ATHENES normande, CAEN n'est plus ! Soixante-cinq jours d'une bataille terrifiante où les bombardements se sont succédés à une cadence ininterrompue ont transformé notre malheureuse ville en une immense nécropole, et anéanti les trois-quarts de ses habitations.

 

            Est-il possible, après avoir vécu ce cauchemar, d'en faire un récit fidèle ? Chaque journée vécue dans la tourmente ne mériterait-elle pas à elle seule que son histoire fût écrite ? Que de douleurs, d'atrocités, de morts, mais aussi que de dévouement, d'héroïsme et d'abnégation ! Combien je me sens impuissant à faire une description, si brève soit-elle, de ces journées effroyables, où j'ai vu sous mes yeux s'anéantir cette ville à laquelle tant de liens m'attachent, mourir tant d'amis, souffrir tant de malheureux, pleurer tant de mères !

 

            Rien ne laissait prévoir la soudaineté de l'attaque. Nous savions bien que la délivrance approchait, que l'heure de la libération sonnerait, mais égoïstement nous pensions que les opérations de débarquement s'effectueraient ailleurs et que notre région serait épargnée comme elle l'avait été miraculeusement en 1940. La Providence en avait décidé autrement. Le Calvados et la Manche devaient être le théâtre d'opérations uniques dans l'histoire : le débarquement des armées britanniques et américaines, la conquête de la fameuse forteresse Europe, qui depuis quatre ans, subissait le joug allemand.

 

            Ma mémoire est restée assez fidèle. Quelques notes jetées rapidement vont me permettre d'évoquer cette période hallucinante, mais je m'excuse du style décousu que va revêtir mon récit. Appelons-le, le carnet de route... d'un de ceux qui sont restés.

 

6 Juin

            Je suis réveillé vers deux heures du matin par le bruit sourd et lointain d'une canonnade assourdissante. Qu'est-ce ? Nul doute n'est possible. II se passe vers les côtes des événements nouveaux. Sont-ce les batteries de la côte qui tirent ? Sont-ce des bombes d'avions dans le lointain ? Ne serait-ce pas le débarquement ? Des avions rôdent et les sirènes d'alerte retentissent. C'est la 1.020e alerte. Celle qui ne devait jamais avoir de fin... Je me lève et me rends à mon poste de commandement de la Défense Passive (DP), dans l'abri sous le Commissariat Central.(Note de MLQ: à l’angle de la rue Auber et de la place de la République dans l’Hôtel de Ville)

                     

    Agrandissement du portail d'entrée.              Localisation du PC central de la DP

 

             Je fais l'appel des secteurs qui font eux-mêmes l'appel des îlots. Tout le monde est à son poste. La population réveillée assiège les boulangeries... C'est le débarquement tant attendu ! Les Boches décrochent. Déjà ! et vraiment on a le sourire ; on se figure que tout va se passer sans douleurs. Vers 7 heures du matin quelques bombes tombent du côté de la gare. On me signale un tué et deux blessés. Puis la matinée se passe dans le calme, mais dans le lointain c'est toujours la canonnade par les centaines de pièces d'artillerie des bateaux de guerre alliés.

 

            Je déjeune rapidement car j'ai la sensation que des événements nouveaux vont se produire. Je rejoins mon P. C., où mon ami T..(Note de MLQ: Tardif). est déjà arrivé. Depuis les premières heures de la matinée, il est à mes côtés. II ne me quittera pas pendant les 65 jours de la bataille. Combien je lui suis reconnaissant de l'appui qu'il m'a donné et de l'aide fraternelle que j'ai trouvée près de lui. D'un courage exemplaire, d'un cran au-dessus de tout éloge, il me secondera dans ma tâche, me relèvera le moral et sera prêt à toutes les besognes, avec une modestie totale et un sens de l'autorité et de la responsabilité bien rare à l'heure actuelle. Je lui dois tant !

 

            Les avions anglais ne cessent de rôder au-dessus de la ville, quand, à 13 heures, une formation importante de bombardiers lance ses bombes sur les quartiers centraux de la ville. C'est le premier bombardement d'une violence inouïe. Les Caennais sont abasourdis ! Un nombre invraisemblable de bombes tombent dans le quartier de la Banque de France, rue Saint-Louis, rue Saint-Jean, rue de Geôle, boulevard des Alliés... Des secteurs, on me prévient par téléphone spécial, mais déjà je suis coupé sur trois lignes : place Saint-Gilles, place Courtonne, rue des Chanoines, rue Basse, rue du Vaugueux, place Blot, au jardin des Plantes, les équipes de la D.P., aidées des équipes d'urgence de la Croix-Rouge et des équipes nationales se rendent sur les lieux sinistrés. II y a beaucoup de morts et de blessés. C'est une consternation générale devant la soudaineté de l'attaque. Au P. C. et dans les caves-abris de l'Hôtel de Ville se rue une foule de gens apeurés. On amène des blessés que je fais conduire au Bon-Sauveur, et déjà on apporte des cadavres atrocement mutilés que l'on dépose provisoirement dans une des salles du Commissariat Central.

 

            Le raid n'a duré que dix minutes environ, mais les dégâts sont énormes. Les magasins Monoprix sont en flammes et il y a plus de dix foyers d'incendie dans le centre de la ville.

"Photo Marie" présentée page 36 du livre: 1944, Le Calvados en images de Jeanne Grall, Sodim, 1977. Le 6 juin 13H45, les premières bombes Bd des Alliés, un pharmacien en blouse blanche blessé à la tête, un membre de la D.P. casqué avec son vélo, à droite la façade du magasin Monoprix qui sera rapidement la proie des flammes.

Les pompiers sont dans l'incapacité de les attaquer tous à la fois, et des équipes bénévoles luttent contre le feu avec des moyens de fortune.

 

            A 16 h 25, nouveau raid d'une courte durée, mais d'une violence semblable à celui de 13 heures. Des bombes tombent rue de Caumont, anéantissant l'Annexe de la Préfecture, le Palais de l'Inspection Académique, l'Ouvroir Notre Dame. Le vieux Saint Etienne est touché.

 

Ruines à proximité de Saint Etienne le Vieux. Source.

 

Rue du Carel, le dépôt des Courriers Normands et tous les cars qui s'y trouvaient remisés, le dépôt des Pompes Funèbres qui abritait 500 cercueils, « notre provision en cas de coup dur », sont réduits en cendres. Nous n'aurons plus un seul cercueil pour enterrer les morts. Deux pavillons du Bon-Sauveur, en bordure de la rue de l'Abbatiale et de la place des Granges, reçoivent une quinzaine de bombes d'une et deux tonnes, ensevelissant sous les décombres 8 religieuses et 30 malades : l'une des sœurs et cinq pensionnaires sont tuées sur le coup. L'Hospice de Saint-Jean est détruit. Une voiture d'ambulance, qui passait sur le pont de Vaucelles, est atteinte par une bombe, la jeune conductrice de la Croix-Rouge est tuée sur le coup et projetée dans l'Orne. Notre poste de Secours N°1 a reçu une bombe qui l'a anéanti. Morts et blessés partout. Déjà les services de la Croix-Rouge, aidés des hommes de la D.P. ne peuvent suffire à la tâche. II n'y a pas assez d'ambulances, pas assez de brancards, deux postes de secours sont inutilisables. Malgré des prodiges de dévouement, le corps médical ne peut soigner ni opérer assez rapidement les blessés qu'on amène sans cesse.

 

            Les incendies se multiplient, un quart de la ville est en flammes, et il faut a tout prix se préoccuper d'avoir de la dynamite pour faire des coupe-feux. L'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées part aux mines de SOUMONT-SAINT­QUENTIN (Note de MLQ:  à 26 km au Sud de Caen) en chercher. En chemin, sa voiture est mitraillée, bombardée et flambe. Indemne, il doit revenir à pied, sans avoir pu atteindre la mine. Un ingénieur des mines part à FEUGUEROLLES (Note de MLQ; à 11 km au Sud de Caen) et ramène 50 kg de dynamite et deux ouvriers techniciens qui vont faire un travail énorme pour être tués quelques heures plus tard.

 

            A 22 heures, troisième bombardement ; des bombes tombent rue de Bras tuant un de mes chefs d'îlot et sa femme. Une nuée de bombes incendiaires arrose le quartier. Les flammes s'élèvent de partout, et l'incendie gagne de proche en proche les immeubles voisins du mien. En hâte, je sauve quelques vêtements, ma comptabilité, mes archives les plus importantes. Par un véritable miracle, l'incendie devait s'arrêter deux heures plus tard à moins de dix mètres de chez moi. En revenant à mon P.C., je monte sur la tour de l'horloge de l'Hôtel de Ville, point culminant de notre mairie. Le spectacle est terrifiant. L'église Saint-Jean et tout le quartier avoisinant sont en feu. II y a plus de vingt foyers d'incendie et malgré l'emploi de la dynamite, d'ailleurs en quantité très insuffisante, il est déjà impossible d'arrêter les progrès du feu.

 

            Pendant toute la soirée on entend le ronronnement des avions. Ce sont sans doute des observateurs qui viennent se rendre compte des résultats des raids précédents. Les équipes de sauveteurs travaillent d'arrache-pied dans les décombres pour retirer les enterrés vivants qui appellent.

 

            II y a tant de malheureuses victimes que l'on ne pourra sauver, faute d'outils adéquats, faute de personnel suffisant.

 

7 juin, 2 h 40

            Et voilà le plus terrible bombardement que CAEN n'ait jamais subi. Plus d'un millier de « Lancaster » et d' « Halifax » arrosent la ville de milliers de tonnes de bombes. D'un bout à l'autre la cité est atteinte. Un premier chapelet de bombes tombe sur la caserne de pompiers, tuant le commandant, son adjoint et 17 sapeurs, anéantissant tout le matériel.

 

 

"Collection particulière, avec l'aimable autorisation de François Robinard" La caserne des pompiers.

 

Plus de 20 bombes tombent sur l'Hôtel de Ville, la place de la République, la cour du Musée. Nous sommes toujours dans notre P.C. et nous avons la sensation très nette que notre dernière heure est venue. C'est l'acte de contrition ! La façade et le corps principal de l'Hôtel de Ville s'écroulent sur nos têtes.

 

 

Par un miracle nouveau nos abris résistent. Le choc a déplacé les murs et fait vibrer notre cave comme un vrai tremblement de terre. Nous sortons tous sains et saufs et je me précipite place de la République où le spectacle le plus poignant et le plus horrible m'attend.

 

            Dans la lueur des incendies, dans la poussière dégagée par l'effondrement des immeubles, j'aperçois le bouleversement des tranchées du Square qui ont été atteintes en plusieurs endroits par de grosses bombes. Le Commandant C:.., de la Police, sa femme et son bébé, 14 de ses Agents sont enterrés dans leur tranchée qui s'est refermée sur eux. Mon ami M... gît sur le sol, décapité. II y a plus de 50 morts dans les tranchées et les blessés très nombreux sont conduits avec un maximum de célérité à l'hôpital du Bon-Sauveur qui devait en recevoir plus de 1.700. Les quartiers Saint-Jean et Saint-Louis sont complètement rasés. D'ores et déjà plus de la moitié de la ville est détruite.

 

            Je rejoins mon P. C. à la lueur d'une lampe à acétylène. Toutes les lignes téléphoniques sont coupées. Il n'y a plus d'électricité, plus d'eau. La population littéralement affolée, prise de panique, fuit dans la campagne avoisinante. Les gens s'en vont pieds nus, en chemise, sans avoir même eu le temps d'emporter le moindre vêtement. Pendant des heures la ville est recouverte d'une fumée jaunâtre et de la poussière qui provient des immeubles écroulés. La vision est infernale. On ne croise que brancards, panneaux de portes qui en font office, remorques de vélo, le tout chargé de malheureux blessés, gémissant ou hurlant, qu'on emmène au Bon-Sauveur, heureusement épargné et au Lycée Malherbe où l'on a installé un poste de secours dans l'après-midi. D'autres sauveteurs amènent des corps mutilés, méconnaissables qu'on empile au Commissariat Central. Où, quand, comment les enterrera-t-on ?

 

            Et le jour se lève sur ce spectacle de désolation et de mort. Les sauveteurs dont le nombre se réduit d'heure en heure, font ce qu'ils peuvent pour dégager des décombres les blessés, mais je m'aperçois avec effroi que la majeure partie de notre personnel de la D.P. a fui après le bombardement terrible que nous venons de subir.

 

            Notre P.C. menace de s'effondrer. II est d'ailleurs devenu inutilisable puisque toutes les lignes téléphoniques sont coupées et que l'Hôtel de Ville est détruit. D'accord avec le Préfet , je décide de le transférer dans le parloir du Lycée Malherbe. Dans l'après-midi, nous nous y rendons et procédons à notre rapide déménagement.

 

            Des bruits circulent. On dit que les Anglais sont aux portes de CAEN (Note de MLQ: au nord de Caen  dans le bois de Lébisey).

 

Je crois de mon devoir de les prévenir de la situation dramatique où se trouve placé le reste de la population caennaise. Je rédige un message, que signe le Maire , à l'Etat-major anglais signalant à celui-ci que la population a fui les quartiers bombardés et a trouvé asile au centre d'accueil du Lycée Malherbe, au Bon-Sauveur, et dans le quartier Saint-Etienne, Caponière et rue de Bayeux. J'adjure dans ce message les autorités britanniques d'épargner ce quartier où se trouvent 20.000 personnes sur les 65.000 que contenait CAEN, la veille. Je trouve un des chefs de là résistance, le lieutenant P.(Note de MLQ: Geoges Poinlane de la Compagnie Fred Scamaroni) qui se charge de passer les lignes et de faire parvenir ce message. II y réussit. Notre message est parvenu et le quartier Saint-Etienne ne fut pas bombardé. Les autorités britanniques nous avaient fait prévenir par notre agent de liaison, qu'elles nous donneraient leur accord par la projection d'une fusée verte au-dessus du Lycée Malherbe à 23 heures, le lendemain. Ce ne fut que le surlendemain que le signal promis nous fut donné. P... devait trouver un mois et demi plus tard, une mort glorieuse en chargeant à la tête des F.F.I. devant LISIEUX (Note de MLQ:  le 23 août).

 

            D'heure en heure je reçois des rapports de mes chefs de secteurs et d'îlots. Les ravages causés par le bombardement sont pires encore que nous ne le pensions. La clinique de la Miséricorde, dont on n'avait pas eu le temps matériel d'évacuer les malades et les blessés, a reçu plusieurs bombes énormes et les victimes y sont particulièrement nombreuses. Beaucoup de religieuses et toutes les jeunes filles du noviciat ont été tuées. Malgré les efforts des sauveteurs, plus de 80 cadavres gisent sous des monceaux de décombres. On ne pourra les relever que deux mois plus tard. Tout le matériel des pompiers est détruit. II ne reste qu'une petite motopompe avec laquelle des jeunes accompagnés des quelques pompiers survivants s'efforcent de combattre des incendies qui dévorent des quartiers entiers.

 

8 juin, 5 heures du matin

            Je venais de rentrer chez moi pour essayer de prendre un peu de repos quand un nouveau bombardement recommence. Cette fois, c'est la place Louis­Guillouard, la rue du Vaugueux et la rue des Teinturiers. L'évacuation de ces quartiers était presque totale. Pourtant, il y a encore des morts et des blessés. Au moment même où je repars au P.C., je croise des brancardiers qui recommencent leur affreuse besogne. Un malheureux hurle dans le silence de la rue déserte. Je lui tiens la main, l'encourage. II devait mourir avant d'être arrivé au Poste de Secours. L'accès de ce dernier, le centre de triage des blessés, l'hôpital du Bon-Sauveur, la clinique Saint Martin, tout est embouteillé par les blessés.

 

 

            Le service de Santé qui fut au-dessus de tout éloge réussit en quelques heures à loger les blessés, à les panser, à les nourrir. Six équipes chirurgicales fonctionnent et dans quelles conditions ! II n'y a que deux salles d'opérations et les médecins et chirurgiens font des prodiges.

 

            Au Lycée Malherbe, centre d'accueil prévu pour 600 personnes, déjà 4.000 réfugiés sont arrivés. Les caves-abris pouvaient comprendre 600 places, 3.000 personnes s'y sont entassées. Quelques jours plus tard, le Lycée devait abriter 7.000 réfugiés, le Bon-Sauveur 2.000 et plus de 1.700 blessés. Il faut penser à nourrir tout ce monde. Or, il n'y a plus rien en ville. La plupart des magasins sont détruits, les stocks anéantis. Les jeunes gens et les jeunes filles des Equipes d'Urgence de la Croix-Rouge et des Equipes Nationales, qui furent tous admirables pendant ces journées terribles, s'arment de bons de réquisition que je leur signe et s'emparent dans les magasins restés ouverts ou abandonnés de toutes les victuailles qu'ils peuvent trouver. L'un d'eux me ramène un monceau de papier hygiénique !... D'autres, du sucre, du vin, des pots de confiture, mais il n'y a pas de viande. Des corvées sont organisées et des volontaires s'en vont dans la campagne prendre des bêtes abandonnées et qui errent de toutes parts. On les abat, on les débite et les réfugiés pourront manger pendant les 65 jours de la bataille.

 

            La Basilique de Saint-Etienne, notre Abbaye-aux-Hommes est devenue un centre d'accueil. 1.500 femmes, enfants, vieillards y sont étendus sur la paille. Le spectacle est poignant. Mgr des H..(Note de MLQ:  Hameaux), curé de Saint-Etienne « l'évêque de CAEN » monte en chaire et adresse à tous les malheureux sinistrés des paroles de paix et de consolation. Le soir à 18 heures, je devais vivre peut-être la minute la plus poignante de ces journées terribles. Le vieux prélat donna à tous l'absolution « in articulo mortis » (Note de MLQ: A l'article de la mort). La foule qui se pressait dans l'église, sentant la mort prochaine, s'approche de la sainte table. A cet instant, je fais l'aveu de ma faiblesse, j'ai pleuré. A pareille heure le bombardement par canons venait de commencer. Obus de gros et de moyen calibres tombaient tout autour des voies d'accès à CAEN. Le quartier de la rue de Bayeux, rue Guillaume-le-Conquérant, place Fontette était surtout visé. De grosses pièces de cuirassés de marine nous envoient des obus de 406 mm qui ont un pouvoir de destruction semblable à celui des bombes. Deux grands immeubles de la place Saint-Sauveur sont atteints et détruits complètement...

 

            Hélas ! la liste des victimes s'allonge. Le dernier bombardement par avions remontant à 8 heures du matin, des hommes, des femmes avaient voulu regagner leur domicile pour essayer de sauver quelque chose. Le marmitage intensif auquel la ville est soumise en atteint un certain nombre et il y a encore des morts et des blessés.

 

            La nuit vient. Les avions rôdent toujours, mais il n'y aura pas de nouveau bombardement par torpilles. Par contre, les obus pleuvent de tous côtés. Les abris du Lycée Malherbe sont archicombles. On décide de les réserver aux femmes, aux enfants et aux vieillards. Les hommes vont passer la nuit dans les couloirs du Lycée, dans le cloître, dans la salle de réfectoire. La salle des fêtes est transformée en pouponnière et des infirmières admirables de courage et de dévouement s'affairent autour de pauvres bébés dont la plupart n'ont plus de parents et qui ont été apportés là par des sauveteurs qui les ont trouvés dans les ruines ou les décombres. Pendant cette nuit, les réfugiés ne cessent d'arriver au centre d'accueil. Installé dans le parloir, qui constitue mon bureau, ma salle de réunion et ma chambre, que je partage avec 50 autres personnes, je vois défiler quantité de malheureux chassés par les combats violents qui se déroulent aux abords de la ville. L'Intendant du Centre les case où et comme il peut.

 

9-10 juin

            Le bombardement par avions recommence. Cette fois, c'est la rue de la Délivrande, le quartier Saint-Gilles et à nouveau la rue du Vaugueux qui sont atteints. Quelques victimes encore parmi des gens qui avaient voulu rester jusqu'au bout dans leurs maisons, pour la plupart déjà inhabitables. Des réfugiés arrivent d'HEROUVILLE-SAINT-CLAIR (Note de MLQ: à 4 km au Nord-est de Caen). On se bat dans la commune même, et cet exode dans le feu même de la bataille est plus atroce encore. Un vieux cultivateur a chargé les siens et tout ce qu'il a pu sauver dans une charrette à gerbes traîné par un cheval blanc. Pour ne pas être mitraillé sur la route, il a peint au minium de grosses croix rouges sur la croupe, le dos et même sur le chanfrein de la pauvre bête. On pourrait en rire, on a du mal à ne pas en pleurer. Le brave curé accompagne ses paroissiens. Ceux-ci sont à bout de souffle. Depuis 48 heures, ils sont en pleine bataille et n'ont pu ni boire, ni manger. On les accueille et ils continueront leur lamentable exode.

 

            On peint sur le Lycée Malherbe, sur les bâtiments du Bon-Sauveur, sur le Lycée de filles, d'immenses croix rouges. Avec des tôles peintes au minium, avec des chiffons écarlates, avec des cartes de géographie découpées, on en a fait d'autres sur le sol.

 

 

Centre d'accueil et hôpitaux sont bondés de blessés. On a vraiment le droit de se mettre sous la protection du pavillon de la Croix Rouge. Aucune bombe ne tombera sur ces emplacements, mais le canon est aveugle et à la fin du combat, l'Etablissement du Bon-Sauveur aura reçu plus de 200 obus, le Lycée Malherbe 57 et l'église Saint-Etienne 19, qui firent 50 morts et plus de cent blessés.

 

            Les braves équipiers de la D.P., restés à leur poste, aidés des jeunes, continuent à retirer des décombres des victimes encore vivantes et des cadavres. On enterre ces derniers à proximité du lieu où on les a relevés. II n'y a plus de service de pompes funèbres et ce sont 9 fois sur 10, des inconnus qui sont enfouis sous quelques centimètres de terre, car il est souvent impossible de relever l'identité de ces malheureux.

 

            Pendant ce temps, les S.S. pillent avec rage les quelques maisons et magasins demeurés intacts. Les jeunes équipiers de la Croix-Rouge luttent d'ardeur avec eux pour aller plus vite en besogne et pour ramener des vivres au centre d'accueil. Au dépôt de la Société Normande d'Alimentation, on a découvert 85 tonnes de sucre, mais les S.S, les ont découvertes aussi. Mes jeunes gens commencent à charger leurs camions (les bennes à ordures de la ville) pendant que les boches en font autant pour leur compte, on évite de justesse tout accrochage et je me souviendrai longtemps de l'air triomphant d'un petit équipier de 16 ans m'annonçant qu'ils avaient battu les « Fritz ». On avait récupéré 45 tonnes et les autres n'en avaient que 40. Ce fut une première victoire.

 

Un blindé de reconnaissance SdKfz 231 8 Rad schwerer Panzerspähwagen dans les ruines du quartier du Marché au Bois entre l’église Saint-Pierre en arrière plan  et le Château de Caen. Remarquer l'emblème de la Division à gauche du capot .

 

   11 juin         La matinée est calme. Quelques rafales d'obus dans la périphérie Est de la ville. Les curés des paroisses sinistrées disent leur messe à Saint-Etienne, au milieu des réfugiés qui ont transporté dans l'église tout ce qu'ils ont pu sauver. Un panier à salade est suspendu aux grilles du chœur, un bébé est sur son pot au pied de la chaire, des enragés jouent à la belote sur les fonts baptismaux. Un débrouillard, qui a trouvé un peu d'eau (car il n'y a plus d'eau depuis quatre jours), se rase au banc d'œuvre. Et tout cela paraît naturel. II semble que la grande maison de Dieu est devenue le havre de grâce de cette foule martyrisée qui souffre dans sa chair, dans ses affections, dans ses biens.

 

            Dès le début de l'après-midi, on apprend que les combats ont repris avec une violence sans pareille dans la proche banlieue caennaise, vers AUTHIE, SAINT-CONTEST (Note de MLQ: à 6 km au Nord-ouest de Caen) et l'Abbaye d'Ardenne. Les obus tombent partout et il ne fait pas bon se risquer dehors. On entend le bruit caractéristique de la bataille de chars qui se déroule à quelques kilomètres de nous. Je monte à la tour de Saint-Etienne et j'en ai un aperçu terrifiant. Dans la soirée je vais voir de vieux amis derrière Saint-Nicolas. Leur jardin comporte une bonne tranchée. Comme les obus ne tombent pas, nous décidons de dîner sommairement dans le jardin, à proximité de l'abri. Entre les patates et le fromage, un beau 105 mm atterrit à nos pieds, exactement à 20 cm de notre table et... n'éclate pas. C'est un vrai miracle et la Providence vient à nouveau de m'épargner. On enterre le 105 dans un trou fait à la hâte et nous avons un peu froid dans le dos en pensant au danger que nous venons de courir. Toute la nuit la canonnade continue d'une façon ininterrompue. Les Allemands ont installé à proximité du Lycée Malherbe leur fameux lance-grenades, l'arme nouvelle qui fait, parait-il, beaucoup plus de bruit que de mal. Le tintamarre de ce nouvel engin est assourdissant...

 

            La sixième nuit commence. Je n'ai pas encore pu me déshabiller, ni me reposer réellement. Si j'avais su, à ce moment-là, que j'aurais encore 59 nuits à attendre avant de me dévêtir et de retrouver la douceur des draps !

 

12 juin

            La violence des tirs par obus de gros et moyen calibres s'accroît dès le matin. J'étais revenu chez moi pour me raser vers 7 heures, car le calme était relatif. Avec un peu d'eau apportée d'un puits voisin, je venais de faire un savonnage soigné et m'apprêtais à user du rasoir quand un obus tombe sur la toiture de la maison voisine. Eclats de verre d'une ampoule électrique ! les carreaux de toute la maison étaient disparus depuis le 6. Que faire ? J'ai une minute d'hésitation, car je ne me sens pas d'attaque à affronter le prochain 105, ayant constaté que la grosse majorité éclate. A toute vapeur, je me rase..., me débarbouille et vais rejoindre le Lycée. A ce moment, l'arrosage devient intensif, les obus tombent rue Ecuyère, sur le Palais de Justice, sur la place Saint-Sauveur ; toute la journée il en sera ainsi. Un obus de marine, un 406, tombe sur Saint Pierre, brisant la superbe flèche qui s'effondre d'une seule masse sur la toiture de la nef (Note de MLQ; erreur de date, le 9 juin à 02H00). Et voilà un des joyaux de notre ville mutilé à tel point que sa réfection semblera impossible.

 

 

            Le soir, nouveau bombardement par avions. Des bombes explosent bientôt rue Elie-de-Beaumont, rue de Geôle, rue Saint-Pierre et des quantités de bombes incendiaires pleuvent sur les ruines. Quelques incendies se déclarent néanmoins dans une partie presque intacte de la rue de Geôle et trois immeubles flambent sans qu'il soit possible de faire quoi que ce soit pour arrêter les progrès du feu.

 

            De gros obus de marine tombent sur les tranchées des Fossés-Saint-Julien. Des civils sont ensevelis. Grâce à la promptitude des secours, plusieurs sont dégagés, mais nous saurons plus tard qu'il y avait d'autres victimes restées enfermées sous des dizaines de mètres cubes de terre. Il y a ce soir là quatre grands foyers d'incendie qui s'étendent car le vent souffle.

 

13-14 juin

            Nouveaux bombardements par bombes incendiaires. De nouveaux et nombreux pâtés d'immeubles des quartiers jusque-là épargnés en partie sont la proie des flammes. Equipes de D.P. et de Croix Rouge se dévouent jour et nuit, mais que faire ? II n'y a toujours que notre pauvre petite motopompe qui n'en peut mais, et qui semble un jouet devant l'immensité de l'incendie.

 

            Les grands magasins des Galeries Lafayette sont en flammes de même que l'Hôtel de la Place Royale, le café de l'Hôtel-de-Ville, la rue du Moulin. Tout cela ne forme qu'un immense brasier. Dans le silence de la nuit, ponctué de temps à autre du bruit de quelques obus lointains, on n'entend que le grésillement des flammes et l'effondrement des murs, des toitures, des corniches. Spectacle effrayant ! Cet incendie colossal que nul moyen humain ne pouvait combattre, se déroule sous mes yeux dans une ville morte, à quelques kilomètres de la ligne de feu. Et nous ne pouvons qu'assister impuissants pendant que des jeunes, aidés de pompiers, arrosent avec leur petite motopompe qui s'abreuve dans un puits, des murs d'immeubles voisins pour tâcher d'en faire un coupe-feu. Pendant douze heures, ils y travaillent. Ils réussissent, car l'incendie s'arrête au milieu de la rue du Moulin, et plusieurs immeubles sont préservés.

 

            La situation des malheureux caennais restés dans la ville déjà aux deux tiers détruite est de jour en jour plus lamentable. Le ravitaillement devient un problème insoluble. L'eau manque, seuls quelques puits qui se tarissent très vite et dont l'eau est douteuse, alimentent près de 20.000 personnes. II faut à tout prix que les inutiles s'éloignent. Le Préfet lance un appel à la population et indique une route de repli par BOURGUEBUS et SAINT-SYLVAIN pour gagner TRUN. Le Préfet de l'Orne a pris des dispositions pour répartir les évacués dans les cantons et communes avoisinants.

 

 

            Hélas ! les gens hésitent, la route est pourtant sûre, ou à peu près. Les autorités allemandes ont pris l'engagement de• n'y faire passer aucun convoi ni de troupes, ni de matériel et malgré cela bien peu se décident à partir. Ils craignent l'exode, les mitraillages possibles, les exactions des S.S... Je conseille à tous, aux femmes, aux enfants surtout, de partir. On comprend que la bataille sera longue et dure. On sait bien qu'il y aura des victimes. Alors ? Pourquoi s'obstiner à rester dans les ruines d'une ville qui sert de charnière à la grande attaque anglo-américaine, et que les Allemands défendront avec le dernier acharnement. Quelques milliers se résoudront à partir, mais il restera à CAEN, 17.000 personnes au moins, dont des milliers de femmes et d'enfants. II faut à tout prix les nourrir et pour y parvenir certains déploient une abnégation et un courage surhumain. Chaque jour, des camions laitiers vont, sous les rafales d'obus, sous le mitraillage des avions, au milieu des transports allemands, parmi les tanks, les automitrailleuses, chercher du lait au loin pour les petits. Les camemberts, les livarots qui se perdent dans les usines, sont acheminés vers CAEN. Des bêtes sont abattues, des pommes de terre amenées, des fayots découverts et tout le monde mangera, personne ne souffrira de la faim.

 

            A côté de tant d'hommes qui n'ont pas eu la notion de leur devoir, qui sont partis alors qu'ils devaient rester, combien d'autres se sont révélés sous un jour nouveau. Le mépris du danger, l'altruisme souriant, le courage anonyme, voilà les qualités bien françaises que j'ai vues rayonner chez certains de mes compatriotes... qui le saura jamais ? L'histoire de notre Cité enregistrera-t-elle leurs noms ?

 

15 juin

            La nuit avait été plus calme. Dès le matin nouveau bombardement par avions. Nouveaux incendies dont l'origine n'est pas bien établie. Des témoins affirment que les Allemands les ont allumés eux-mêmes. Ils en sont très capables. A 10 heures, le théâtre est en feu, puis la gendarmerie,

                                                                                Le théâtre après le déblaiement                                                                                             La Gendarmerie

 

la maison de l'Agriculture et tous les immeubles avoisinants. A la gendarmerie, on lutte contre le feu avec les bidons d'eau mise en réserve. En quelques heures, il ne reste plus rien de ce bel édifice qui, comme le grand théâtre, n'est plus qu'un monceau de cendres et de débris. Le directeur, qui avait tout tenté pour sauver notre scène est atterré ! II devait quitter CAEN le lendemain rejoindre MONTE-CARLO, sa ville natale et trouver là une mort glorieuse à la tête de la D.P.

 

            Il n'y a plus aucun moyen de combattre les incendies et ceux-ci s'allument de tous côtés. II semble que tout ce qui avait été préservé dans la nuit du 6 juin va flamber. Notre malheureuse ville va-t-elle s'écrouler toute entière ?

 

16 au 22 juin

            Aucun changement notable dans la situation. Toute la nuit, ou à peu près, des bombes sont lancées surtout du côté du canal et de la caserne du Château. Les tirs d'artillerie ne cessent pas. Pendant ce temps, messieurs les S.S. se livrent à leur sport favori : le pillage... Ils prennent tout, emportent tout. Qu'est-ce qu'ils pourront bien en faire ? Ont-ils la prétention d'emporter en Bochie tout les pauvres objets qu'ils arrachent aux paisibles foyers des évacués. L'un a sur le bras une écumoire, un réveille-matin, un aspirateur, l'autre a des bouteilles d'apéritif (et quel apéritif), barboté chez un bistrot. Celui-ci des tapis, cet autre une suspension, que sais-je ?... La Feldgendarmerie circule dans les rues et colle partout des affiches avec les mots « Pillards seront fusillés ». Sapristi ! s'ils mettent leur menace à exécution, il ne restera pas un S.S. dans CAEN ? En attendant, on voit s'évanouir le pauvre patrimoine de gens qui, aujourd'hui, errent sur les routes, sans se douter qu'une soldatesque immonde les cambriole.

 

23 au 30 juin

            La bataille, qui s'était éloignée de CAEN depuis une huitaine de jours, semble se rapprocher. Du haut des tours de Saint-Etienne, on suit parfaitement à la jumelle les combats de chars. C'est dans la banlieue Ouest de CAEN, dans les environs de COUVRECHEF et de LA FOLIE, que la lutte est la plus ardente.

 

 

Un soir, à la nuit tombante, je traversais la grande cour du Lycée quand j'aperçois une voiture d'enfant traînée et poussée par trois jeunes gens des équipes d'urgence de la Croix-Rouge. L'aîné avait bien 16 ans. Dans la voiture, trois bébés qui pouvaient avoir 3, 2 et 1 an. Ce dernier d'une blancheur cadavérique. J'interpelle les jeunes gens. Ils venaient de COUVRECHEF, en pleine bataille et ramenaient ces trois marmots, dont les parents avaient été tués quelques heures plus tôt. On les emmène à la pouponnière, mais le plus petit était mort déjà. II avait été tué dans les bras de sa mère. Spectacle profondément émouvant et cruel. J'aurais voulu d'une même étreinte embrasser les trois héros de 15 ans, qui venaient d'exposer si magnifiquement leur vie et les deux petits rescapés orphelins qui me regardaient avec des grands yeux éperdus.

 

            Combien d'actes d'héroïsme anonymes ont été accomplis pendant ces heures tragiques ? La guerre où les hommes souffrent et meurent, est une horrible chose, mais il y a des degrés dans l'horreur et cette hécatombe de civils, de femmes et d'enfants en dépasse les limites...

 

1 au 7 juillet

            La situation générale ne fait que s'aggraver. On craint que le ravitaillement ne devienne insuffisant pour la population restée à CAEN. Le Préfet insiste à nouveau dans une proclamation pour que les habitants sinistrés s'éloignent de la ville par la petite route de BOURGUEBUS prévue pour l'évacuation. Quelques personnes s'en vont. Les ambulances de la Croix-Rouge emmènent les vieillards et les impotents dans les carrières de FLEURY. L'angoisse étreint ceux qui restent. II y aura un mois que nous sommes dans la fournaise et rien ne nous en fait prévoir la fin. Dans des îlots de quartiers non évacués, des centaines de personnes vivent tapies dans des abris, des caves, des trous. Mes hommes de la D.P., dans des conditions difficiles et périlleuses, se font leurs ravitailleurs. Mais les réserves s'épuisent. II n'y a plus guère de farine et les repas sont faits surtout de pâtes ou de fayots : nourriture échauffante qui ne réussit à personne et qui oblige les pensionnaires du centre d'accueil à des visites trop fréquentes aux feuillées. Ah ! ces feuillées ! II y a heureusement le côté « homme » et le côté « dame ». Le tout d'un rustique et d'un inconfort notoires, mais comme il n'y a pas autre chose, il faut s'en contenter. Les personnages les plus considérables de la ville opèrent à côté des plus humbles, comme ils dégusteront tout à l'heure les fayots, à la même table. Egalité, Fraternité !

 

            II n'y a plus de riches ni de pauvres, plus d'orgueilleux ni de modestes, plus de crâneurs, ni de timorés, il n'y a plus que des gens malheureux qui souffrent et espèrent ensemble et que la douleur a fraternellement unis. Le 5, à 9 heures, des bombardiers survolent la ville, et attaquent des quartiers sinistrés, particulièrement le quartier Saint-Louis. On amène au Lycée quelques blessés. Le 6, à la même heure, raid par des formations plus importantes qui, de toute évidence, essayent d'atteindre ce qui reste des ponts sur l'Orne et la passerelle du Grand Cour demeurée intacte jusqu'à ce jour. En fait, depuis le 7 juin, les trois ponts sur l'Orne sont inutilisables, tout le trafic se fait par la passerelle qui primitivement, était réservée aux piétons et sur laquelle passent maintenant les camions et les chars. Depuis un mois elle résiste, mais le lendemain elle sera détruite.

 

            Un mois ! Voilà un mois, en effet, que le « baroud » a commencé. Qu'ils nous ont semblé longs ces trente jours et ces trente nuits, où nous avons dormi tout habillés qui, sur une paillasse (les privilégiés !) qui, dans un fauteuil, un transatlantique, voire à terre, roulés dans une couverture. Les raids d'une dizaine d'avions se poursuivent et la canonnade continue. Visiblement, les objectifs principaux ce sont les voies de communications et la fameuse passerelle toujours intacte, malgré les tonnes de projectiles qui tombent tout autour. Les obus tombent maintenant du côté de la place Saint-Sauveur et de la place Saint-Martin, faisant 12 blessés, dont plusieurs très grièvement. On a l'impression que quelque chose se prépare. Est-ce enfin la grande offensive qui va libérer CAEN ?

 

7 juillet

            La journée se passe dans un calme relatif. Quelques obus, pas d'avions. Ce calme semble le précurseur de la tempête. Le soir, après dîner, je monte dans le bureau de l'Econome du Lycée, intendant du Centre, qui a débouché en grand secret une bouteille de fine que l'on déguste avec quelques amis et leurs femmes. L'Inspecteur d'Académie nous fait une démonstration du jeu de bilboquet, dans l'art duquel il est passé maître. Tout à coup, un feu nourri de D. C. A. se déclenche. Je vais à la fenêtre et je vois un spectacle grandiose. A faible altitude, 500 mètres au maximum, plus de mille gros bombardiers « Lancaster » et « Halifax » défilent au-dessus de nous dans un ordre impeccable. Qu'est-ce que cela veut dire ? Par groupe de 12 ou 24, ils obscurcissent le ciel, et se dirigent dans la direction de la route de Bayeux. Une peur effrayante s'empare des gens. Tout le monde se précipite dans les abris, dans les sous-sols. Imperturbable, l'Inspecteur d'Académie continue sa démonstration de bilboquet pendant que j'observe la direction prise par les avions. Le chahut fait par la D.C.A. ne nous permet pas de nous entendre. Tout à coup, je vois très nettement les bombardiers de tête faire un demi-tour et revenir dans la direction de la ville. Je comprends que c'est pour nous. Tout le monde descend au rez-de-chaussée, mais je n'ai pas quitté la dernière marche que le bombardement commence. II durera 45 minutes ! Les premières bombes ne tombent pas loin du Lycée Malherbe. Le déplacement d'air est invraisemblable. Courant dans le cloître vidé de ses réfugiés, je suis plaqué brutalement contre un mur par la déflagration. Dans les couloirs du Lycée, l'affolement est à son comble. Des femmes hurlent et sanglotent, des enfants trépignent. Surmontant ma peur, j'essaie de rassurer tout le monde. J'explique, en hurlant, que les avions sont passés au-dessus de notre centre d'accueil et n'ont lâché aucune bombe, que les pavillons de la Croix-Rouge nous protègent, que le péril est passé. Mais les détonations de bombes se succèdent sans arrêt. La nuit tombe, l'atmosphère est irrespirable. Une poussière jaune, la même que celle du 7 juin, recouvre la ville. Le solide édifice du Lycée semble trembler sur ses bases. Que c'est long trois quarts d'heure ! II semble parfois, oh ! l'espace de 20 secondes au maximum que le bombardement cesse, mais il reprend de plus belle. La fumée est envahissante. On sent la poudre, et pendant tout ce temps la D.C.A. fait rage. Une femme à demi folle est tombée dans mes bras, j'essaie de la calmer. J'essaie de faire jouer un bambin de 5-6 ans qui pleure et cherche sa maman. Que faire pour calmer ces pauvres gens qui ont déjà subi les affreux bombardements des 6 et 7 juin et qui, depuis un mois, vivent la vie du soldat sur la ligne de feu ?

 

            Et puis ce fut le silence ! Un silence mortel. On se regarde, on se sourit. C'est fini, le danger est passé, les bombardiers sont partis, la D.C.A. s'est tue. Le canon lui-même s'est arrêté.

 

            Je reçois les premiers renseignements. Ils sont lamentables. Si la majeure partie des bombes est tombée dans les quartiers sinistrés, par contre plusieurs quartiers à peu près intacts sont totalement détruits. II y a des centaines de morts et énormément de blessés. La Faculté, avec sa splendide bibliothèque, est en flammes. Le Palais du Rectorat est détruit. L'Eglise Saint-Julien est rasée. Ce qui restait de l'Hôtel de Ville, toute l'aile Ouest, s'est effondrée. Et le triste cortège des brancardiers commence. Je vois d'abord le Recteur de l'Université grièvement blessé et qui me dit en me serrant la main : u Mon rectorat vient de me tomber dessus ! » Les foyers d'incendie sont nombreux. Le principal est la Faculté, dont les caves ont heureusement résisté. Les sauveteurs en retirent indemnes plus de 50 personnes. Mais dans le quartier Saint-Julien, dans le Gaillon,

 

Source ce forum

 

dans le Vaugueux, les victimes sont très nombreuses. Aucun abri n'a pu résister aux énormes bombes qui sont tombées. Au 50, rue du Vaugueux, 54 personnes ont été tuées dans une cave solide et étayée, au nombre de celles-ci figurent le chanoine R...(Note de MLQ: Ruel), curé de Saint-Pierre et l'Abbé P..(Note de MLQ: Poirier)., son vicaire, un de mes chefs de secteur J..(Note de MLQ: Jager). et sa femme. La femme et les enfants de son adjoint J..(Note de MLQ: Jaoüen).

 

            II faudra des semaines pour retirer leurs corps qui gisent sous les ruines d'un gros immeuble. Dans les carrières Saint-Julien, il y a des centaines de victimes enterrées sous l'effondrement des carrières. Des hommes de la D.P., après des efforts inouïs réussissent à en sauver quelques-unes...

 

            Rue Saint-Pierre, l'église Saint-Sauveur est très abîmée, dix gros immeubles sont effondrés. Rue de Strasbourg, le spectacle est pire encore. On signale plus de 50 personnes ensevelies sous les décombres. Toute la nuit on amènera les blessés à l'hôpital du Bon-Sauveur qui lui a été épargné. Les ambulancières de la Croix-Rouge, avec un courage et un dévouement qui ne se sont jamais démentis, ne cessent de faire la navette avec leurs ambulances. Au Lycée de Garçons, les blessés font queue. Au dépositoire, les cadavres s'accumulent. Pendant ce temps, le bombardement par fusants a recommencé... CAEN est un enfer ! On craint de perdre la raison devant une telle calamité. Le couvent des Bénédictines et sa jolie chapelle sont détruits. Tout le quartier compris entre la rue Bosnières, la rue du Magasin-à-Poudre et la rue des Fossés du-Château est anéanti. Pas une maison n'est restée debout. Combien de victimes gisent encore sous les décombres ? Toutes les équipes sont là : D. P., Equipes d'urgence, Equipes nationales, masculines et féminines. Tous travaillent d'un même cœur, sous les obus qui ont recommencé de plus belle leur sérénade. D'un abri de la rue des Carrières-Saint-Julien, on retire un par un, 80 vivants et 2 morts. Travail extrêmement pénible, alors qu'éclatent de temps à autre des bombes à retardement qui obligent parfois à recommencer le déblaiement entrepris. Au petit jour, tout ce quartier apparaît comme un véritable chaos. II n'existe plus de trace de maisons, ce ne sont qu'entonnoirs énormes, une vision lunaire !

 

            Les incendies qu'il n'y a plus aucun moyen de combattre font rage, rue Elie-de-Beaumont, aux Facultés, dans les ruines de l'Hôtel de Ville, rue Saint-Pierre. Que reste-t-il de CAEN ?

 

L'impression générale est que ce bombardement fantastique doit précéder de peu des opérations militaires importantes, mais on ne réalise pas encore l'immensité du cataclysme.

 

8 juillet

            A 8 heures, nouveau raid. Quelques bombardiers qui visent certainement la Place de l'Ancienne-Boucherie lancent d'énormes bombes rue de Bayeux et rue de Bretagne. Cela n'a duré que quelques minutes et il y a plus de 50 victimes. Une famille entière de 6 personnes est tuée. Huit grands immeubles sont complètement anéantis et l'incendie se déclare dans les immeubles voisins. Les secouristes s'affairent et pendant toute la journée les équipiers de la D.P. et des formations de jeunesse retirent des blessés et surtout des morts des décombres fumants.

 

            II semble vraiment que nous sommes tous à bout. Ces bombardements massifs ont atteint le moral des gens les plus optimistes. La nervosité s'accroît, mais déjà le soulagement survient : on s'aperçoit très nettement que les boches décrochent et vont abandonner CAEN. Trois gros tanks passent devant le Lycée prenant la direction de Vaucelles. Des centaines d'hommes fourbus, éreintés, la face terreuse, les vêtements en lambeaux, traversent la ville par petits groupes pour repasser l'Orne. Comment feront-ils ? La passerelle a sauté dans la nuit et le grand barrage étant détruit on ne peut passer la rivière qu'à gué, à marée basse. (Note de MLQ: reste jusqu'au 9 au matin le pont de La Mutualité)

 

 

9 juillet

            La nuit a été terriblement agitée. Aux premières heures de la matinée, on constate de mieux en mieux le décrochage allemand. Cette fois, c'est l'arrière-garde qui s'en va. Déjà le Kampf-Kommandant a plié bagage(Note de MLQ : le Kampfkommandant (c'est le militaire de rang le plus élevé dans une zone contestée ou une ville) on retrouve ce mot dans ce livre page 154, je cite : "Le préfet décide de faire une démarche près de l’autorité militaire pour obtenir de la dynamite. A 2 heures du matin (le 8 juillet), accompagné de M. Fredy et du médecin-capitaine Nadot comme interprète, M. Cacaud se rend chez le Kampfkommandant, immeuble Pelpel, rue Saint-Gabriel. L'ambassade est reçue par un capitaine autrichien qui promet d'en référer à ses chefs, mais cet officier ne pourra donner de réponse avant 11 heures du matin. A cette heure, M. Fredy, accompagné de l'équipier d'urgence Riou, en guise d'interprète, retourne rue Saint-Gabriel. Le capitaine n'a reçu aucun ordre et conseille de revenir dans la soirée. Vers 20 heures, nouvelle démarche de M. Fredy. Le capitaine autrichien est toujours sans aucune réponse et il demande qu'on repasse le lendemain matin.
Mais dans la nuit le Kampfkommandant déménage et, quand M. Fredy se présente une fois de plus rue St-Gabriel, le capitaine lui avoue son impuissance.En fait à cette adresse était le PC du Génie de la 716.ID (le Pionier-Bataillon 716, Kommandeur : Major Kurt Salzenberg) d’où la demande de dynamite à cette adresse, par contre pourquoi  Kampfkommandant ? )
. Camions, autos, tanks, ambulances se succèdent et cependant des tirs nourris arrosent d'obus les rues Caponière, de Bayeux et les places de l'Ancienne-Boucherie et Louis­Guillouard. C'est plus fort que soi, on se hasarde malgré le danger pour voir la fuite de l'ennemi, celui qui nous annonçait il y a huit jours seulement que CAEN ne serait jamais pris, que les Anglais seraient rejetés à la mer, que le débarquement avait été un échec complet.

 

            J'apprends qu'on a vu passer, dans la matinée, place Saint-Martin, une automitrailleuse anglaise. A midi, on signale des motocyclistes anglais et quelques avant-gardes qui tâtent le terrain. Cependant, place de l'Ancienne-Boucherie, 3 tanks allemands sont toujours en position et les rues avoisinantes restent sous le feu des mitrailleuses boches. Le déjeuner est fébrile. Est-ce vraiment la délivrance ? Y aura-t-il une contre-attaque ? Nous savons déjà qu'il n'y aura  pas de combats de rues, puisque les Allemands sont partis abandonnant les ouvrages : blockhaus et autres fortifications improvisées qu'ils avaient préparés ; à tous les carrefours.

 

            Pendant le déjeuner, un gendarme* motocycliste harassé, couvert de poussière nous apporte un pli destiné au Préfet et au Maire. Je me précipite chez le Préfet. On décachette : c'est l'ordre allemand d'évacuation immédiate et totale de la ville ! Voilà 4 jours que l'Etat-major allemand de FALAISE avait donné cet ordre daté du 5. Le malheureux gendarme avait mis, à la suite de péripéties sans nombre, 90 heures pour faire les 35 km. de FALAISE à CAEN. Bienheureux retard ! Que serait-il arrivé si cet ordre était parvenu normalement le 5 ou 6 ? Sous la menace des mitraillettes, il aurait fallu obtempérer et c'eût été un carnage ! Les tirs de barrage et de harcèlement étaient tels que les malheureux réfugiés n'auraient pu gagner la rive droite de l'Orne. Je frémis à la pensée du risque que nous venons de courir et je ne puis m'empêcher de sourire de cet ordre d'évacuation qui arrive à l'heure même où les Anglais sont là.

 

*Dans ce livre , pages 183 et 184, le gendarme est Henri Lampérière agent de liaison de l'OCM à la brigade de Bretteville sur Laize, accompagné de Gilbert Bouquet, le pli a été intercepté par la Résistance. Entré dans la ville par le pont des Abattoirs. Lampérière et Bouquet n'e ressortent qu'après l'arrivée des Canadiens.

 

Dès le début de l'après-midi, je vais rue Guillaume-le-Conquérant à la rencontre des Alliés. Hurrah ! Ce sont des Canadiens français qui défilent en longues colonnes, un par un, en prenant des précautions indispensables, car il peut y avoir des Allemands cachés dans les maisons. Les chars arrivent. Les drapeaux tricolores sortent et nos amis Canadiens qui, tous parlent un français impeccable nous bourrent de cigarettes, de chocolats, de bonbons. Les femmes les embrassent, les hommes les saluent, mais le tout avec dignité, sans folle exagération. Nous avons trop souffert dans nos affections les plus chères pour acclamer outre mesure ceux que les nécessités de la guerre ont obligé à nous faire tant de mal.

 

            Je rejoins mon parloir-mairie et revêts mon écharpe tricolore, car les premiers officiers britanniques ne vont pas tarder à se présenter à moi. Mon émotion est à son comble, car j'évoque à cet instant cette matinée du 18 juin 1940, où j'eus le triste privilège de recevoir le premier officier allemand qui venait d'entrer dans CAEN. J'étais alors convaincu de mon arrestation immédiate à titre d'otage ! Aujourd'hui, l'homme qui dans quelques instants va se présenter à moi est l'Allié, le Britannique opiniâtre qui n'a jamais douté de la victoire et qui nous apporte le droit de sortir nos drapeaux et de chanter La Marseillaise. J'entends des acclamations. On se bouscule, on fait la haie, et brusquement le major H. (Note de MLQ:  Helmuth des Civil Affairs) est devant moi. Un long serrement de mains. J'ai les larmes aux yeux. Lui aussi, je crois. Une longue conversation s'engage. Il parle un français très correct et se préoccupe avant tout de nos besoins. Hélas ! ils sont immenses, mais le nécessaire sera fait avec un maximum de célérité pour que nous recevions tout ce que nous avons désiré. A l'issue de notre conversation, il me demande de lui indiquer dans CAEN un bon hôtel où l'on puisse lui préparer de suite un bain chaud. Brave major H. ! il ignore l'état de notre ville et quand je lui aurai expliqué que les trois quarts de la cité, et notamment tous les quartiers centraux, sont rasés, qu'il n'existe plus un seul hôtel, que notre mairie, notre université, nos églises sont détruites, il n'en reviendra pas. Quelques instants après, je reçois la visite du nouveau Préfet, mon excellent ami, M.D.(Note de MLQ: Daure), ancien recteur de l'Université, révoqué par VICHY et clandestin depuis deux ans. II est accompagné des F.F.I., des hommes de la Résistance à la tête desquels se trouve le capitaine G. (Note de MLQ: Léonard Gille), Président du Comité de Libération. Trois autres officiers britanniques et américains arrivent. C'est la joie qui éclaire tous les visages. Shake-hands, accolades, congratulations et sans plus tarder on se met au travail, car il faut avant tout se préoccuper de la population caennaise. Des 18.000 durs à cuire qui tiennent depuis 33 jours... Des camions de ravitaillement arrivent de BAYEUX. On réclame du chlorure de chaux pour les innombrables cadavres non encore inhumés. Le service de santé manque de médicaments. Toutes dispositions sont prises pour que dès le lendemain des camions anglais nous apportent les produits indispensables.

 

            A la fin de l'après-midi, première cérémonie patriotique. On hisse le drapeau tricolore au grand mât du Lycée Malherbe, en face de la basilique Saint-Etienne. Les troupes anglaises et F.F.I., présentent les armes, que de gens pleurent d'émotion devant le symbole de la Patrie mutilée, mais renaissante. Une Marseillaise frénétique éclate. Le capitaine G. fait acclamer de Gaulle et les Alliés, et d'une seule voix, d'un seul cœur la foule crie « Vive la France ». Jamais depuis le 11 novembre 1918, je n'avais vécu minute semblable.

 

Photo collection Jean-Pierre Benamou avec son aimable autorisation

Remarquez le drapeau à mi mât

Photo prise du balcon du Parloir du Lycée Malherbe (voir photo ci-dessus)

Voir à la fin de ce film

 

10 juillet

            Nous croyions nos misères finies. Pour un peu nous aurions cru la guerre terminée. Comme le réveil fut terrible et comme les jours qui suivirent me parurent atroces. CAEN restant la « charnière ». Oh ! ce mot, je l'ai pris en horreur ! Les Britanniques s'arrêtent à l'Orne et ne poussent pas au-delà leur offensive, si bien que CAEN n'est libéré qu'à moitié : tout le quartier de Vaucelles et celui de la gare restant entre les mains des boches. Ceux-ci organisent leur défense sur les bords mêmes de la rivière et nous voilà maintenant en pleine ligne de feu. Bien mieux, des S.S. fanatiques se sont cachés dans les ruines de la caserne Hamelin. A travers les décombres, ils vont jusqu'à s'approcher le la Préfecture et on entend sans cesse le « tacatacat » des mitrailleuses. Un soldat canadien de faction place Gambetta, est tué par une balle de mitrailleuse. Va-t-on voir la bataille de rues ?

 

            Boum ! Voilà les premiers obus allemands qui arrivent. Pendant 32 jours, nous les subirons jusqu'à ce que le grand décrochage soit enfin accompli. Notre hantise : c'est la contre-attaque ! Les boches vont-ils essayer de reprendre  CAEN ? J'interroge le colonel, chef des « Civil Affairs ». Tout souriant, mais avec flegme, il me répond « qu'il ne le pense pas, mais qu'à la guerre, il faut s'attendre à tout ». Je ne suis aucunement rassuré et le crépitement continuel des mitrailleuses à quelques centaines de mètres de nous, laisse craindre un repli des avant-gardes alliées. Or, ce qui reste de CAEN est pavoisé de drapeaux tricolores à Croix de Lorraine et de portraits du Général de Gaulle . Les proclamations du Commissaire de la République, du Préfet et du Comité de Libération sont affichées partout. Quelles représailles terribles nous attendent si CAEN doit être repris et si la soldatesque nazi rejette les Alliés de nos ruines ! Cette incertitude durera longtemps et nos craintes ne feront que s'accentuer devant la violence des tirs d'artillerie et la fréquence des incursions d'avions. Car les raids d'avions allemands commencent ! La nuit, on entend le ronronnement des bombardiers boches qui, à leur tour, veulent couper les voies de communications et atteindre l'énorme matériel anglais qui ne cesse de déferler de toutes parts.

 

Nous le sentons nettement : la pause, si pause il y a eu, n'aura duré que 24 heures. La guerre reprend ses droits et si nous avons le bonheur d'être soutenus, aidés, encouragés par les Canadiens, nos frères, qui se battent comme des lions, nous devrons encore affronter les rigueurs d'une lutte sans pareille qui n'en est qu'à son commencement.

 

11-12 juillet

            Les batteries allemandes sont admirablement placées pour atteindre CAEN. Les coteaux de FLEURY qui dominent la ville semblent faits exprès. Et les obus pleuvent tout particulièrement du côté de l'avenue Albert-Sorel, de la place Louis-Guillouard et des Tribunaux. Le Lycée Malherbe est, cette fois, fort mal placé. Une toute jeune fille de vingt ans, équipière de la Croix­Rouge, qui me servait d'interprète depuis deux jours, est tuée net au moment où elle sortait par le grand portail. Un obus de gros calibre éclate dans la cuisine faisant de nombreuses victimes. Deux autres dans le grand réfectoire qui servait de salle de pansement pour les blessés du poste de secours N°2. On évacue d'urgence ceux-ci sur le Bon-Sauveur et on installe des cuisines roulantes dans la cour.

 

            La vaillante population restée à CAEN pour recevoir les libérateurs, veut maintenant s'en aller vers la. région bénie de BAYEUX. BAYEUX n'a pas eu une vitre de brisée. Les Anglais l'ont occupée sans coup férir dès le 6 juin (Note de MLQ:  en fait le 7, par la 50th (Northumbrian) Division d’infanterie britannique), le front a tout de suite été porté assez loin pour éviter à la ville épiscopale les ruines et les misères de la guerre. Chose incompréhensible ! De nombreuses communes de la zone côtière ont, elles aussi, été épargnées. Les opérations de débarquement ont été si magistralement conduites qu'en dehors de la canonnade du 6 juin au matin, il n'y a pas eu de bataille, à peine quelques escarmouches.

 

            Les Anglais mettent à notre disposition des camions qui, du 12 au 18, emmèneront vers BAYEUX, AMBLIE, SAINT-CROIX-GRAND'TONNE et la Manche, près de 10.000 réfugiés. Chaque jour, les départs s'effectuent devant l'église Saint-Etienne. Les femmes, les vieillards et les impotents ont la priorité, mais il y aura des camions et de la place pour tout le monde.

« Archives départementales du Calvados ». Evacuation des réfugiés sur le parvis de Saint-Etienne.

Source page 68 de ce livre, des réfugiés à Amblie avec des soldats canadiens.

            Cette évacuation devenait indispensable, car la situation s'aggravait au Lycée Malherbe et à l'Abbaye-aux-Hommes. Un obus étant tombé sur la toiture de la nef, des blocs de pierre se détachent et, en tombant à quelques mètres de la chaire, tuent deux personnes et en blessent plusieurs autres. 48 heures plus tard, toute l'Eglise sera évacuée. 2 obus, dont un de gros calibre, percent les splendides flèches de l'édifice, 17 autres tombent soit sur l'abside, soit sur la toiture et causent de gros dommages. Les obus tombent sur le Lycée, faisant à nouveau des tués et des blessés. On en dénombre 57, faisant plus de 50 victimes (21 tués et une trentaine de blessés). Au Bon-Sauveur, la situation n'est pas meilleure puisque 200 obus tombent dans les limites de l'établissement faisant là aussi de nombreuses victimes. Cependant les boches tirent d'en face. Ils voient certainement nos immenses Croix Rouges et savent qu'il s'agit là d'hôpitaux et de centres d'accueils. Pourquoi cet acharnement à pilonner ces établissements ?

 

18-19 juillet

            Voici à nouveau le spectacle que nous n'avions pas revu depuis le 7 juillet. 1.000 gros bombardiers anglais nous survolent et vont déverser leurs milliers de tonnes de bombes sur la région Sud de CAEN (Note de MLQ: c’est l’opération Goodwood, bombardements de Colombelles, Mondeville, Giberville, Cagny, Manneville et Sannerville)). Les objectifs sont pourtant éloignés de nous de 3 kilomètres au maximum, néanmoins le sol tremble, ce qui reste de vitres aux fenêtres vibre, les portes, les cloisons remuent, et on songe au sort effroyable de ceux qui sont sous l'avalanche. Ce bombardement dure plus d'une demi-heure. On a le cœur serré bien que l'on ne courre aucun danger, mais malgré soi on évoque les bombardements massifs des 7 juin et 7 juillet qui ont pulvérisé notre ville.

 

            C'est l'indice d'une attaque imminente. Elle se produit le jour même et Vaucelles est délivré. Les boches se retirent vers BOURGUEBUS et SAINT­MARTIN-DE-FONTENAY (Note de MLQ: 9 km au Sud de Caen). Le front s'éloigne un peu de nous, mais de quelques kilomètres seulement. Les F.F.I. continuent à se battre dans Vaucelles et à nettoyer les îlots encore infestés de S.S. Ceux-ci s'accrochent et luttent désespérément. Quel fanatisme les pousse à continuer la lutte alors que le repli est général et que rien ne peut arrêter l'offensive alliée ?... Déjà le génie anglais amène les ponts. En ma candeur naïve, je m'étais demandé bien des fois quels travaux gigantesques il faudrait entreprendre pour reconstruire les cinq ponts détruits..., combien de temps faudrait-il pour être relié à Vaucelles ?... Que ce fut simple. En une seule après-midi, 12 ponts étaient posés et la circulation rétablie (Note de MLQ: M. Poirier exagère !). Bien mieux, chaque pont était baptisé. Le meilleur était « Winston Churchill » (Note de MLQ: en fait deux ponts Bailey le Winston et le Churchill) . En quelques heures et par milliers les camions, les auto blindées, les chars, les gros tanks passaient l'Orne. Le problème était résolu.

 

 

5-6 août

            La préparation anglaise s'achève. Ce ne sont que défilés ininterrompus de milliers de chars, de camions, de tracteurs, ce ne sont que camions de troupes canadiennes, polonaises, anglaises. De nouveaux ponts sont jetés sur l'Orne. Des rues sont faites au milieu des décombres, des routes d'accès sont tracées. En quelques jours un travail de géant est fait... et les divisions de troupes fraîches ne cessent d'arriver. Nous apprenons que dans les ports de débarquement, tout le long de la côte, la mer est noire de bateaux qui déversent leur prodigieuse cargaison.

 

7 août

            Décidément, c'est le 7 le jour fatidique des grands bombardements : 7 juin, 7 juillet, 7 août. Vers midi trente, plus de 1.200 « Lancaster et Halifax » passent au-dessus de nos têtes (Note de MLQ:  confusion de date il s’agit du 8 août à 12h35 le second bombardement lourd de l’Opération Totalize du II Corps canadien, bombardements de Cauvicourt, Langanerie, Hautmesnil avec un largage trop long sur Cormelles et Vaucelles). Les bombes tombent pendant plus d'une demi-heure à 8 kilomètres de nous. Les verres dansent sur notre table et la vibration générale est telle qu'on croirait que tout se passe à quelques centaines de mètres. C'est l'indice certain de la grande offensive imminente. Pendant ce temps tous les canons anglais crachent leurs obus sur les lignes allemandes. C'est un tohubohu infernal ! On ne peut ni se parler, ni s'entendre.

 

Nuit du 14 au 15 août

            Minuit. La D.C.A. tonne. Le ciel est embrasé par des fusées lumineuses. Ça y est. On va être bombardé. Je me lève précipitamment, je descends, en pyjama, mon escalier et j'entends le sifflement des bombes qui passent au-dessus de ma maison. Elles tombent 100 mètres plus loin, dans un chantier où il n'y a personne. Le bombardement se poursuit : beaucoup de petites bombes « antipersonnel », quelques grosses bombes qui ne font pas de victimes, et, à une heure, la nuit redevient calme.

 

            II est vraiment temps que cela finisse. Voilà 69 jours que cela dure et nos nerfs sont à bout. Déjà les gens qui ont réintégré leurs pénates, veulent repartir dans les caves et continuer leur vie de troglodytes. Mais non ! cette fois c'est bien fini. La bataille de CAEN est terminée.

 

            J'ai plus appris en 65 jours qu'en 40 ans... Combien de mes braves de la D.P. sont tombés au Champ d'Honneur. Je les pleure aujourd'hui parce que leur tâche fut ingrate et qu'ils sont morts en l'accomplissant. Ils n'étaient pas des soldats, leur uniforme comportait un casque et un brassard. Ils n'avaient ni les illusions de la jeunesse, ni le feu sacré des apôtres, mais devant tant de lâchage, de panique, d'affolement, ils ont voulu jusqu'au bout accomplir leur mission de requis civils au service de leur cité. A eux, aux jeunes pleins de vaillance des Equipes d'Urgence de la Croix-Rouge et des Equipes Nationales, va mon infinie gratitude.

                                                                                                                     

                                                                                                          CAEN, le 8 décembre 1944.

 

 

Ce document est paru dans

Ville de Caen

TEMOIGNAGES

Récits de la vie caennaise 6 juin-19 juillet 1944

Brochure réalisée par l’Atelier offset de la Mairie de Caen Dépôt légal : 2e trimestre 1984

     RETOUR LISTE DES TEMOIGNAGES